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19/01/2023

43 Sous al férule de l'aigle

43 Sous la férule de l’aigle

 

 

« La routine n’est pas seulement une suite de gestes et d’habitudes matériels et corporels. Dans le domaine de la pensée, les mécanismes et les schémas jouent aussi un rôle que l’écrivain ne devrait jamais sous-estimer, car ils peuvent donner l’illusion de penser, alors que nous ne faisons que rabâcher intérieurement. L’écriture alors devient obsessionnelle et le radotage supplante la créativité.

Partout, il existe des esprits emprisonnés dans d’étroits canaux, que rarement l’on cure, au fond desquels la vase des préjugés incruste ses pièges fétides et gluants. J’ai croisé de tels gens au cours de mes voyages, dans tous les pays que j’ai traversés. Comment les laborieux de Santa Soledad eussent-ils pu échapper à cette loi ?

Quelques remous ont pourtant agité la paix de ce néant existentiel, lorsque s’est produit le premier incident grave, entre les deux communautés, celle des humains et celle des rapaces. Je n’ai pas assisté aux événements que je vais m’efforcer de conter. Ma relation est basée sur les témoignages que j’ai recueillis de la part des protagonistes.

La journée s’annonça chaude. Comme à leur habitude, Lucas et Joesfina Obrero avaient déposé leurs jumeaux, fille et garçon, à la crèche municipale, sous la douce et professionnelle vigilance de Pilar Escudo et Carla Curatodo. L’absolue limpidité du ciel promettait l’une de ces journées où, sans conteste, la lumière est reine du temps et de l’espace. Les bébés sachant déjà marcher trottinaient dans la courette au sol semé de gazon, au milieu duquel un arbre ombrage les épidermes trop sensibles pour supporter l’exposition directe aux rayons. Les puéricultrices avaient sorti la plus grande variété de jouets disponibles pour divertir les galopins et galopines. Les plus petits soit dormaient dans des couffins, soit se traînaient à quatre pattes dans le parc au sol fait d’une matière souple, fréquemment aseptisée, mieux adaptée à leur âge que la pelouse.

Les cris, les pleurs, les rires et les chants s’élevaient du petit espace enfantin, bouquet contrasté de sons dans la clarté du jour. L’incessante rumeur de Santa Soledad cernait l’îlot de paix enfantine et de joies puériles. Cela riait, pleurait, babillait, chantonnait, mais, dans les jardins et le Parc, sur les toits et dans les arbres, plus aucune trille, ni gazouillis, ni roucoulements, ni roulades ou sifflements n’apportait de contrepoint aux grondements de moteurs, crissements de pneus, mitraillage trépidant des marteaux piqueurs, hurlements des sirènes, bourdonnements des hélicoptères, sifflements s’échappant de milliers de cocotte-minute impatientes, au total la symphonie de l’urbaine cacophonie.

A quelques centaines de mètres de là, dans le Parc Julio Bravo, la musique est d’autant plus féroce qu’elle est impuissante : grognements d’ours et rugissements de lions. Déjà, peu de promeneurs se hasardent au fil des allées, le long desquelles les vautours traînent leurs ailes paresseuses, parfois survolent de si près les têtes des gens que l’air ainsi déplacé décoiffe les chevelures les mieux apprêtées. Dans le langage des vastes charognards, cela signifie : « Fuyez, car nous sommes ici chez nous. ». Sur la totalité de la ville, de temps à autre, claquent les appels rauques et criards des rapaces. La faim les a choisis comme porte-parole. C’est elle qui gémit et se plaint, à travers eux. Ils sont sa plus belle, sa plus haute, et sa plus sauvage expression.

Santa Soledad est devenue leur base de départ, et celle de retour. De la ville ils ne s’éloignent que pour plus sûrement y revenir. La faim se sert d’eux comme de boomerangs. A quelques kilomètres du centre ils planent, chassent, tuent, dévorent leurs proies habituelles. Néanmoins, ils semblent de plus en plus se plaire au cœur de l’environnement citadin. Plus un arbre, plus un toit, qui ne serve de perchoir, où l’on ne voie les aires ou les nids de taille très variables. Convoitées, les deux tours carrées de la cathédrale ont été l’objet de combats fratricides. L’une appartient au plus grand, au plus fort des aigles, l’autre au maître des condors. Il en est de même pour les bâtiments hauts, à terrasse. Où que l’on soit, il faut apprendre à vivre sous le signe des serres. Les petits chiens et les chats ne peuvent plus sortir sans être assaillis, lacérés, transpercés, égorgés, dévorés sur place ou emportés plus loin, plus haut. Nous commençons à penser que les libérateurs en prennent trop à leur aise. Certes, la tradition veut que l’armée de libération vive des ressources du pays, mais jour après jour, les rapaces outrepassent leurs droits.

Inconvénient que nul n’avait prévu, la disparition des passereaux a facilité la multiplication des insectes, en particulier des mouches. A travers Santa Soledad, nous subissons les nuages importuns de ces bestioles têtues, vrombissantes, tournoyantes et piquantes. Afin de leur échapper, le seul moyen est de ne plus ouvrir ses fenêtres et de s’enliser dans la glu de ses propres miasmes.

Certaines personnes s’y sont résignées comme au moindre mal, car, à l’extérieur, les fientes des rapaces, beaucoup plus abondantes que celles des passereaux, attirent les nuées de mouches et tous les insectes coprophages, en particulier des scarabées. Les trottoirs sont souillés de puantes matières en décomposition, où grouillent les représentants du règne bardé d’antennes, d’élytres et de mandibules. La faim s’exprime là encore, sous sa forme abjecte et fétide, minuscule mais multiple.

Les ouvriers municipaux nettoient sans relâche l’ordure biodégradable, qu’épandent les maraîchers sur les champs de légumes, mais leurs efforts d’assainissement sont presque aussi vains que ceux de bâtisseurs de châteaux de sable, face à la marée montante. L’hygiène est devenue l’inaccessible idéal, vers lequel tendent la force et l’énergie, mais à peine les équipes de nettoyage ont-elles curé un secteur que la salissure se reconstitue, inépuisable source de puanteur.

Au supermarché, William Quickbuck jubile : jamais il n’avait vendu autant de désodorisants, de vaporisateurs agréablement parfumés, ni d’eau de javel, car les habitants s’évertuent tous à désinfecter leur seuil.

De son bureau, Pilar Escudo surveillait la courette. Parfois, l’un des bambins venait tapoter de sa menotte contre la porte-fenêtre, qui donne à la directrice facilement l’accès à l’aire de jeux. Tout allait pour le mieux. Les puéricultrices pouponnaient avec tout le savoir-faire de leur métier. Aux oreilles de la directrice, les rires et les ritournelles des fillettes et des garçonnets sonnaient comme la plus mélodieuse des musiques. L’une des jeunes femmes berçait un bébé dans ses bras ; une autre donnait le biberon à un angelot rose et bouclé ; les autres animaient des jeux collectifs entre les plus grands, ou distrayaient les plus petits, hochets en mains, comptines à la bouche.

Pilar Escudo sourit à Carla Curatodo, qui pourtant n’est pas sa préférée de l’équipe. Elle se sentit l’âme de la meilleure directrice de créche à des milliers de kilomètres à la ronde. La vie lui souriait, pourquoi ne lui aurait-elle pas souri en retour ?

Ce fut alors que le décor paradisiaque bascula dans l’horreur. Eclipse du soleil que personne n’avait annoncée, d’un coup, la nuit tomba sur la courette. Les puéricultrices hurlèrent, moulinèrent des bras en direction du ciel, coururent en tous sens, saisirent comme des paquets les bébés braillards, poussèrent ceux qui savaient marcher vers l’intérieur, soulevèrent les couffins, mais l’attaque était trop massive, trop bien orchestrée, l’ennemi trop multiple.

Pilar Escudo se précipita pour aider les puéricultrices. Les jambes libres sous la très ample robe, elle bondit dans la courette, armée d’une chaise aux pieds d’acier, qu’elle dirigea vers le haut et fit tournoyer aussi vite qu’elle le pouvait, frappant au hasard les assaillants. Le combat fut de courte durée. Picotée de partout, dégoulinante de fientes et de sang, des touffes de cheveux arrachées, la peau des bras égratignée, une large et profonde entaille au front, la vaillante directrice battit en retraite, se réfugia dans le bureau, appela le Commissaire.

« Quoi ? Incroyable ! Les rapaces s’en prennent aux bébés ! Je vous envoie tous mes hommes armés disponibles. Y a-t-il des victimes ? Oui, vous attendez que les puéricultrices aient compté leurs nichées… »

Lorsque la police arriva, les agresseurs s’étaient envolés vers leurs citadelles de béton ou de verdure. Au passage, les tireurs abattirent autant de rapaces qu’ils le purent, mais les troupes ennemies sont si nombreuses que les pertes ne les affectent pas. Les cadavres engraissent les survivants, accentuant leur détermination d’occuper Santa Soledad.

A la crèche, Pilar Escudo et ses puéricultrices étaient catastrophées. Malgré leur bravoure et leur célérité, les sbires volants avaient réussi à emporter trois nourrissons.

La guerre est donc déclarée. La nature profonde des prétendus libérateurs mais bien réels prédateurs a crié sa vérité, en pleine lumière de la double innocence, celle du soleil immaculé et celle de l’enfance. Les assiégeants ne campent pas autour de la ville, mais à tous les endroits qui leur permettent de contrôler sans cesse les places et les avenues, les ruelles et les rues, les venelles et les cours, les jardins et les aires de stationnement. Le petit de la femme s’est mué en nourriture, en gibier.

Deux ou trois visionnaires, que nul ne croit, ont décrit ce qui suit :

« Au faîte du clocher de la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos, l’aigle d’acier claqua du bec et tenta d’ouvrir ses ailes, mais il était trop tôt. Le fabuleux envol n’est pas encore à la portée de ses forces. Avec sagesse, il y renonça provisoirement, mais ses yeux ne sont plus ceux d’une statue, ces fosses de vacuité, mais au contraire deux soleils rougeoyants, deux brasiers maléfiques.

Dans l’édifice religieux, sous la voûte embrumée d’encens, le lutrin d’or a voulu s’arracher du socle qui emprisonne son vol. Ses yeux de rubis fulminèrent contre le sort qui le condamne à cet ancrage chrétien et rassurant, de support de la Bible. Les ailes frémirent, se tendirent jusqu’à friser la rupture ; dans la pénombre de la nef, une volonté de vengeance et une haine accrue embrasèrent ses yeux, que la prescience de la satisfaction a renforcé. »

La malédiction des Maztayakaw a trouvé ses instruments et sa voie.

De toutes ses dents voraces, Thanatos ricane, sûr de savourer le festin digne de son divin appétit. »

24/09/2022

42 Le diktat

42 Le diktat

 

   

    Bientôt, on vit les conquérants ailés patrouiller dans la grise étroitesse du ciel citadin. Alors, leurs circonvolutions tracèrent le signe d’une menace que l’homme ne fixa plus sans soupçonner d’être à son tour devenu proie potentielle. La crainte, pourtant, s’avéra prématurée. La faim,   l’éternelle, l’irrésistible faim aiguisa leurs instincts de tueurs et leur fit choisir les plus vulnérables des victimes.

    Le gardien du Parc se demanda ce que cherchaient ces nuées de rapaces, au-dessus des enclos. Dans l’étroite cervelle, les animaux prisonniers n’étaient que des objets de collection, exposés là pour le plaisir des visiteurs, mais certainement pas comestibles, en fait aussi peu mangeables que les chiens et les chats du quartier. Des chanteurs, forcés au silence par la terreur, se cachaient-ils sous les feuillages ? L’extermination n’avait-elle pas été totale ?

    C’était étrange, de voir ces centaines, ces milliers de rapaces planer, tournoyer, se balancer au gré du vent, plonger comme pour atteindre le sol, puis fuser vers le ciel sans avoir capturé la moindre bestiole         . On eût dit qu’ils se retenaient, ou qu’une sorte de dieu des rapaces les freinait, les tenait en bride, pour agrandir leur insondable appétit, ce gouffre où les chairs se confondent sans espoir de résurrection.

    « Mais… ma parole, ils s’attaquent à mes poules ! »

    Ce n’étaient pas « ses » poules, mais celles du Parc, mais le gardien qui les soignait journellement avait fini par les étiqueter comme siennes. L’homme s’arma d’un râteau, partit en courant vers le poulailler, l’ouvrit à la volée, y bondit, moulina comme un forcené, le manche bien serré dans les poings, les piques d’acier dirigées vers le haut, sans réussir à frapper l’ennemi.

    « Ah, les vauriens, ils en ont pris plusieurs ! Partez ! Foutez le camp d’ici, nom d’un chien ! »

    Il dut reculer, tourner bride, s’enfuir; les rapaces furent des dizaines à tournoyer au-dessus de sa tête, à piquer vers lui, à le frôler, manifestement plus pour l’impressionner que l’attaquer réellement, mais la menace ne devait pas être ignorée.

    « Pas croyable, ce culot ! Mais en voilà d’autres, et d’autres encore ! Partout à la fois ! Ma parole, ils vont s’attaquer aux cervidés ! Rien ne leur fait peur ! »

    Courant de ci, de là, l’homme appela les jardiniers à l’aide, supplia les passants de se joindre à eux, brailla en direction des fenêtres des maisons alignées autour du Parc. A cet instant, la benne à ordures passa le long des grilles. La voix de Pedro Hazacan se fit entendre, et le gardien la reconnut.

    « Pedro, vite, arrive avec tes copains, viens m’aider, je n’y arriverai pas seul, ils vont bouffer tous mes animaux, tenez, je vous donne des outils, faut se défendre contre ces bandits ! »

    Pedro, chauffeur de la benne, et les deux éboueurs, accoururent, suants, portant l’odeur de décomposition organique caractéristique de leur métier, comme la prostituée son parfum, comme le chevalier son panache.   Les quatre jardiniers s’allièrent à eux, et tous étaient des gaillards peu habitués à se laisser monter sur les pieds, ou encore moins picorer le cuir chevelu, maême par des rapaces. Dans la cabane pleine d’outils, les défenseurs des pensionnaires du Parc s’armèrent  de tout ce qui pouvait blesser, mais ni les pelles, ni les râteaux, ni les fourches ou les pioches n’impressionnèrent les rapaces.

    Pour chaque nouveau combattant humain, les agresseurs semblèrent se multiplier, par dix, par cent, par mille. Des nuages d’ailes brunes, grises, blanches ou noires obscurcirent le ciel. Des faisceaux de becs claquaient, des foisons de serres frôlaient leurs visages épouvantés. Passants et voisins se gardèrent bien de participer à l’échauffourée.

    Les sauveteurs impuissants couraient d’un enclos à l’autre, les ouvraient pour donner aux animaux une chance de fuite, s’agitaient en tous sens, touchaient rarement l’un des agresseurs, et, s’ils y parvenaient, la blessure n’était que légère, le rapace s’écartait de la lutte et se réfugiait sur la cime d’un arbre, d’où il appelait ses comparses à le venger. Les quelques tueurs frappés à mort servirent aussitôt de proies.

    Sauf les ours et les lions, que leur force protégeait même du plus téméraire des assauts, tous les animaux succombèrent : les daims et les chèvres, les biches et le cerf, le phoque et le muflon. Partout, dans les jardins et les basse-cours de la banlieue, ce furent les mêmes carnages : poules et lapins, oies et canards et dindons, tout ce qui portait poil ou plume fut transpercé, égorgé, dévoré, souvent sur place, comme pour infliger l’horreur du spectacle aux propriétaires impuissants à à défendre leur cheptel. Les quelques audacieux qui le tentèrent durent se résoudre à la fuite. Rien ni personne ne pouvait résister à un tel déploiement de férocité.

    Les charognards s’empressèrent, dès que les seigneurs eurent satisfait leur fringale, de parachever l’œuvre destructrice.

    Le soir de cette néfaste journée, dans tous les foyers, il ne fut pas question d’autre chose. Les adultes regrettèrent surtout la perte de viande, les enfants celle de compagnons de jeux, tels les lapins, ou de volatiles qu’ils se plaisaient à observer, ou même dont ils admiraient le plumage, allant parfois jusqu’à collectionner les plumes tombées pour se confectionner des coiffures d’Indiens.

    Ceux qui ne possédaient pasde basse-cour,  et n’avaient donc rien perdu dans le massacre, se lamentèrent à propos des bêtes du Parc. Ce qui les chagrinait, ce n’était pas que les pensionnaires contraints aient tous péri, mais qu’il faudrait les remplacer, lorsque les rapaces auraient quitté la ville, pour se réinstaller dans et sur le Castillo de los Aguilas et le Torreon de las Tormentas, car de cela, personne ne doutait : les rapaces partiraient.

    Les jours suivants, l’air fut saturé de poussière sanglante, mêlée de plumes bariolées, de poils gris, marron, blancs ou noirs, dénonciation visible et suffocante des forfaits qui, dans Santa Soledad, avaient annulé l’existence animale, à l’exception de celle des chiens et chats, proies beaucoup moins vulnérables, et de celle, ténébreuse et grouillante, des rats. Aux trop sensibles bambins qui pleuraient le martyre des animaux, les adultes promirent qu’ils renouvelleraient la population du Parc et des basses-cours, dès que les prédateurs aux serres meurtrières se seraient envolés de Santa Soledad, vers des contrées inconnues, où ils iraient poursuivre l’œuvre, atroce parfois mais toujours nécessaire, d’élimination des chanteurs perturbateurs.

    Ne fallait-il pas plutôt se réjouir du fait que, depuis le trépas des dérangeurs écervelés, les gens profitaient d’un repos véritablement réparateur, si nécessaire à l’efficacité quotidienne ? Des esprits jugés  pessimistes  objectèrent que l’on ne pourrait pas refouler les exterminateurs vers les limbes infernaux, où des gens irresponsables étaient allés quérir leur maléfique intervention. En germe, le pire était contenu dans le ventre de l’avenir, fœtus grimaçant, difforme myrmidon… On taxa les pisse-froid d’alarmisme et l’avertissement fut rejeté comme le symptôme supplémentaire d’un goût pervers pour le catastrophisme. 

    Soucieux de ne négliger aucune précaution, Augusto Valle y Monte délégua le clochard ornithologue interprète, Steve Birdwatcher, auprès des rapaces, afin de leur signifier clairement que leur présence à Santa Soledad n’était plus désirable, ni désirée. Une heure entière, le polyglotte parlementa avec les nouveaux venus. Après quoi, tête basse, il revint vers l’Hôtel de Ville, où il dut annoncer le refus injurieux que les chefs, avec la morgue de la force sûre d’elle-même, lui avaient asséné.

    Les occupants se serviraient de Santa Soledad comme d’une base pour chasser dans la campagne environnante. Bien que cette réponse ne fût qu’à demi satisfaisante, le Comité d’Assainissement  Public déclara que la communauté reconnaissante offrirait encore quelque temps aux libérateurs l’hospitalité. Afin que régnât la concorde, chacun, hommes sur la terre et rapaces dans les airs, vaquerait à ses occupations, en évitant de s’immiscer dans les affaires du clan voisin. 

    Par une claire et tiède matinée, Mark Mywords se présenta devant la porte de l’archevêché.

    « Monseigneur a demandé à me rencontrer, annonça-t-il au portier, en lui montrant la lettre estampillée. L’homme examina minutieusement le document, s’assura de son authenticité, puis appuya sur un bouton rouge, situé sur un panneau électronique où clignotaient de petites lumières aux diverses couleurs. Ni le portier, ni Mark, n’entendirent la sonnerie, qui se déclencha beaucoup plus loin et plus haut dans le palais. Deux minutes plus tard, le nouveau secrétaire de Monseigneur arriva, sévère et rigide dans  sa soutane noire, qui semblait le porter comme un nuage annonciateur d’orage.

    « Veuillez me suivre, Monsieur, invita-t-il courtoisement l’écrivain. »

    Mark Mywords suivit son guide, qui arpentait les salles aux lambris dorés, hautes de plafond,   et les couloirs aux détours capricieux,  à longues enjambées. Le visiteur était ponctuel, et l’archevêque prisait hautement la ponctualité. Après quelques minutes d’un parcours, imprévisible et sinueux pour le nouveau venu, l’abbé toqua contre la porte, au milieu de laquelle, gravés sur une plaque de cuivre, on lisait les mots :

    « Bureau de Monseigneur ».

    Au cours de la déambulation, rares avaient été les plaques exposant l’usage de la pièce correspondante           . Ils entrèrent, après dûe permission.

    Angel Pesar de la Cruz s’avança vers l’auteur. Pour l’occasion, il n’avait pas revêtu d’ornements qui eussent pu rappeler de façon trop ostentatoire le sacerdoce. Le prélat s’en tenait à la sobriété, sanglé dans le costume gris anthracite, sur le fond duquel la chemise blanche apposait une éclaboussure de lumière, que partageait en deux moitiés la cravate noire. La croix d’argent luisait au revers de la veste, du côté droit.

    « Soyez le bienvenue, M. Mark Mywords. »

    Ce faisant, il tendit la main à la célébrité littéraire. Les deux mains s’étreignirent avec fermeté, les deux regards se rencontrèrent et chacun examina l’autre, comme pour jauger la force d’un possible adversaire, mais aussi la fiabilité d’un éventuel associé.

    « Monseigneur, vous me voyez très honoré de vous rencontrer. Je ne sais si je saurai me montrer à la hauteur de ce que vous attendez de moi.

    - D’après les renseignements que l’on m’a fournis, mon fils, vous êtes grand connaisseur de la langue des Maztayakaw, de laquelle je ne possède que des rudiments. J’ai bien essayé, seul, de traduire les tablettes de la prophétie, car les divergences et les contradictions entre les différentes traductions m’embarrassent quelque peu. Pourriez-vous m’aider, je vous en prie, à élucider les points litigieux ?

    - Volontiers, Monseigneur, avec plaisir. Je suis à votre disposition, et d’autant plus facilement depuis que mon séjour à Santa Soledad se prolonge et ne paraît plus autant déplaire à Monsieur le Commissaire.

    - J’en suis fort aise pour vous, mais veuillez vous asseoir. Avez-vous apporté le résultat de vos recherches ? Pouvons-nous le comparer avec ce que j’ai moi-même trouvé ? »

    Deux heures plus tard, l’écrivain prenait congé de l’archevêque. L’impression avait été excellente de part et d’autre. Ils se séparèrent en se disant que, s’ils ne suivaient pas le même chemin, ils cherchaient le même but, qui s’appelle « lumière » ou « vérité ». Le clerc mettrait une majuscule au début de ces deux mots, tandis que Mark Mywords se contenterait de la minuscule, mais la différence orthographique ne méritait pas un débat passionné.    

    A l’extérieur de la ville, le gouffre avait encore grandi, s’était élargi et approfondi, mais bien des kilomètres le séparaient encore des zones industrielles, situées à la périphérie. Le péril n’était pas pressant. Quotidienne, l’existence continuerait.

      

12/09/2022

41 Extermination

41 Extermination

 

 

    En masses rapides, des quatre points cardinaux, les rapaces affluèrent ; dans el Castillo de los Aguilas, ils se rassemblèrent ; les plus forts et les plus puissants occupèrent el Torreon de las Tormentas. Leurs vols furent si nombreux, si fournis, si continus, qu’ils formèrent un énorme nuage, à travers lequel, une heure entière, le soleil ne parvint guère à percer.

    L’on identifia, grâce à des jumelles et dans le désordre alphabétique :vautours et urubus, spizaètes et serpentaires, sacoramphes et pygargues, percnoptères et orfraies, lanerets et milans, hobereaus et harpies, gypaétes et griffons, gerfauts et faucons, éperviers et émerillons, crécerelles et condors, circaètes et buses, balbuzards et autours, alérions et aigles, pour ne citer que les plus remarquables.  

    Ceux-ci venant du Nord, ceux-là venant du Sud, les uns de l’Ouest, les autres de l’Est, par dizaines, par centaines, par milliers, des kyrielles et des myriades d’ailes féroces battant le rythme barbare, ils emplirent l’atmosphère d’innombrables claquements. Vol ample, serre acérée, bec vorace et, nichée au creux du ventre, tel l’ulcère, l’impérieuse, l’incurable faim…

    L’armée de dissuasion arriva par une matinée dominicale. Les laborieux se reposaient lorsque, sur un ordre de l’état-major, les escadrilles s’envolèrent depuis el Castillo de los Aguilas. De leurs fenêtres, les spectateurs virent tout. Vers les toits ils plongèrent. Dissimuler leur approche, réprimer les cris de guerre, ils ne le jugèrent pas utile, sûrs qu’ils étaient qu’un seul d’entre eux vaudrait cent adversaires.

   Annoncé par des prophètes que trop peu d’oreilles avaient bien voulu écouter, l’anéantissement advint. Les seigneurs de l’air se saisirent, dans Santa Soledad, de tout ce qui portait plumage. Même les canards, les cygnes et les poules du Parc ne furent pas épargnés. Parce que prononcé en un lieu tenu secret, par de sombres assemblées qui n’avaient pas convoqué les accusés, la condamnation fut sans appel, l’exécution de la sentence sommaire et finale.

    Lorsque les rapaces eurent achevé de pourchasser et massacrer les indésirables, sur le faîte des toits et la cime des arbres, pour la nuit, repus, ils se perchèrent. On ne douta pas que, dès l’aube, ils repartiraient. Le contrat ne stipulait-il pas expressément que le séjour des nettoyeurs ne devait être que temporaire ? Certes, ils n’avaient pas respecté la première clause, en vertu de laquelle ils eussent dû seulement effrayer les chanteurs, mais cela ne signifiait pas qu’ils rompraient toutes les promesses.

    Rien n’est moins sûr, affirmèrent quelques rabat-joie. Les autres habitants répliquèrent que Santa Soledad allait revivre, puisque la trêve du sommeil était de nouveau accordée. Les habitants pouvaient-ils décemment refuser l’hospitalité à ceux qu’il fallait bien nommer « libérateurs » ? Les premiers répliquèrent aux seconds que les « envahisseurs » n’avaient pas été invités à passer la nuitée à l’intérieur de la Cuidad. Ils s’étaient imposés, sans le moindre savoir-vivre. L’on avait introduit l’aigle dans la volière. Qui affirmerait, sans crainte d’erreur, que de leur plein gré, vers d’autres aires, les rapaces s’envoleraient ? Et si les conquérants allaient refuser de quitter les lieux, qui oserait les en déloger ? Qui en aurait la force ? Enfin, le ciel de Santa Soledad se peuplerait-il jamais de nouvelles colonies d’oiseaux inoffensifs, de ces volatiles chanteurs qui dorment la nuit ? La peur ne les écarterait-elle pas définitivement de la cité ?

    A la minorité stupidement alarmiste, la majorité opposa que la perte serait sans conséquence, puisqu’il existait d’autres  colonies de braillards, qui suffiraient amplement à renouveler la race. Quant aux exterminateurs, pour cette nuit et cette nuit seulement, ils se reposeraient dans Santa Soledad, avant d’aller accomplir ailleurs la tâche sanitaire. La tumeur esthétique, éradiquée ici, n’allait-elle pas réapparaître en d’autres villes, avec une subversive spontanéité, comme une poussée de champignons vénéneux, contaminant des communautés sérieuses et laborieuses ? Non, décidément, il eût été inhumain, même s’agissant de rapaces, d’expulser ceux qui leur avaient rendu cet insigne service.

    Quant à cette grotesque fantasmagorie d’artistes réincarnés sous forme de volatiles, nul ne pouvait plus y croire. Comment expliquer que des oiseaux srunaturels se fussent laissés si facilement détruire ? N’eussent-ils pas dû bénéficier d’une protection divine ? Ces arguments parurent si raisonnables que la plupart des gens s’alignèrent sur le plus conformiste des avis. Enfin, les travailleurs dormirent profondément, sans remords ni cauchemars, sans somnifères ni boulettes de cire dans le conduit auditif, sur l’oreille droite ou sur la gauche, selon le côté qui leur était habituel, puisque dormir sur ses deux oreilles n’est qu’une expression stupide.                            

    Le lendemain, personne ne comprit quel motif, en apparence plus fort que l’instinct, conduisit les rapaces à installer leurs aires ou nids dans les arbres et sur les toits, comme si leur séjour parmi les humains devait se prolonger. De nomades invités, les oiseaux carnivores désiraient-ils donc vraiment se muer en résidents de la ville ?   Leur immense et sauvage appétit se contenterait-il des souris et mulots qui trottinaient dans le Parc ct les jardins ? Quant aux rats, proies plus dodues, ils ne montraient guère les moustaches avant le crépuscule. Dans le dédale des égouts, ils avaient organisé leur empire et, sagement, s’y cantonnaient.

    Songeur,  vaguement désorienté, Angel Pesar de la Cruz observa le phénomène depuis les  fenêtres de l’archevêché. Monseigneur était troublé, chose qui ne lui était pas habituelle. Sa vie durant, la Foi, la seule véritable, avait éclairé son chemin. Rarement, le doute l’avait effleuré, au cours de sa jeunesse, mais il avait su vite écarter ces ombres portées sur la lumière de la Grâce. L’obscurcissement n’avait été que très partiel et bref. L’ambition d’Angel Pesar de la Cruz n’était pas personnelle, mais apostolique. Elle concernait l’humanité, quelle que fût sa couleur, son sexe ou son âge. Lui-même se considérait comme le serviteur, que seule l’humble fidélité pouvait distinguer.

   Or, la vue des rapaces élisant domicile à Santa Soledad, même si de façon temporaire, cela contredisait les bases même de sa vie. Le Seigneur n’avait-il pas ordonné les  choses de telle manière que les animaux sauvages vivraient dans la nature, et les hommes dans les villes ? Même provisoire, le séjour des rapaces à Santa Soledad rompait, pire : violait l’ordre naturel. Oui, les hommes avaient voulu cette infraction et cette rupture, parce que l’intérêt momentané leur avait dicté cette conduite paradoxale. Le libre arbitre en avait décidé ainsi. Honnêtement, lucidement, l’archevêque s’avoua qu’il ne s’était pas opposé à l’idée d’Augusto Valle y Monte. Le contagieux enthousiasme avait gagné tous les membres du Comité d’Assainissement Public, et Monseigneur s’était laissé emporter par ce courant, qui n’était pas moins torrentueux que celui du Rio Sangriento. Le prélat se reprocha l’excessive hâte de la réunion, hâte que seule pouvait justifier l’excessive fatigue.

    Les folles paroles de Domingo Malaespina résonnaient encore pour lui, colportées par les échos sous la haute voûte de la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos, comme si chaque pilier les projetait jusqu’au pilier suivant. Paroles de la folie, indiscutablement, discours nourri de délire, mais comment ne pas éprouver du malaise à voir se réaliser l’un des tableaux de la prophétie ?

    Oui, les Maztayakaw revenaient à Santa Soledad. Leurs hallucinations avaietn parlé, à travers la personne du jeune prêtre homosexuel et probablement pédophile. Penser les deux termes cliniques tourmentait Monseigneur. Ces mots n’appartenaient pas à son vocabulaire courant que, par exemple, « prolétariat » et « lutte des classes », car il se méfiait autant du freudisme que du marxisme. Cependant, les honteux, les déshonorants substantifs s’imposaient, en ces circonstances. Adoucir l’expression eût été sordide hypocrisie. Par écrit, dans le rapport adressé au Saint Siège, des circonlocutions étaient préférables, mais la pensée n’était lisible que pour Dieu.

    Oui, la terrible et terrifiante prophétie des Maztayakaw, qu’étudiait cet écrivain étranger, ce Mark Mywords, Monseigneur avait voulu la mieux connaître. Lui aussi était descendu dans les sous-sols de la si peu littéraire bibliothèque de Santa Soledad ; Luis Papelero en personne l’avait accompagné, avec un photographe professionnel. De chaque tablette, ils avaient pris un cliché, dont le photographe avait réalisé des agrandissements. L’archevêque n’avait qu’une connaissance très sommaire de la langue, qui n’était pas moins morte que le peuple. La bibliothèque lui avait prêté l’unique exemplaire de dictionnaire Maztayakaw qu’elle possédait, ceci en vertu d’une faveur spéciale concédée à la personne de Monseigneur.

    « Même le dictionnaire ne compense pas ma méconnaissance de la langue, pensa-t-il »     

    Les traductions existantes se contredisaient mutuellement  sur des points qui n’étaient pas de menus détails. Comment séparer l’exactitude de l’approximation, voire de la déformation, commise sciemment ou non ? Angel Pesar de la Cruz finit par penser :

    « Cela me répugne, mais je commence à me demander si je ne devrais pas solliciter l’aide de cet écrivain, qui semble particulièrement ferré sur ce sujet. L’homme est un mécréant, agnostique ou pire encore, proche de l’animisme ou favorable au retour à des cultes solaires, mais à qui d’autre puis-je m’adresser ? Ni à l’archevêché, ni ailleurs dans la ville, je ne trouverai une personne aussi compétente. »

    Angel Pesar de la Cruz appela son nouveau secrétaire, un prêtre d’âge moyen, bedonnant et presque chauve, à propos duqeul il avait reçu toutes les assurances possibles de conduite chrétienne. Dans une vie de prélat, un scandale suffit.

    Monseigneur dicta la lettre, puis ordonna qu’un factotum la portât immédiatement chez les Casagrande.

    « De plus, il vit en concubinage avec cette violoniste. S’ils doivent demeurer ici, et si nous nous voyons plusieurs fois pour la traduction, il faudra que j’aborde le sujet avec lui. Régulariser leur situation ne leur nuirait pas, au contraire. Oui, la régulariser aux yeux des hommes, mais, beaucoup plus encore : la sanctifier, sous le regard de Dieu. »