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11/05/2022

35 Innocence ou culpabilité ?

 

35 Innocence ou culpabilité ?

 

   

    Dans les jours qui suivirent, toujours à l’aide de jumelles dirigées vers le village des damnés, les citadins évaluèrent les conséquences, tangibles et indélébiles, de la catastrophe sur les paysages. Si toutefois elle y réussissait, la nature mettrait des années à réparer les dommages.

    Les plus scrupuleux, qui avaient averti leurs concitoyens des risques encourus, s’ils n’exultèrent pas, ne purent s’empêcher de triompher amèrement. N’avaient-ils pas prévenu chacun, et plus particulièrement le service chargé des problèmes de sécurité, des dangers que présentait la zone choisie pour l’exil des artistes ? Pourquoi ne les avait-on écoutés que d’une oreille condescendante, tel l’adulte qui répond au hasard par d’insignifiants monosyllabes au babillage du bambin, sous prétexte que le jeune âge de l’interlocuteur justifierait l’inattention ?      

    A ces accusations les autorités objectèrent que les sinistrés avaient toujours été libres de déplacer roulottes et caravanes à volonté, précaution qu’ils avaient prise peut-être un peu trop tardivement. Avaient-ils suffisamment mesuré l’ampleur du péril ? Avaient-ils assez réfléchi aux mesures à réaliser ? Il était probable que non. Leur esprit s’occupait trop de fumeuses créations pour aborder les problèmes réels de façon décisive. Puis, il était injuste de taxer le pouvoir local d’indifférence, puisque des négociations avaient commencé, juste avant la catastrophe, en vue de l’éventuelle réintégration des exclus. D’accord, il était déjà trop tard, mais la Municipalité s’était montrée ouverte au dialogue. 

    Le point de vue officiel domina sans peine, et les travailleurs consciencieux furent préservés du remords potentiel, perturbateur du sommeil. Cela n’épargna pas aux âmes réputées trop sensibles le cuisant ressassement de la culpabilité, qui brûle l’esprit comme les orties brûlent les mains.

    Ainsi, par exemple, le Commissaire et l’archevêque se situaient aux antipodes l’un de l’autre, à propos de cette question. Luciano Cazaladrones, approuvé en cela par son épouse, ne voyait pas de sang sur ses mains. Oui, comme tant d’autres, ils avaient voté pour la séparation des deux ethnies, mais pas une seconde ils n’avaient envisagé le pire. La solution d’éloignement du phalanstère leur semblait la plus réaliste, la plus conforme aux vœux des deux communautés, comme devant favoriser le bonheur et l’épanouissement de tous. Allait-on sottement accuser les notables de Santa Soledad d’avoir creusé le gouffre et d’avoir déclenché le déchaînement final ? Allait-on exiger que les autorités prévissent l’imprévisible ? La mort subite et tragique de cinq cents personnes était, indubitablement, hautement regrettable, mais nul, ici, n’en était responsable, ni par conséquent coupable.

    Pensée que Cazaladrones n’aurait osé formuler à haute voix, mais la certitude de n’avoir plus à résoudre des casse-tête résultant de la fainéantise des artistes le soulagea d’un poids qu’il ne se serait plus senti la force de supporter. La lutte contre le crime, organisé ou non, ainsi se définissait sa tâche ; des individus enfreignaient la loi, donc ils devaient être punis. La chose était claire, même si l’on avançait dans l’obscurité des bas-fonds. A l’opposé, les différends, les heurts et conflits dans les usines et les bureaux, par la faute d’une poignée de rêveurs, avec les interminables polémiques ainsi suscitées, tout cela n’était pas de son ressort. Les circonstances l’avaient forcé à s’en occuper, mais il ne l’avait fait qu’à contrecoeur, en sa qualité de principal représentant de l’ordre public, après Monsieur le Maire, bien sûr.

    Angel Pesar de la Cruz concevait les choses d’une tout autre manière. A l’occasion de l’Assemblée, l’archevêque s’était abstenu, car, à ce moment-là, il tenait que le ministre de Dieu se devait de garder la neutralité. La question était politique ; afin de ne pas trahir sa vocation, l’Eglise se devait de ne pas intervenir dans le débat. Parmi les artistes, il est vrai que l’on dénombrait, plus que parmi les laborieux, des gens aux mœurs douteuses, voire dissolues. Ces libertins ne venaient pas, le dimanche, écouter le sermon de Monseigneur, mais, précisément, c’étaient là des raisons pour tenter de les gagner à la cause de Jésus Christ. Angel Pesar de la Cruz restait fidèle aux prosélytisme traditionnel de l’Eglise. Il fallait porter la Bonne Nouvelle, dans tous les foyers qui l’ignoraient encore.

    Le prélat se reprochait de n’avoir pas pris parti contre l’exil des artistes. S’il était devenu l’avocat de l’insertion, certes il eût été suivi. Sa parole était écoutée, donc avait du poids. Du moins voulait-il s’en persuader, choisissant d’oublier que l’écoute n’est souvent que très superficielle, et que les résistances obstinées aux arguments adverses annulent la force des meilleures argumentations.

     La blessure était si fraîche que le prélat ne pouvait déjà considérer les choses avec détachement. Aussi se disait-il que, peut-être la force de sa voix eût permis à la balance électorale de pencher en faveur des artistes. Monseigneur s’accusait lui-même d’avoir failli à son devoir de chrétien. Le sentiment de culpabilité, la honte d’avoir trempé, même par omission,  dans une tragédie, le tourmentaient, le poursuivaient jour et nuit. Ce drame de la conscience le fit envisager les plus sévères des pénitences.

      De plus, Angel Pesar de la Cruz regrettait la perte de son secrétaire particulier. Pour ce qui concernait Domingo Malaespina, l’archevêque se reprocha d’avoir manqué de discernement et de fermeté. Les mœurs du jeune prêtre n’étaient pas douteuses, mais scandaleuses. Luciano Cazaladrones et Felipe Carabiniero avaient enquêté à son sujet. Isabel Amapola, et les enfants de chœur, avaient été interrogés. On avait trouvé de nombreux témoins à charge, au bar « Le vol du condor ». A n’en pas douter, Domingo Malaespina se laissait gouverner par son vice, en tartuffe selon Angel Pesar de la Cruz, sur le mode de la schyzophrénie, selon le Dr Arturo Curatodo, que la Doctoresse Eleneora Mascara ne contredisait pas.       

    Que s’était-il réellement passé entre le prêtre homosexuel et les enfants de chœur ? Interrogés à ce sujet, les garçonnets firent des dépositions très contradictoires, parmi lesquelles même le plus pointilleux des policiers, le plus sourcilleux des psychiatres, eurent du mal é démêler le vrai du faux. Quelques familles portèrent plainte pour abus sexuel, mais rien ne fut prouvé, ni en faveur de Domingo, ni contre lui. Le dossier fut classé « Insoluble ». 

    Les plus hostiles aux disparus, tels William et Jane Quickbuck, ainsi que Hector et Pilar E     scudo,   conclurent même que le Destin, par souci d’équité, avait sanctionné l’inutilité de ces existences vouées à l’accomplissement de gageures. Entretenir des regrets eût été suspect, car cela aurait constitué l’amorce d’une complicité avec les parasites. Ces deux couples étaient influents. Ils essaimèrent  leur interprétation du drame dans tous les services de leurs entreprises,  la colportèrent dans la ville, si bien qu’elle fut reprise et devint l’acte de foi de Neil Steelband et d’Ignacio Ganatiempo, de Lucas et Josefina Obrero, puis de la paisible  majorité de Santa Soledad.

    Les chefs savaient de quoi ils parlaient. Du haut de leurs postes directoriaux, ne voyaient-ils pas tout ? Les plus infimes mouvements ne pouvaient échapper à leur vigilance. De plus, ils connaissaient les besoins des entreprises, savaient déterminer ce qui les développait, mais aussi ce qui leur nuisait. D’eux dépendait les emplois, les revenus, le bien-être matériel, fors lesquels rien n’est possible ni pensable.     Aussi, la plupart des gens se réfugièrent à l’abri du paravent de la bonne conscience et l’affaire, comme les « prétendus créateurs », fut ensevelie au tréfonds d’un second abîme, que certains nommèrent mauvaise foi.

 

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