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24/09/2022

42 Le diktat

42 Le diktat

 

   

    Bientôt, on vit les conquérants ailés patrouiller dans la grise étroitesse du ciel citadin. Alors, leurs circonvolutions tracèrent le signe d’une menace que l’homme ne fixa plus sans soupçonner d’être à son tour devenu proie potentielle. La crainte, pourtant, s’avéra prématurée. La faim,   l’éternelle, l’irrésistible faim aiguisa leurs instincts de tueurs et leur fit choisir les plus vulnérables des victimes.

    Le gardien du Parc se demanda ce que cherchaient ces nuées de rapaces, au-dessus des enclos. Dans l’étroite cervelle, les animaux prisonniers n’étaient que des objets de collection, exposés là pour le plaisir des visiteurs, mais certainement pas comestibles, en fait aussi peu mangeables que les chiens et les chats du quartier. Des chanteurs, forcés au silence par la terreur, se cachaient-ils sous les feuillages ? L’extermination n’avait-elle pas été totale ?

    C’était étrange, de voir ces centaines, ces milliers de rapaces planer, tournoyer, se balancer au gré du vent, plonger comme pour atteindre le sol, puis fuser vers le ciel sans avoir capturé la moindre bestiole         . On eût dit qu’ils se retenaient, ou qu’une sorte de dieu des rapaces les freinait, les tenait en bride, pour agrandir leur insondable appétit, ce gouffre où les chairs se confondent sans espoir de résurrection.

    « Mais… ma parole, ils s’attaquent à mes poules ! »

    Ce n’étaient pas « ses » poules, mais celles du Parc, mais le gardien qui les soignait journellement avait fini par les étiqueter comme siennes. L’homme s’arma d’un râteau, partit en courant vers le poulailler, l’ouvrit à la volée, y bondit, moulina comme un forcené, le manche bien serré dans les poings, les piques d’acier dirigées vers le haut, sans réussir à frapper l’ennemi.

    « Ah, les vauriens, ils en ont pris plusieurs ! Partez ! Foutez le camp d’ici, nom d’un chien ! »

    Il dut reculer, tourner bride, s’enfuir; les rapaces furent des dizaines à tournoyer au-dessus de sa tête, à piquer vers lui, à le frôler, manifestement plus pour l’impressionner que l’attaquer réellement, mais la menace ne devait pas être ignorée.

    « Pas croyable, ce culot ! Mais en voilà d’autres, et d’autres encore ! Partout à la fois ! Ma parole, ils vont s’attaquer aux cervidés ! Rien ne leur fait peur ! »

    Courant de ci, de là, l’homme appela les jardiniers à l’aide, supplia les passants de se joindre à eux, brailla en direction des fenêtres des maisons alignées autour du Parc. A cet instant, la benne à ordures passa le long des grilles. La voix de Pedro Hazacan se fit entendre, et le gardien la reconnut.

    « Pedro, vite, arrive avec tes copains, viens m’aider, je n’y arriverai pas seul, ils vont bouffer tous mes animaux, tenez, je vous donne des outils, faut se défendre contre ces bandits ! »

    Pedro, chauffeur de la benne, et les deux éboueurs, accoururent, suants, portant l’odeur de décomposition organique caractéristique de leur métier, comme la prostituée son parfum, comme le chevalier son panache.   Les quatre jardiniers s’allièrent à eux, et tous étaient des gaillards peu habitués à se laisser monter sur les pieds, ou encore moins picorer le cuir chevelu, maême par des rapaces. Dans la cabane pleine d’outils, les défenseurs des pensionnaires du Parc s’armèrent  de tout ce qui pouvait blesser, mais ni les pelles, ni les râteaux, ni les fourches ou les pioches n’impressionnèrent les rapaces.

    Pour chaque nouveau combattant humain, les agresseurs semblèrent se multiplier, par dix, par cent, par mille. Des nuages d’ailes brunes, grises, blanches ou noires obscurcirent le ciel. Des faisceaux de becs claquaient, des foisons de serres frôlaient leurs visages épouvantés. Passants et voisins se gardèrent bien de participer à l’échauffourée.

    Les sauveteurs impuissants couraient d’un enclos à l’autre, les ouvraient pour donner aux animaux une chance de fuite, s’agitaient en tous sens, touchaient rarement l’un des agresseurs, et, s’ils y parvenaient, la blessure n’était que légère, le rapace s’écartait de la lutte et se réfugiait sur la cime d’un arbre, d’où il appelait ses comparses à le venger. Les quelques tueurs frappés à mort servirent aussitôt de proies.

    Sauf les ours et les lions, que leur force protégeait même du plus téméraire des assauts, tous les animaux succombèrent : les daims et les chèvres, les biches et le cerf, le phoque et le muflon. Partout, dans les jardins et les basse-cours de la banlieue, ce furent les mêmes carnages : poules et lapins, oies et canards et dindons, tout ce qui portait poil ou plume fut transpercé, égorgé, dévoré, souvent sur place, comme pour infliger l’horreur du spectacle aux propriétaires impuissants à à défendre leur cheptel. Les quelques audacieux qui le tentèrent durent se résoudre à la fuite. Rien ni personne ne pouvait résister à un tel déploiement de férocité.

    Les charognards s’empressèrent, dès que les seigneurs eurent satisfait leur fringale, de parachever l’œuvre destructrice.

    Le soir de cette néfaste journée, dans tous les foyers, il ne fut pas question d’autre chose. Les adultes regrettèrent surtout la perte de viande, les enfants celle de compagnons de jeux, tels les lapins, ou de volatiles qu’ils se plaisaient à observer, ou même dont ils admiraient le plumage, allant parfois jusqu’à collectionner les plumes tombées pour se confectionner des coiffures d’Indiens.

    Ceux qui ne possédaient pasde basse-cour,  et n’avaient donc rien perdu dans le massacre, se lamentèrent à propos des bêtes du Parc. Ce qui les chagrinait, ce n’était pas que les pensionnaires contraints aient tous péri, mais qu’il faudrait les remplacer, lorsque les rapaces auraient quitté la ville, pour se réinstaller dans et sur le Castillo de los Aguilas et le Torreon de las Tormentas, car de cela, personne ne doutait : les rapaces partiraient.

    Les jours suivants, l’air fut saturé de poussière sanglante, mêlée de plumes bariolées, de poils gris, marron, blancs ou noirs, dénonciation visible et suffocante des forfaits qui, dans Santa Soledad, avaient annulé l’existence animale, à l’exception de celle des chiens et chats, proies beaucoup moins vulnérables, et de celle, ténébreuse et grouillante, des rats. Aux trop sensibles bambins qui pleuraient le martyre des animaux, les adultes promirent qu’ils renouvelleraient la population du Parc et des basses-cours, dès que les prédateurs aux serres meurtrières se seraient envolés de Santa Soledad, vers des contrées inconnues, où ils iraient poursuivre l’œuvre, atroce parfois mais toujours nécessaire, d’élimination des chanteurs perturbateurs.

    Ne fallait-il pas plutôt se réjouir du fait que, depuis le trépas des dérangeurs écervelés, les gens profitaient d’un repos véritablement réparateur, si nécessaire à l’efficacité quotidienne ? Des esprits jugés  pessimistes  objectèrent que l’on ne pourrait pas refouler les exterminateurs vers les limbes infernaux, où des gens irresponsables étaient allés quérir leur maléfique intervention. En germe, le pire était contenu dans le ventre de l’avenir, fœtus grimaçant, difforme myrmidon… On taxa les pisse-froid d’alarmisme et l’avertissement fut rejeté comme le symptôme supplémentaire d’un goût pervers pour le catastrophisme. 

    Soucieux de ne négliger aucune précaution, Augusto Valle y Monte délégua le clochard ornithologue interprète, Steve Birdwatcher, auprès des rapaces, afin de leur signifier clairement que leur présence à Santa Soledad n’était plus désirable, ni désirée. Une heure entière, le polyglotte parlementa avec les nouveaux venus. Après quoi, tête basse, il revint vers l’Hôtel de Ville, où il dut annoncer le refus injurieux que les chefs, avec la morgue de la force sûre d’elle-même, lui avaient asséné.

    Les occupants se serviraient de Santa Soledad comme d’une base pour chasser dans la campagne environnante. Bien que cette réponse ne fût qu’à demi satisfaisante, le Comité d’Assainissement  Public déclara que la communauté reconnaissante offrirait encore quelque temps aux libérateurs l’hospitalité. Afin que régnât la concorde, chacun, hommes sur la terre et rapaces dans les airs, vaquerait à ses occupations, en évitant de s’immiscer dans les affaires du clan voisin. 

    Par une claire et tiède matinée, Mark Mywords se présenta devant la porte de l’archevêché.

    « Monseigneur a demandé à me rencontrer, annonça-t-il au portier, en lui montrant la lettre estampillée. L’homme examina minutieusement le document, s’assura de son authenticité, puis appuya sur un bouton rouge, situé sur un panneau électronique où clignotaient de petites lumières aux diverses couleurs. Ni le portier, ni Mark, n’entendirent la sonnerie, qui se déclencha beaucoup plus loin et plus haut dans le palais. Deux minutes plus tard, le nouveau secrétaire de Monseigneur arriva, sévère et rigide dans  sa soutane noire, qui semblait le porter comme un nuage annonciateur d’orage.

    « Veuillez me suivre, Monsieur, invita-t-il courtoisement l’écrivain. »

    Mark Mywords suivit son guide, qui arpentait les salles aux lambris dorés, hautes de plafond,   et les couloirs aux détours capricieux,  à longues enjambées. Le visiteur était ponctuel, et l’archevêque prisait hautement la ponctualité. Après quelques minutes d’un parcours, imprévisible et sinueux pour le nouveau venu, l’abbé toqua contre la porte, au milieu de laquelle, gravés sur une plaque de cuivre, on lisait les mots :

    « Bureau de Monseigneur ».

    Au cours de la déambulation, rares avaient été les plaques exposant l’usage de la pièce correspondante           . Ils entrèrent, après dûe permission.

    Angel Pesar de la Cruz s’avança vers l’auteur. Pour l’occasion, il n’avait pas revêtu d’ornements qui eussent pu rappeler de façon trop ostentatoire le sacerdoce. Le prélat s’en tenait à la sobriété, sanglé dans le costume gris anthracite, sur le fond duquel la chemise blanche apposait une éclaboussure de lumière, que partageait en deux moitiés la cravate noire. La croix d’argent luisait au revers de la veste, du côté droit.

    « Soyez le bienvenue, M. Mark Mywords. »

    Ce faisant, il tendit la main à la célébrité littéraire. Les deux mains s’étreignirent avec fermeté, les deux regards se rencontrèrent et chacun examina l’autre, comme pour jauger la force d’un possible adversaire, mais aussi la fiabilité d’un éventuel associé.

    « Monseigneur, vous me voyez très honoré de vous rencontrer. Je ne sais si je saurai me montrer à la hauteur de ce que vous attendez de moi.

    - D’après les renseignements que l’on m’a fournis, mon fils, vous êtes grand connaisseur de la langue des Maztayakaw, de laquelle je ne possède que des rudiments. J’ai bien essayé, seul, de traduire les tablettes de la prophétie, car les divergences et les contradictions entre les différentes traductions m’embarrassent quelque peu. Pourriez-vous m’aider, je vous en prie, à élucider les points litigieux ?

    - Volontiers, Monseigneur, avec plaisir. Je suis à votre disposition, et d’autant plus facilement depuis que mon séjour à Santa Soledad se prolonge et ne paraît plus autant déplaire à Monsieur le Commissaire.

    - J’en suis fort aise pour vous, mais veuillez vous asseoir. Avez-vous apporté le résultat de vos recherches ? Pouvons-nous le comparer avec ce que j’ai moi-même trouvé ? »

    Deux heures plus tard, l’écrivain prenait congé de l’archevêque. L’impression avait été excellente de part et d’autre. Ils se séparèrent en se disant que, s’ils ne suivaient pas le même chemin, ils cherchaient le même but, qui s’appelle « lumière » ou « vérité ». Le clerc mettrait une majuscule au début de ces deux mots, tandis que Mark Mywords se contenterait de la minuscule, mais la différence orthographique ne méritait pas un débat passionné.    

    A l’extérieur de la ville, le gouffre avait encore grandi, s’était élargi et approfondi, mais bien des kilomètres le séparaient encore des zones industrielles, situées à la périphérie. Le péril n’était pas pressant. Quotidienne, l’existence continuerait.

      

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