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30/11/2021

25 Inquisétudes des artistes

 

25 Inquiétudes des artistes

   

    « Hier soir, Elena Mirasol, Petrov Moskoravin et moi-même sommes allés en visite chez les Casagrande.  Il y eut grande animation chez Teresa et Paolo. Il est vrai que la maison de ce couple sert souvent de cadre à des discussions passionnées, au cours desquelles s’opposent les arguments les plus divers        .

    D’habitude, nous discutons des orientations très divergentes que prennent les « écoles de pensée », expression qui ne me plaît guère, car je ne suis pas favorable à l’enseignement de la pensée. Tout au plus peut-on fournir des méthodes permettant de développer sa pensée, de la mieux  formuler, mais franchir cette limite revient à s’exposer aux risques du dogmatisme et du totalitarisme. Même sur la question de la méthode, je suis prudent, car « la méthode » est le  produit d’une conscience, c’est-à-dire d’une subjectivité. Donc, rien ne me garantit qu’elle sera véritablement neutre. 

    Elena portait une robe de taffetas rouge à volants noirs, au col de dentelle blanche. Elle était ravissante. Je n’ai pu m’empêcher de le lui dire, d’abord en la regardant, puis en exprimant l’admiration à haute voix. Elle a ri puis rougi. Son rire était gai, mais j’eus l’impression qu’il masquait un sentiment plus profond que la simple gaieté.  Comme beaucoup de femmes, elle est encore plus belle lorsque de sa gorge coule la cascade musicale de la joie. Comme l’eau de lavande le corps, la joie parfume le visage. Elle enveloppe la beauté d’un halo de radieuse lumière. Elle peut même transfigurer la plus commune des faces, ennoblir des traits apparemment vulgaires. C’est une source  jaillie du plus profond de l’être, qui baigne, épure et purifie la physionomie, en balaye les scories de la fatigue, les poussières de l’usure et cautérise les plaies qu’a creusées l’épuisement. Si nous débondions plus souvent le rire, sa franche, sonore et vigoureuse vitalité nous guérirait de bien des angoisses.  

    Jusqu’à présent, je n’ai jamais entendu Petrov complimenter Elena Mirasol à propos de sa toilette. Peut-être le fait-il à d’autres moments, seul avec elle, car je sais qu’ils se voient en dehors de nos réunions chez les Casagrande, pour affiner les partitions et répéter ensemble. Il est pianiste, aussi va-t-elle chez lui pour des séances, dont j’espère qu’elles ne sont que musicales, mais après tout, en quoi cela me regarde-t-il ? Je ne puis clamer aucun droit sur l’intimité d’Elena. Hormis le goût partagé pour les  livres, la musique et les arts en général, rien ne nous lie. Par ailleurs, je n’ai pas non plus surpris le moindre geste qui suggérerait une relation amoureuse entre eux, mais certaines personnes sont très habiles à cacher cela.

    Une fois de plus je m’écarte du thème principal de ce texte, mais connaissons-nous jamais la limite entre l’essentiel et le secondaire ? La limite ne serait-elle pas plutôt mobile et floue ? Digresser n’est pas nécessairement synonyme de s’enliser. Enfin,  voilà que de nouveau  je parlais de celle qui me trouble, mais que je continue de traiter comme une amie, parce que je suis persuadé que mon séjour à Santa Soledad sera bref. J’aurais mauvaise conscience à m’engager dans une relation qui serait sans espoir ni lendemain, auprès d’une femme que j’estime et respecte véritablement.

    Or, depuis hier soir, la durée de mon séjour à Santa Soledad ne me paraît plus aussi strictement limitée que je le pensais. Peut-être devrais-je y rester plus longtemps que prévu, afin de collationner davantage d’informations pour élaborer le roman. Pour la première fois de ma vie, je ne suis pas certain de savoir ce que je veux écrire, ni comment je vais l’écrire. Au début, je n’envisageais pas autre chose qu’un roman à caractère historique, puis la dimension sociale a grandi, avec, à arrière-plan, des connotations évocatrices du roman policier, ce qui n’exclut pas d’autres développements, tels que la romance ou le récit fantastique.

    Si je mêle toutes les variétés de romans, je suis sûr de fâcher mon éditeur, qui n’aime pas du tout les cokctails littéraires. Je l’entends pester ! Il a si bien organisé les collections et chaque manuscrit doit pouvoir se glisser dans un tiroir clairement étiqueté, sans perturber l’ordre alphabétique, chronologique et thématique de l’entreprise éditoriale. Alors, imaginez un peu, lui présenter un fourre-tout littéraire ! Une injure faite au bon sens, volonté de sabotage du commerce littéraire…  

    Hier soir, il fut question de la rumeur selon laquelle des gens haut placés envisageraient la création d’un Comité de Salut Public, dont la tâche consisterait à réfléchir aux moyens qui permettraient de résoudre le sempiternel conflit entre l’Art et le Labeur. Peut-être ne s’agit-il que de l’un de ces murmures colportés de ruelles en places,  sans fondements ni substance, l’une de ces sottises auxquelles peu de gens croient au début, mais qui finissent par sembler raisonnables, parce que la crédulité devient contagieuse.

    Voici, autant qu’il m’en souvienne, comment s’opposèrent les opinions :

    « Ça me paraît si abracadabrant, s’exclama Teresa. Les citoyens normaux ne nous aiment pas beaucoup, mais ce sont des gens paisibles. L’idée même d’un Comité de Salut Public est outrancière. Nous ne sommes pas en guerre, ni en pleine révolution.

    - Nous les gênons, objecta Petrov, même avec la meilleure volonté possible, nous ne sommes pas à la hauteur de l’attente économique. Leur faire perdre

du temps et donc de l’argent, voilà ce qui pour eux est plus douloureux que tout.

     - Nous sommes tous d’accord là-dessus, est intervenu Paolo, mais la question est de savoir quel remède employer pour soigner le malade. Même une décision thérapeutique peut se discuter. Tel médecin préconisera l’homéopathie, tel autre la chirurgie, et, entre la douceur et la rigueur extrêmes, dix autres nuances s’exprimeront. Evidemment, la formation d’un Comité de Salut Public me paraît improbable, mais je ne puis personnellement l’exclure. Il y aura toujours des partisans de la manière forte.

    - Que pourrait faire ce comité,             ai-je demandé, si toutefois il se constituait ? Il ne disposerait d’aucun pouvoir. D’où tirerait-il sa légitimité démocratique ?

    - Oh, pour cela, les chefs auront de l’imagination, affirma Petrov. Ils sauront détourner de leur sens les textes les plus clairs, interpréter la législation de la façon qui leur est utile, puis ils manipuleront l’opinion pour lui faire accepter des aberrations. »

    Il y eut un moment de silence. Tous les présents étaient à la fois gênés et, selon leur tempérament,   sereins, quelque peu inquiets ou très angoissés. Le Comité de Salut Public n’existait pas encore, mais il n’en jetait pas moins déjà l’ombre de l’inquisition patronale sur notre amicale réunion. Jusque là silencieuse, Elena s’est exprimée : 

    « Je pense que tu exagères un peu, Petrov, car vois-tu j’ai une certaine confiance dans l’esprit de modération d’Augusto Valle y Monte. De plus, Dolores, sa femme, seconde Angel Pesar de la Cuz dans beaucoup de ses tâches caritatives. L’archevêque fustige le vice, depuis la chaire le dimanche matin, mais son premier souci est de préserver l’unité de la communauté, malgré les dissensions. Il s’opposerait à la création du comité. Comme il est très écouté, son avis ferait autorité.

    - Elena, je voudrais croire que tu as raison, a concédé Petrov, mais je reste méfiant. J’ai vu, ailleurs, se produire tant d’horreurs qui paraissaient inconcevables, et qui dépassaient même parfois les plus pessimistes prévisions.

    - Tu as raison, Petrov, l’a soutenu Paolo, ne nous fions pas aux apparences de bonhomie du Maire ni aux boniments  de l’archevêque. Malgré les grands airs d’humanité qu’ils se donnent, ces deux-là sont du côté des possédants, qui seraient si contents d’être débarrassés de nous.

    - Paolo, l’a interpellé Teresa, pourquoi doutes-tu de la sincérité du Maire et de l’archevêque ? D’accord, ils fréquentent Hector Escudo, William Quickbuck et consorts, mais quel intérêt auraient-ils personnellement à provoquer une cassure à l’intérieur de Santa Soledad ? Leur prestige et leur autorité s’en trouveraient diminués, or le prestige et l’autorité dont ils jouissent ne sont-ils pas pour eux les choses les plus essentielles ?

    - C’est vrai, admit Petrov, mais nous sommes à la fois pauvres et minoritaires. Nous vivons à une époque obsédée par les chiffres. Si nous étions richissimes, nous compterions, notre existence et nos opinions seraient hautement prisées, mais nous ne sommes que de pauvres hères. Envisageons le pire : Santa Soledad peut se passer de nous. Elle vivrait fort bien sans nous, et en égard à leurs critères, mieux qu’à présent. Nettoyée de ses artistes, la ville assumerait jusqu’au bout sa vocation affairiste.

    - Ce que tu dis me fait frémir, s’est plainte Elena. Je veux encore croire que tu noircis le tableau, mais tu es si convaincant que je commence à douter de l’avenir.

    - Il y aurait une solution, mes amis.

    - Laquelle, Mathew ?

    - Vous quittez définitivement la région. Vous vous exilez le plus loin possible. Je pourrais vous aider à obtenir des visas.

    - J’aurais du mal à m’y résoudre, avoua Paolo. J’ai de l’amitié pour des gens simples, comme Pedro et Maria Hazacan, Lucas et Josefina Obrero. Ils occupent des postes subalternes, comme nous, sans autre ambition que de vivre le mieux possible ou le moins mal possible dans le cadre existant, mais, indéniablement, ils ont des qualités humaines.  A l’usine, les Obrero sont toujours prêts à aider tout le monde. Quant à Pedro Hazacan, tout éboueur qu’il est, malgré le perpétuel dénigrement pratiqué contre nous, il me garde son estime.

    - Et Maria Hazacan me manifeste souvent de la sympathie, quand Amanda Cazaladrones, Mme La Commissaire, me tracasse de la façon la plus véhémente, a rappelé notre violoniste. Ces gestes et ces paroles ont de la valeur, ne croyez-vous pas ?     

    - Malgré tout, gardons l’idée de Mathew en mémoire, a recommandé  Petrov. Sait-on jamais ? Peut-être un jour nous tirera-t-il d’un mauvais pas. »   

 

11/11/2021

24 In terrogations d'Elena

24 Interrogations d’Elena

 

   « Mark Mywords est devenu l’un des habitués de nos réunions, ou, plutôt que ce premier nom, je devrais employer « Mathew Dawnside » puisque notre invité d’honneur persiste à rester incognito parmi nous, même si, m’a-t-il avoué, les officiels de Santa Soledad connaissent son pseudonyme et la célébrité qui s’y attache.

    « L’auteur lui-même est une fiction, m’a-t-il expliqué. J’ai créé le personnage de Mark Mywords, écrivain, j’ai imaginé sa vie, puis par degrés successifs, je suis devenu l’être enfanté par ma cervelle. Peu à peu, l’homme réel est absorbé par le personnage de l’écrivain. C’est une forme de vampirisme existentiel et intellectuel. Le citoyen quitte progressivement l’identité que lui connaissait la société. L’homme réel ajuste progressivement la défroque du romancier à sa misérable peau d’Homo Sapiens. L’auteur littéraire finit par dévorer l’homme. Oui, c’est encore pire que du vampirisme : c’est de l’anthropophagie. »

    Les réflexions de notre ami m’ont beaucoup surprise. Avant de l’avoir rencontré, les choses me paraissaient simples. L’auteur s’asseyait à sa table de travail, il imaginait des histoires, les écrivait, mais tout cela restait en dehors de lui, ne le concernait pas directement, ne le touchait pas. Jamais aucun de nos auteurs locaux ne m’avait présenté le rapport complexe de l’homme à l’écrivain sous ce jour angoissant. Je saisis maintenant que vivre par et pour l’écriture est synonyme de marcher en équilibre sur un fil, à d’effroyables hauteurs. La magistrale lucidité s’apparente à la plus incurable des folies.

    Je ne suis pas sûre que les membres du groupe soient totalement dupes de ce double jeu… sur le je. En effet, pour Mark Mywords, se présenter sous sa véritable identité n’est plus le signe de l’authenticité, mais, par inversion des rôles et des valeurs, le pseudonyme et le personnage fictif de l’auteur sont devenus si prépondérants qu’il éprouve du mal à rejouer le rôle de Mathew Dawnside. Je sais que tout cela peut sembler paradoxal, aussi dois-je illustrer ma thèse de quelques exemples.

    Lorsque Mathew Dawnside s’exprime à propos de la littérature, il ne peut s’empêcher d’en parler en praticien. L’expérience qu’il a de cet art ne peut être mise d’un coup sous le boisseau. Inévitablement, il la conte, même s’il attribue ses propres pensées à d’autres écrivains. Sur la fiction de  Mark Mywords, nommément absent, il plaque celle de Mathew Dawnside qui joue le rôle de medium. Le second suit des yeux le premier, qui marche tout là-haut, suspend le sort de sa vie au pouvoir du balancier, puis nous relate l’exploit. Je ne serais pas outre mesure étonnée qu’un jour Mathew Dawnside nous parle de Mark Mywords comme d’un autre homme, qu’il n’a jamais rencontré, mais dont il a lu les livres, qu’il admire ou même qu’il déteste, soit par désir de provocation, soit parce que l’homme qu’il fut s’est vraiment mis à détester celui qu’il est devenu. Dans le deuxième cas, que chercherait-il à susciter ? Attiser le débat, je suppose.

    A l’Université, mes rapports avec Amanda Cazaladrones ne s’améliorent pas. Qui en porte la responsabilité ? Je suppose qu’elle est partagée, comme dans beaucoup de conflits, même si j’aimerais croire que la chef de service est seule coupable. Cela serait si commode, car je me trouverais libérée de tout sentiment de culpabilité. Mark pense que je ne dois pas me reprocher à moi-même ma vocation artistique.

    « Tenter de résister à cela, Elena, c’est aussi dérisoire que de s’opposer à la marée montante. Bien sûr que la vie quotidienne est, pour nous plus encore que pour d’autres, une lutte de chaque instant. Comme les travailleurs ordinaires, nous avons à réaliser la tâche que l’ordre social exige de tous, tâche d’une utilité réelle ou supposée, mais cette nécessité ne provient que de l’extérieur, alors que l’essentiel de notre attention se consacre aux voix venues de l’intérieur. Même les plus interminables des guerres internationales ou civiles trouvent une fin, mais le conflit entre l’homme (ou la femme) et l’artiste qui cohabitent dans un même corps, ce conflit ne cesse qu’à la mort de celle ou celui qui servait de champ de bataille. »

    C’est cela qui est véritablement extraordinaire, lorsque j’écoute Mark Mywords : j’ai l’impression qu’il formule à voix haute mes pensées, que je tenais cachées ou que j’eusse été fort en peine d’exprimer avec autant de précision et de clarté. C’est étrange, à la fois exaltant et presque inquiétant, comme si « mon » Viking lisait le texte inaudible qui se déroule dans ma tête. Il ne s’agit plus de vampirisme mais d’extrême empathie, de partage si profond des préoccupations que je me sens investie avant d’être possédée…

    Ai-je ou non du désir pour Mark Mywords ou pour Mathew Dawnside ? C’est si troublant de voir un homme, de parler avec lui, tout en sachant et se répétant qu’il ne vous montre jamais qu’une seule face à la fois. Suis-je bien sûre d’être en présence de deux hommes seulement, ou ce géant ne me réserve-t-il pas encore des surprises ? Je ne le soupçonne pourtant pas de duplicité, mais je pressens que l’homme est si complexe qu’il ne peut livrer en une fois qu’une infime part de sa personnalité.

    Par moments, je crois percevoir dans ses yeux, lorsque son regard m’effleure, plus que la commune amitié. Jusqu’à présent, Mark (ou Mathew) ne m’a pas dit un mot exprimant autre chose que de la camaraderie. Je le crois fort pudique, malgré son métier dans lequel l’exhibitionnisme joue presque toujours un rôle. Si nous devenions amants, lui comme moi nous savons que l’aventure serait fulgurante, c’est-à-dire sans avenir. Mark est libre, si magnifiquement libre qu’aucune femme ne peut durablement s’installer dans sa vie. Cela me désespère, mais je sais que je suis ancrée ici, à Santa Soledad, parmi mes compagnons de misère artistique. Comment me sentirais-je le droit de les abandonner, même si un homme tel que Mywords me proposait de partir avec lui ?

    Tout cela n’est que creuses hypothèses. Le célèbre écrivain ne s’embarrasserait pas d’une violoniste inconnue, sans le sou, même si la relation devait, pour quelque temps, satisfaire ses sens. Cela compliquerait sa vie, entraverait sa liberté, choses dont il ne veut certainement pas.

    Je ne sais pas pourquoi je brasse de telles idées, qui ne modifieront pas un iota dans l’existence que je mène. Au fond, je suis demeurée petite fille. Je crois encore aux rêves, au miracle qui transforme la grisaille en belle lumière, la platitude en sublime élévation, la routine en destin doté d’une force unique, inimitable. Il ne faudrait pas moins que ce Viking pour m’extirper de mon marasme, mais je ne me sens pas digne de lui.

    Santa Soledad est un mélange de petite et grande ville. Par-là j’entends que le lieu ne mérite plus l’appellation « village », car le calme et la tranquillité en sont exilés. Avec ses nombreuses places et voies, ses commerces et ses industries, son trafic et sa foule pressante et pressée, Santa Soledad présente toutes les apparences de la grande ville. L’étranger peut la traverser, ou même y séjourner, sans voir ce que cache le décor. A dessein, je choisis le mot « décor », car il m’arrive parfois de me demander si ce que nous vivons est réel ou imaginaire. Il y a tant de fausseté dans nos rapports…

    Quiconque vit durablement à Santa Soledad se rend vite compte que l’on se heurte partout et toujours aux mêmes gens. Ils sont tristement inévitables. Je pense plus particulièrement aux deux hommes les plus riches de l’endroit, William Quickbuck  et Hector Escudo. Ils ne se contentent pas d’exercer le pouvoir que leur confère officiellement la position sociale qu’ils occupent. Non, ils s’en servent pour tout influencer, contrôler en sous-main les affaires de la cité, placer ici leurs hommes de paille, manipuler tel ou tel conseiller municipal, financer des groupes de pression à leur solde. Associations caritatives ou sportives, parti politique ou syndicat, tout entre leurs mains se transforme en instruments de pouvoir, lequel à son tour sert à gonfler leur fortune pourtant déjà disproportionnée, en égard à leurs besoins et comparée à la misère dans laquelle vivent tant d’hommes.

    Oh, bien sûr, ils se fabriquent une bonne conscience en donnant des sommes d’argent à des mouvements humanitaires, mais ils n’en continuent pas moins de prospérer de manière éhontée sur la misère d’autrui, comme les puces sur le chien ou le chat.

    Pire que tout, à mon sens, est la fabrication et le commerce d’armes. Quand l’homme s’émancipera-t-il de sa cruelle sauvagerie, qui le pousse à brandir le gourdin avant d’essayer de comprendre ou de parlementer ?

    Jane, la femme de William Quicbuck me glace, lorsque parfois je la croise dans les couloirs de l’Université, laquelle mérite si peu ce titre, puisque les Arts et la Littérature y sont proscrits. Jane Quickbuck me regarde de si haut, elle se donne des airs de supériorité tels que je me sens, face à elle, moins remarquable que le grain de poussière collé au talon de son escarpin. La grande dame est si sûre de me dominer à tous de points de vue !

    A l’Université, qui devrait s’appeler « Partialité », Jane enseigne la comptabilité, forme les futurs experts, qui sauront traquer les fraudeurs de tous accabits. Bien que, physiquement, elle ne ressemble pas au Commissaire, je ne serais qu’à demi surprise d’apprendre que Jane Quickbuck et Luciano Cazaladrones sont frère et sœur. Tous deux ont le même regard qui fouille, scrute, interroge, questionne, jamais en repos, plus qu’un regard, sorte d’immatériel bistouri, d’invisible foret, qui vous blesse sans qu’ils aient à prononcer un mot.

     J’ai communiqué mes impressions à ce sujet à Mark Mywords. Il connaît un peu le Commissaire, qui l’a convoqué pour le mettre en garde contre nous, les artistes, les « farfelus ». Mark n’est pas aussi impressionnable que moi, mais il a trouvé le policier plutôt antipathique. Mon ami n’a jamais rencontré Jane Quickbuck, et la rencontre est fort improbable, mais il a compati avec moi.   

    « Imagine un Luciano Cazaladrones au féminin, une assez belle femme d’ailleurs, mais avec ce même regard qui vous capture, vous ceinture, vous ligote… Je suis certaine qu’Amanda Cazaladrones dit pire que pendre de ma méprisable personne à Jane Quickbuck. Voilà un autre inquisiteur en jupons : l’épouse du Commissaire. Elle est l’incarnation de l’intolérance. »

    Même l’aspect physique de William Quickbuck me répugne : ce gros lard, ce poussah faussement jovial, qui affecte la bonhomie pour mieux vous embobiner… Chez Augusto Valle y Monte, la graisse préserve la tenue minimale, qui confère à sa personne la dignité en accord avec la fonction de Maire, tandis que la masse de William Quickbuck plisse tant que la graisse suinte et déborde  de partout. Il est monstrueux. Son corps est à l’image de sa fortune.

    Chose que je n’avouerais pas à Mark, c’est que, à l’hôpital, j’ai parfois été examinée par Eleonora Mascara, la femme du Président de l’Université, mon patron… Elle est gynécologue et chef de clinique. Je ne puis me plaindre d’elle en tant que médecin, mais cela me gêne lorsqu’elle est de service, car alors j’ai l’impression, erronée bien sûr, que c’est Guiseppe Mascara qui regarde entre mes cuisses. Le contact du métal froid dans le vagin n’est pas plaisant du tout, même si la doctoresse pratique l’examen avec douceur.

    Le lendemain, je ne peux m’empêcher de rougir en présence de Guiseppe Mascara. S’il m’en fait la remarque, je rougis encore plus, alors il n’insiste pas. Pourtant, je ne pense pas que sa femme lui dise qui elle reçoit en consultation. C’est irrationnel, une phobie en somme.

    Parfois, en même temps que moi, il y a des femmes de notables qui attendent leur tour. Dolores Augusto Valle y Monte se montre la plus aimable et courtoise de toutes. Peut-être est-ce par calcul, pour aider son mari à conserver sa place de Maire. Peut-être est-ce aussi sa nature, plus ouverte et plus sociable que celle de Jane Quickbuck. Au supermarché, c’est Jane qui surveille les comptes. Son mari n’a rien à craindre des fraudeurs.

    Pilar Escudo, Carla Curatodo, Aurora Carabiniero  consultent aussi dans le même service. Je suis plus à l’aise quand je m’y trouve avec Joesfina Obrero et Maria Hazacan, bien qu’elles ne s’intéressent pas plus que les autres à la musique ou la littérature. Au moins, l’ouvrière et la femme de ménage ne me considérent pas de toute leur hauteur sociale. Parmi les premières, la très jeune femme du directeur de l’hôpital est la plus abordable, la plus avenante.

    Souvent, l’attente est longue. Nous sommes nombreuses. Les classes sociales se mêlent peu. Les « vraies dames » se regroupent, tandis que les femmes du peuple leur font face. D’un bord à l’autre, les échanges se bornent aux politesses d’usage.

    Les magazines féminins,  qui s’empilent sur les tables basses, radotent à propos de l’embonpoint et de la minceur, de la grossesse et de la ménopause, de la gymnastique et de l’ostéoporose, de l’épiderme bien ferme et des rides.

    Les revues nous présentent la mode de la saison dernière, les robes de l’an passé, ruminent les scandales d’hier et de toujours, mais au fond, il n’y a jamais rein de nouveau dans tout cela, quoi qu’en dise la publicité, par nature mensongère.  

    Comme dans le reste de l’hôptial, il fait trop chaud. Les robes collent à la peau, sur les sièges de moleskine. Si possible, je me tiens debout près d’une fenêtre, le dos tourné à la salle. Le plus infime souffle de fraîcheur, qui s’engouffre sous le tissu vague et le gonfle, est un plaisir qu’il ne faut pas rater. Les autres femmes interprètent sûrement mon attitude comme de l’asociabilité, mais je m’en moque. Lorsqu’une infirmière m’appelle pour entrer dans le cabinet médical, même si l’exploration de mes profondeurs n’est pas un plaisir, du moins cela m’épargne la compagnie de personnes avec lesquelles je me sens si peu de choses en commun. La plupart ne parlent que de leurs enfants. Ce sont les œuvres de leurs vies.

    Naturellement, avec le vaillant Mark Mywords, le sujet de la gynécologie demeure tabou. Pudeur oblige… 

    A quoi ressemblerait un enfant d’Elena Mirasol et de Mark Mywords ? »  

    

   

           

  

01/11/2021

23 Les fléaux

 

23 Les fléaux

 

    

   « A Santa Soledad, après les artistes et les laborieux,   la troisième catégorie d’habitants, ce sont les rats, caste clandestine de hors-la-loi, considérée par tous les humains comme vermine à exterminer. Les rats ne hantent pas seulement  les égouts, mais aussi le subconscient de chacun, où ils creusent  les destructrices galeries de la peur. A combien, précisément, s’élève la population souterraine  ? Il est impossible de fixer un nombre que tous, optimistes et pessimistes réunis,  considéreraient comme un fait tangible et vérifiable.

    Selon les estimations, il y aurait entre un à sept rongeurs par humain. Chaque spécialiste de la dératisation arrive à un résultat différent de ses collègues, principalement parce que les critères varient d’une méthode à l’autre, et de manière importante, en ce qui concerne la fécondité des femelles et la mortalité parmi les portées.

    Une coïncidence, pourtant, rassemble les experts avec une étrange régularité : jamais aucun d’entre eux n’est pervenu à un résultat exprimé en chiffres pairs ; il semble qu’une fatalité du chiffre impair soit inscrite dans ces évaluations, qui dicterait aux calculateurs ces sons étouffés : un, trois, cinq et sept ; si « neuf «  n’apparaît pas dans la série, peut-être n’est-ce qu’à cause de l’effroi symbolique, archaïque, irrationnel, que rajouteraient ces recrues supplémentaires à l’Armée de l’Ombre, comme si brusquement, le seuil du tolérable (à l’approche de la dizaine) était atteint et ne saurait être dépassé sans provoquer l’épouvante.

    Quel que soit le nombre exact de ces résidents des puantes profondeurs, leur menaçante et grouillante multitude ne laisse pas de troubler hommes, femmes et enfants. Tous aimeraient se délivrer de la peur héréditaire, mais ne parviennent au mieux qu’à la contenir, la brider, sans jamais la réduire ni l’éliminer. 

    Peut-être un tantinet rêveurs, des écologistes ont proposé que l’on réintroduise, dans le Parc et les vergers, des rapaces nocturnes, lesquels, s’ils ne pourraient définitivement nettoyer Santa Soledad, du moins limiteraient l’extension de la plaie endémique. L’idée de ce procédé, qui aurait présenté la double avantage d’être naturel et simple, a été rejetée, car la crainte atavique des chouettes, hbiboux, effraies, hulottes et chats-huants, aux présences fuyantes et cris lugubres associés de façon coutumière aux appels de la Mort affamée, n’est pas moins forte que celle éprouvée pour les rats.

    Ce fait démontre, s’il en était besoin, que la volonté d’un rationalisme absolu, d’une part, et la persistance des superstitions d’autre part, peuvent coexister, comme pour parer le psychisme de la plus belle incohérence possible.

    Une autre cause d’appréhension, ressentie seulement par une très faible minorité, c’est l’instabilité tellurique, réelle ou supposée de la région. Avant de venir à Santa Soledad, je me suis documenté sur ce sujet. Le dernier séisme grave et meurtrier s’est produit au cours du siècle passé. Tout avait été dévasté, dans un rayon de cent kilomètres autour de Santa Soledad. Les victimes se comptèrent par dizaines de milliers. Les secours tardant à venir, les rapaces, en particulier les vautours, avaient nettoyé le charnier. Régulièrement, des sismologues prennent des mesures, enregistrent les ondes souterraines, se mettent à l’écoute de la planète. La moindre fissure est examinée, sondée, surveillée, afin d’éviter la répétition de la catastrophe. Le problème est d’évaluer la fiabilité des études et prévisions ; de plus, en cas de secousses majeures, comment évacuerait-on la population de toute une ville en quelques heures ou même plusieurs jours ? Sur ce point, les autorités demeurent muettes. Des plans d’urgence ont été prévus, mais ils seraient insuffisants pour affronter le pire.   

    Là encore, sur ce chaptire comme sur celui des rats, les avis s’opposent de façon si radicale qu’il est difficile, pour la personne ignorante de ces questions, de se former une opinion solidement fondée. Ainsi, les gens donnent raison à telle ou telle école de pensée, non pas après un examen lucide des théories proposées, mais en fonction de leur tempérament, porté soit vers la confiance et la sérénité, soit au contraire vers le doute et l’angoisse, qui, dans le pire des cas, provoquent un vertige à l’idée même de l’avenir.   

    Pour conclure provisoirement à ce propos, je vais transcrire un  fragment de la prophétie des Maztayakaw, que j’ai récemment traduit :

   

    «  L’homme au visage de lait, à la langue fertile en perfidies, aux mains à jamais souillées de sang, cet homme qui parlera d’amour mais propagera la haine, lorsqu’il aura violé les plus profondes entrailles de la Terre, lorsqu’il en aura pillé la dernière paillette de lumière, cet homme à bec de vautour se vautrera, gonflé, repu, parmi les ruines de notre cité.

    Sottement, il croira la victoire sienne.

    Déesse Terre n’oubliera ni le viol, ni le pillage. Elle se souviendra de tout. Ses entrailles martyrisées crieront vengeance, pour elle-meme et pour l’antique race des Maztayakaw.

    La colère souterraine bouillonnera, encore et toujours. Chaque nouvelle lune et chaque nouveau soleil se lèveront sur la Déesse toujours plus profondément ulcérée, mais l’homme aux paroles mensongères sera sourd et aveugle aux avertissements de Terre.

    Au plus obscur, au plus sombre des roches, plus larges et plus vertigineuses se creuseront les fentes, qui saperont le territoire usurpé par les conquérants. Eux continueront de rire et d’aimer leurs femmes, sans voir ni entendre le courroux de Terre.

    Parmi les usurpateurs, s’élèveront quelques voix, pour les avertir du proche soulèvement de Terre, mais ces voix s’enliseront aussitôt dans la vase du vacarme, comme l’eau s’assèche trop vite sur la croûte ingrate du désert. On traitera les prophètes de malheur de fous, les gens continueront de vivre comme si rien ne se passait, comme si l’avenir n’enfermait que de belles promesses, mais le Gouffre s’agrandira, jour après jour, nuit après nuit, jusqu’à l’aube de la plus effroyable nuit qu’ait connue l’homme à la langue fourbe.

    Lorsque, enfin, il ouvrira les yeux, lorsque, finalement, il tendra l’oreille, il sera trop tard pour sa race maudite. Alors, l’antique race des Maztayakaw sera vengée. »