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12/09/2022

41 Extermination

41 Extermination

 

 

    En masses rapides, des quatre points cardinaux, les rapaces affluèrent ; dans el Castillo de los Aguilas, ils se rassemblèrent ; les plus forts et les plus puissants occupèrent el Torreon de las Tormentas. Leurs vols furent si nombreux, si fournis, si continus, qu’ils formèrent un énorme nuage, à travers lequel, une heure entière, le soleil ne parvint guère à percer.

    L’on identifia, grâce à des jumelles et dans le désordre alphabétique :vautours et urubus, spizaètes et serpentaires, sacoramphes et pygargues, percnoptères et orfraies, lanerets et milans, hobereaus et harpies, gypaétes et griffons, gerfauts et faucons, éperviers et émerillons, crécerelles et condors, circaètes et buses, balbuzards et autours, alérions et aigles, pour ne citer que les plus remarquables.  

    Ceux-ci venant du Nord, ceux-là venant du Sud, les uns de l’Ouest, les autres de l’Est, par dizaines, par centaines, par milliers, des kyrielles et des myriades d’ailes féroces battant le rythme barbare, ils emplirent l’atmosphère d’innombrables claquements. Vol ample, serre acérée, bec vorace et, nichée au creux du ventre, tel l’ulcère, l’impérieuse, l’incurable faim…

    L’armée de dissuasion arriva par une matinée dominicale. Les laborieux se reposaient lorsque, sur un ordre de l’état-major, les escadrilles s’envolèrent depuis el Castillo de los Aguilas. De leurs fenêtres, les spectateurs virent tout. Vers les toits ils plongèrent. Dissimuler leur approche, réprimer les cris de guerre, ils ne le jugèrent pas utile, sûrs qu’ils étaient qu’un seul d’entre eux vaudrait cent adversaires.

   Annoncé par des prophètes que trop peu d’oreilles avaient bien voulu écouter, l’anéantissement advint. Les seigneurs de l’air se saisirent, dans Santa Soledad, de tout ce qui portait plumage. Même les canards, les cygnes et les poules du Parc ne furent pas épargnés. Parce que prononcé en un lieu tenu secret, par de sombres assemblées qui n’avaient pas convoqué les accusés, la condamnation fut sans appel, l’exécution de la sentence sommaire et finale.

    Lorsque les rapaces eurent achevé de pourchasser et massacrer les indésirables, sur le faîte des toits et la cime des arbres, pour la nuit, repus, ils se perchèrent. On ne douta pas que, dès l’aube, ils repartiraient. Le contrat ne stipulait-il pas expressément que le séjour des nettoyeurs ne devait être que temporaire ? Certes, ils n’avaient pas respecté la première clause, en vertu de laquelle ils eussent dû seulement effrayer les chanteurs, mais cela ne signifiait pas qu’ils rompraient toutes les promesses.

    Rien n’est moins sûr, affirmèrent quelques rabat-joie. Les autres habitants répliquèrent que Santa Soledad allait revivre, puisque la trêve du sommeil était de nouveau accordée. Les habitants pouvaient-ils décemment refuser l’hospitalité à ceux qu’il fallait bien nommer « libérateurs » ? Les premiers répliquèrent aux seconds que les « envahisseurs » n’avaient pas été invités à passer la nuitée à l’intérieur de la Cuidad. Ils s’étaient imposés, sans le moindre savoir-vivre. L’on avait introduit l’aigle dans la volière. Qui affirmerait, sans crainte d’erreur, que de leur plein gré, vers d’autres aires, les rapaces s’envoleraient ? Et si les conquérants allaient refuser de quitter les lieux, qui oserait les en déloger ? Qui en aurait la force ? Enfin, le ciel de Santa Soledad se peuplerait-il jamais de nouvelles colonies d’oiseaux inoffensifs, de ces volatiles chanteurs qui dorment la nuit ? La peur ne les écarterait-elle pas définitivement de la cité ?

    A la minorité stupidement alarmiste, la majorité opposa que la perte serait sans conséquence, puisqu’il existait d’autres  colonies de braillards, qui suffiraient amplement à renouveler la race. Quant aux exterminateurs, pour cette nuit et cette nuit seulement, ils se reposeraient dans Santa Soledad, avant d’aller accomplir ailleurs la tâche sanitaire. La tumeur esthétique, éradiquée ici, n’allait-elle pas réapparaître en d’autres villes, avec une subversive spontanéité, comme une poussée de champignons vénéneux, contaminant des communautés sérieuses et laborieuses ? Non, décidément, il eût été inhumain, même s’agissant de rapaces, d’expulser ceux qui leur avaient rendu cet insigne service.

    Quant à cette grotesque fantasmagorie d’artistes réincarnés sous forme de volatiles, nul ne pouvait plus y croire. Comment expliquer que des oiseaux srunaturels se fussent laissés si facilement détruire ? N’eussent-ils pas dû bénéficier d’une protection divine ? Ces arguments parurent si raisonnables que la plupart des gens s’alignèrent sur le plus conformiste des avis. Enfin, les travailleurs dormirent profondément, sans remords ni cauchemars, sans somnifères ni boulettes de cire dans le conduit auditif, sur l’oreille droite ou sur la gauche, selon le côté qui leur était habituel, puisque dormir sur ses deux oreilles n’est qu’une expression stupide.                            

    Le lendemain, personne ne comprit quel motif, en apparence plus fort que l’instinct, conduisit les rapaces à installer leurs aires ou nids dans les arbres et sur les toits, comme si leur séjour parmi les humains devait se prolonger. De nomades invités, les oiseaux carnivores désiraient-ils donc vraiment se muer en résidents de la ville ?   Leur immense et sauvage appétit se contenterait-il des souris et mulots qui trottinaient dans le Parc ct les jardins ? Quant aux rats, proies plus dodues, ils ne montraient guère les moustaches avant le crépuscule. Dans le dédale des égouts, ils avaient organisé leur empire et, sagement, s’y cantonnaient.

    Songeur,  vaguement désorienté, Angel Pesar de la Cruz observa le phénomène depuis les  fenêtres de l’archevêché. Monseigneur était troublé, chose qui ne lui était pas habituelle. Sa vie durant, la Foi, la seule véritable, avait éclairé son chemin. Rarement, le doute l’avait effleuré, au cours de sa jeunesse, mais il avait su vite écarter ces ombres portées sur la lumière de la Grâce. L’obscurcissement n’avait été que très partiel et bref. L’ambition d’Angel Pesar de la Cruz n’était pas personnelle, mais apostolique. Elle concernait l’humanité, quelle que fût sa couleur, son sexe ou son âge. Lui-même se considérait comme le serviteur, que seule l’humble fidélité pouvait distinguer.

   Or, la vue des rapaces élisant domicile à Santa Soledad, même si de façon temporaire, cela contredisait les bases même de sa vie. Le Seigneur n’avait-il pas ordonné les  choses de telle manière que les animaux sauvages vivraient dans la nature, et les hommes dans les villes ? Même provisoire, le séjour des rapaces à Santa Soledad rompait, pire : violait l’ordre naturel. Oui, les hommes avaient voulu cette infraction et cette rupture, parce que l’intérêt momentané leur avait dicté cette conduite paradoxale. Le libre arbitre en avait décidé ainsi. Honnêtement, lucidement, l’archevêque s’avoua qu’il ne s’était pas opposé à l’idée d’Augusto Valle y Monte. Le contagieux enthousiasme avait gagné tous les membres du Comité d’Assainissement Public, et Monseigneur s’était laissé emporter par ce courant, qui n’était pas moins torrentueux que celui du Rio Sangriento. Le prélat se reprocha l’excessive hâte de la réunion, hâte que seule pouvait justifier l’excessive fatigue.

    Les folles paroles de Domingo Malaespina résonnaient encore pour lui, colportées par les échos sous la haute voûte de la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos, comme si chaque pilier les projetait jusqu’au pilier suivant. Paroles de la folie, indiscutablement, discours nourri de délire, mais comment ne pas éprouver du malaise à voir se réaliser l’un des tableaux de la prophétie ?

    Oui, les Maztayakaw revenaient à Santa Soledad. Leurs hallucinations avaietn parlé, à travers la personne du jeune prêtre homosexuel et probablement pédophile. Penser les deux termes cliniques tourmentait Monseigneur. Ces mots n’appartenaient pas à son vocabulaire courant que, par exemple, « prolétariat » et « lutte des classes », car il se méfiait autant du freudisme que du marxisme. Cependant, les honteux, les déshonorants substantifs s’imposaient, en ces circonstances. Adoucir l’expression eût été sordide hypocrisie. Par écrit, dans le rapport adressé au Saint Siège, des circonlocutions étaient préférables, mais la pensée n’était lisible que pour Dieu.

    Oui, la terrible et terrifiante prophétie des Maztayakaw, qu’étudiait cet écrivain étranger, ce Mark Mywords, Monseigneur avait voulu la mieux connaître. Lui aussi était descendu dans les sous-sols de la si peu littéraire bibliothèque de Santa Soledad ; Luis Papelero en personne l’avait accompagné, avec un photographe professionnel. De chaque tablette, ils avaient pris un cliché, dont le photographe avait réalisé des agrandissements. L’archevêque n’avait qu’une connaissance très sommaire de la langue, qui n’était pas moins morte que le peuple. La bibliothèque lui avait prêté l’unique exemplaire de dictionnaire Maztayakaw qu’elle possédait, ceci en vertu d’une faveur spéciale concédée à la personne de Monseigneur.

    « Même le dictionnaire ne compense pas ma méconnaissance de la langue, pensa-t-il »     

    Les traductions existantes se contredisaient mutuellement  sur des points qui n’étaient pas de menus détails. Comment séparer l’exactitude de l’approximation, voire de la déformation, commise sciemment ou non ? Angel Pesar de la Cruz finit par penser :

    « Cela me répugne, mais je commence à me demander si je ne devrais pas solliciter l’aide de cet écrivain, qui semble particulièrement ferré sur ce sujet. L’homme est un mécréant, agnostique ou pire encore, proche de l’animisme ou favorable au retour à des cultes solaires, mais à qui d’autre puis-je m’adresser ? Ni à l’archevêché, ni ailleurs dans la ville, je ne trouverai une personne aussi compétente. »

    Angel Pesar de la Cruz appela son nouveau secrétaire, un prêtre d’âge moyen, bedonnant et presque chauve, à propos duqeul il avait reçu toutes les assurances possibles de conduite chrétienne. Dans une vie de prélat, un scandale suffit.

    Monseigneur dicta la lettre, puis ordonna qu’un factotum la portât immédiatement chez les Casagrande.

    « De plus, il vit en concubinage avec cette violoniste. S’ils doivent demeurer ici, et si nous nous voyons plusieurs fois pour la traduction, il faudra que j’aborde le sujet avec lui. Régulariser leur situation ne leur nuirait pas, au contraire. Oui, la régulariser aux yeux des hommes, mais, beaucoup plus encore : la sanctifier, sous le regard de Dieu. »

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