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11/07/2022

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38 La décision

 

   Le loqueteux fut introduit dans la Salle du Conseil. Le fumet de crasse et d’alcool que dégageait sa personne incommoda fortement les narines raffinées de ces dames et messieurs, mais la coupe était servie, donc ils la boiraient jusqu’à la lie.

    En dépit de sa proverbiale urbanité, Augusto Valle y Monte n’offrit pas de siège au visiteur intempestif. Le sourcil froncé, l’œil sévère, il ordonna :

    « Nous vous écoutons, M. Birdwatcher, mais soyez bref et précis, car nous n’avons pas de temps à perdre en bavardages. Si vous avez une idée pour clore cet interminable concert, dites-la nous vite ! »

    Steve Birdwatcher avait ôté son galurin, une sorte de galette grise et trouée, qui avait été neuve dix ans plus tôt. Déférent, il le serrait entre ses deux mains, les deux bras tombant, si bien que la chose crasseuse et pouilleuse formait un cercle devant sa braguette. Le reste de l’accoutrement s’accordait à l’objet, qui méritait si peu le nom de « chapeau » : veste aux coudes rapiécés, informe pantalon aux coutures malades d’usure, chaussures aux semelles si éculées qu’une feuille de papier à cigarette aurait pu les remplacer.

    Les dames sortirent des flacons de parfums, répandirent des senteurs dont elles imbibèrent leurs mouchoirs. A l’abri de ces légers paravents, elles attendirent la fin de l’épreuve. 

    « Monsieur le Maire, j’étudie les oiseaux depuis quatre décennies. Ce sont des êtres aux âmes délicates. Contre eux, il ne faut pas employer la force. Non, Mesdames, Messieurs. Nous devons dialoguer avec les oiseaux. Leur vie vaut bien la nôtre.

    - Et comment allons-nous dialoguer avec ces enquiquineurs, gouailla William Quickbuck. Allez-vous prétendre que vous les comprenez ?

    - Non seulement, je les comprends, Monsieur, mais je parle leurs différents dialectes. C’est pourquoi je viens vous offrir mes services d’interprète, afin de résoudre ce conflit de voisinage. Le pire serait la violence. Il nous faut trouver une issue pacifique. Déjà, le gouffre a dévoré le phalanstère. Prenons garde à ne pas enchaîner les catastrophes. »

    Sur les visages se lisait tout, sauf l’approbation.            

    « Ce mec est complètement ravagé, hurla Luciano Cazaladrones. Monsieur le Maire, un mot de vous, et je le fais éjecter comme un malpropre qu’il est, car, porter les mains sur lui, je ne le ferai pas moi-même ! Je ne veux pas me les salir !

    - Calmez-vous, Commissaire, et modérez votre langage devant les dames. Il y a des mots qui puent, et,     ma foi, l’idée ne me parait pas stupide du tout. Si réellement il est capable de comprendre ce que jargonnent les emplumés, puis de l’interpréter pour nous en langage humain, je crois qu’il ne faut pas refuser son intercession. »

    Dans la salle, le silence appuya sa main, étouffa paroles et bruits. Voilà que Monsieur le Maire commençait de délirer !                   

    « Je vois que vous êtes consternés. Vous pensez que je suis en train de perdre la tête, n’est-ce pas ? Je vous réponds : jusqu’à présent, quelles solutions avons-nous trouvées ? Aucune, il me semble. Que proposez-vous ? Rien. Vous êtes trop abattus pour avoir les idées claires. Enfin, aux situations exceptionnelles, solutions exceptionnelles. Tout vaut mieux que l’immobilisme. Vous n’ignorez pas que je favorise la concertation. L’autorité ne doit recourir à la force que dans les cas d’extrême entêtement, lorsque la mauvaise volonté a été prouvée. Steve Birdwatcher, au nom du Comité d’Assainissement Public, j’agrée votre suggestion, mais, avant toute autre chose, vous allez passer aux douches municipales, et au service social. Mme Carabiniero vous donnera un bon pour des vêtements  gratuits. Soyez prêt dans une heure.  Vous pouvez disposer. Merci à vous.   »

    L’ornithologue s’inclina, remercia le Maire, et sortit, en tenant le galurin derrière lui, si bien qu’il cachait les fesses, que la toile trop usée du froc eût laissé voir. Cette preuve de bonne éducation lui valut les suffrages féminins.

    Ce fut ainsi que le vagabond mit ses compétences d’interprète au service de la communauté des Laborieux. Derechef, Augusto Valle y Monte ressortit sur le balcon, annonça qu’une négociation allait être entreprise avec l’aide d’un spécialiste de premier rang. A n’en pas douter, les fauteurs d’insomnie comprendraient la gravité de leurs méfaits. Une seule séance de palabres allait tout arranger.

    L’élu ventripotent tint parole : il alla conjurer le peuple ailé de ménager ses voisins de race humaine, de respecter le repos, si péniblement mérité au prix du long labeur, et, pour cela, de modérer ses ardeurs musicales. L’expert en communication aviaire traduisit très exactement les propos du Maire. Par centaines, par milliers, en nuées multicolores, les oiseaux s’assemblèrent à l’appel de leur ami bipède. Comme les dialectes et les patois, parmi les oiseaux, varient autant que les espèces, la traduction exigea beaucoup de temps et de patience. Poliment, les oiseaux écoutèrent les objurgations ; tantôt, ils penchaient la tête à droite, tantôt à gauche, comme pour mieux comprendre le sens du discours.

    A peine le parlementaire eut-il achevé sa supplique, aussitôt se déclencha le tohu-bohu ! Roucoulements, gazouillis, roulades, trilles, sifflements et piaillements de se précipiter, se mêler, s’élancer, se percuter, rebondir, cascader ! Ça battait et claquait des ailes ! Tels bouquets de plumes, cela fusa, plana, virevolta, en tous sens tourbillonna et plongea !

    L’intercesseur annonça, triomphalement, que les chanteurs avaient décidé de se conformer à la discipline municipale.

    La nuit suivante fut, pour les citadins, beaucoup plus qu’un soulagement ; ce fut un délice, car l’impeccable silence, dès le crépuscule, s’installa dans les arbres, sur les toits et même dans le Parc. Les dormeurs éprouvèrent une authentique reconnaissance envers leurs invités. Enfin, ils pourraient de nouveau se reposer, au lieu de subir aubades, sérénades et nocturnes, ce perpétuel concert intempestif que personne n’avait demandé !

    Hélas, l’on sait que chasser le naturel ne sert qu’à le ramener à tire-d’aile ! Aussi, l’armistice, considéré par certains comme une accalmie dans une guerre d’usure des nerfs, ne dura-t-elle qu’une semaine. A partir de la huitième nuit, la situation redevint si insupportable que des demandes de congés rendus nécessaires à cause de dépressions nerveuses s’empilèrent de façon pyramidale sur les bureaux des psychiatres, donnant à ces derniers une tâche pharaonique.

    Même les plus sereins des laborieux souffraient de ce mal qui n’est peut-être pas une maladie, mais dont la persistance peut favoriser la morbide, la débilitante et la putride procession des maux et des infirmités. Les salles d’attente des médecins ne désemplissaient plus, les pharmacies devinrent les plus fréquentés des commerces, les réserves d’anxiolytiques, de tranquilisants et de somnifères furent vite épuisées, comme les forces de celles et ceux qui brusquement s’étaient muès en autant d’adeptes de la pilule soporifique. On commanda d’urgence des milliers de boîtes, chargées de rêves potentiels, de sommeil sans interruption, de repos sous la forme de conserves… Les livraisons tardèrent à venir. Tout allait le plus mal possible dans le pire des mondes, du moins le croyait-on.

    Le cerveau fort embrumé, soit par l’insomnie, soit par les médicaments chargés de l’annuler, les laborieux perdirent une grande part de leur efficacité. La somnolence, la vigilance relâchée, la difficulté à fixer l’attention et se concentrer, tous ces parasites de l’activité salariée causèrent bien plus d’erreurs et de contretemps que n’en avaient habituellement provoqués la maladresse ou la distraction des artistes. Même les plus consciencieux des travailleurs déploraient leur brusque manque d’efficacité.

    Le Comité des Dormeurs Epuisés rédigea une pétition qu’il déposa dans les bureaux de la Mairie. Voici quels en furent les termes :

   

    « Nous, citoyens laborieux de la bonne ville de Santa Soledad, déclarons sans ambages que la Municipalité doit impérativement agir avec la plus grande fermeté contre les empêcheurs de dormir, sur le dos, sur le ventre ou sur le côté, enroulé en fœtus ou non. La manie musicale et lyrique transforme nos nuits en cauchemars éveillés.

    A cet effet, nous prions instamment Monsieur le Maire, Augusto Valle y Monte, démocratiquement élu, confirmé dans ses fonctions depuis vingt-cinq ans, de solliciter l’aide et l’intervention des rapaces, les cousins mais aussi les ennemis naturels des moineaux piailleurs qui gâchent nos nuits.

    Notre but n’est pas la destruction des oiseaux, utiles dans la chasse aux mouches et autres bestioles volantes et piquantes, mais de les intimider, de les obliger à retourner construire leurs nids en dehors de nos murs. Peut-être aussi trouveront-ils ailleurs des villes plus mélomanes que la nôtre.

    Si les autorités ne prennent pas les mesures qui s’imposent, il est à craindre que les citoyens n’aillent chercher les armes nécessaires pour la défense du repos, dans l’usine de M. Hector Escudo. Nous apprendrons à tirer, et cela pourrait se terminer par un massacre.

    Avec l’expression de notre plus profond respect, veuillez agréer, Monsieur Le Maire, etc… »

    Des gens plus prudents, tel Pedro Hazacan et Luis Papelero, qualifiés de « timorés » par les plus intransigeants, tels William et Jane Quickbuck,  objectèrent que les prédateurs ne se contenteraient peut-être pas d’effaroucher leurs proies potentielles. Non, ils allaient commettre un carnage définitif et ne laisseraient sur le champ de bataille que monceaux de plumes ensanglantées. Certes, il ne s’agissait que de volubiles volatiles, mais le fait que l’ornithologue interprète, ce Mr Birdwatcher,  (même s’il exerçait la futile profession de clochard) ait pu communiquer avec eux conférait aux fauteurs d’insomnie une dignité qui, jusqu’alors, leur avait manqué. Bizarrement, avec eux, le lien était devenu pensable et réalisable.

    Si massacre il y avait, et si le vent soulevait les plumes, ces preuves lourdes de tant de légèreté jusqu’aux étoiles, prenant à témoin le cosmos, les laborieux effaceraient-ils jamais le crime de complicité ? Déjà, n’avaient-ils pas à se reprocher une part de responsabilité dans la disparition des artistes ? 

    On rejeta ces craintes avec dédain et leurs propagateurs furent taxés de pusillanimité, tandis que d’autres, plus retors que la majorité, jubilaient en espérant une issue meurtrière.

 

 

 

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