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27/07/2022

37 La délégation

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    « Etait-il écrit que, afin de fournir  une plus riche matière  au roman à rédiger, le destin de Santa Soledad m’offrirait   la gamme de tous les paradoxes ? Le chamboulement  auquel j’assiste me laisse pantois, mais, avant que d’être écrivain, je suis journaliste. Il me faut donc décrire et analyser le plus exactement possible ce que j’observe dans cette ville où, en dépit de mes premières impressions, je me sens de plus en plus chez moi, parce que nous plongeons vers les profondeurs de l’étrangeté. Or, s’il est un domaine où l’homme d’imagination peut et doit se sentir chez lui, c’est bien celui-là. La réalité fournit les matériaux, lesquels sont soumis à des règles apparemment  logiques et rationnelles. L’imaginaire bouleverse tout cela, il mélange les cartes, redistribue les rôles, perturbe l’ordonnance qui nous paraissait intouchable.       

    Venous en aux faits. Le dénommé Steve Birdwatcher (est-ce son véritable nom ? Je l’ignore.)  a déclaré que, afin d’obtenir l’aide des rapaces, il faudrait aller quérir «  ces seigneurs en leur fief », le Castillo de los Aguilas, et plus précisément jusqu’au pied du Torreon de los Tormentas. Comme les hommes, prétend-il, les rapaces ont développé  une hiérarchie,   mais leur civilisation, plus primitive que la nôtre, aurait  conservé les rapports    d’inféodation, où suzerains et vassaux tiennent respectueusement leurs places. Des  citoyens ignorants de ces règles, droits de préséance et privilèges, pourraient froisser l’orgueil des condors et des alérions, les maîtres du ciel. Un tel risque ne doit pas être encouru, car le conflit avec les seigneurs ailés comporterait de grands risques pour Santa Soledad.

    Quelques semaines plus tôt, de tels discours eussent valu, à celle ou celui qui les aurait commis,  l’internement immédiat dans le service psychiatrique de l’hôpital. Le brusque agrandissement du gouffre, l’engloutissent des artistes, le retour des oiseaux, leur comportement surnaturel et l’insomnie, enfin l’usage et l’abus de neuroleptiques, ont tant débilité les gens que leurs facultés mentales, en particulier le discernement et le jugement, sont dangereusement faussées.

    La réalisation de l’ambassade exigera quelques moyens matériels et financiers     , mais la dépense ne grèvera pas le budget municipal.

    S’avancer seul dans ces territoires inhospitaliers n’est pas exempt de risques. Donc, il sera préférable que l’interprète soit accompagné de deux ou trois hommes robustes, armés en prévision d’attaques fondant depuis les hauteurs, même si les dites attaques paraissent fort improbables. Les rapaces n’ont pas, affirme-t-il, le tempérament belliqueux trop souvent décrit dans des légendes dénuées de fondements scientifiques. Le pire des prédateurs, a-t-il continué, c’est l’homme,  et, plus particulièrement, la variété nommée « bandit » ou « brigand ». Si j’en crois l’ornithologue interprète et clochard,  les forbans forment des bandes, qui rôdent sur les hauts plateaux, dans le voisinage des villes. Malheur au randonneur ou voyageur solitaire et sans armes qui croise leur chemin !  Alors que les rapaces ne tuent que pour se nourrir, les tueurs à l’apparence humaine se plaisent à torturer leurs prises, avant de les égorger.

    C’était la première fois que j’entendais parler de pareils agissements aux environs de Santa Soledad. La chose était-elle inventée, n’était-ce que l’un de ces contes imaginés pour faire courir le frisson d’horreur, qui nous rend la sécurité du foyer si chère ? Lorsque nous sommes allés randonner jusqu’au Torreon de las Tormentas, personne ne m’a parlé de ces brigands. Que signifie cela ? Je me suis dit que,  lorsque je verrai Luciano Cazaladrones ou Felipe Carabiniero, je leur demanderai ce qu’ils en pensent.

    « Ouais, a marmonné le Commissaire, tandis que la goguenardise tordait ses lèvres. Je n’affirmerai pas que cela ne s’est jamais produit, mais ce loufoque exagère. Fort heureusement, les abords de Santa Soledad sont généralement très sûrs, pas vrai Felipe ?

    - Vous avez raison, chef. Nous y veillons. Et, lorsque nous apercevons quelques uns de ces malfaiteurs, nous appliquons la consigne de sécurité maximale. »

    J’ai voulu savoir en quoi consistait la dite consigne.

    « Oh, c’est très simple pour qui sait bien viser, bien tirer, a grommelé Luciano. Si le criminel est du menu fretin, tirer dans les jambes, pour l’immobiliser ; si c’est un assassin professionnel, viser la tête, ou le cœur, ou les deux. Dans tous les cas, tirer d’abord, poser les questions ensuite.

    - C’est ce que je fais, patron. Pas la peine d’encombrer les prisons de récidivistes. Ça permet d’économiser l’argent des contribualbles.

    - Nous appelons ça des « frappes chirurgicales », Mr Mywords. Que feriez-vous, si l’un de vos membres était gangrené ? Vous vous feriez amputé, n’est-ce pas ? Voilà comment il faut agir avec la racaille. De toute façon, si nous ne tirions pas les premiers, eux ne se gêneraient pas pour nous descendre. Le devoir et l’instinct de survie ne font plus qu’un. Les honnêtes gens gagnent sur toute la ligne. Qui s’en plaindra ? »

    Je leur ai objecté que je trouve la méthode un peu trop expéditive à mon goût, mais ils se sont esclaffés. Le Commissaire a lancé une claque amicale et supérieurement hiérarchique sur le dos de l’inspecteur, et celui-ci a souri complaisamment à celui-là. J’ai saisi que les arguments juridiques les laisseraient insensibles, aussi me suis-je tu. Ces deux-là restent fidèles à l’idéal d’efficacité de Santa Soledad.   

    Officiellement, comme les autorités ne veulent pas reconnaître l’existence de bandes armées, l’organisation paramilitaire de la petite équipée sera présentée comme suit, dans la gazette locale : 

    « L’escorte et les armes ne seront que des précautions généralement recommandées, à ces hauteurs, et dans ces solitudes. Il ne faut pas y voir l’effet d’un quelconque alarmisme. »

    C’est du moins ce que m’a dit Felipe Carabiniero, qui lui-même tient cela de sa femme, Aurora. La phrase lui a été dictée par Augusto Valle y Monte en personne.

   L’expédition ne durera pas plus de deux ou trois jours. Il suffira de s’approcher le plus possible, en automobile, de la piste qui mène au plateau, puis de là, marcher en direction du Torreon de los Tormentas. Deux tentes, des sacs de couchage,  un réchaud à gaz et quelques provisions de bouche satisferont aux besoins. (…)

    Le Comité d’Assainissement Public a cherché des volontaires. Trois hommes ont proposé leurs services, spontanément et rapidement : Neil Steelband, Ignacio Ganatiempo et Lucas Obrero. Tous les trois sont  membres actifs d’une association de tireurs amateurs, qui ne prennent pas pour cibles les suspects comme s’ingénient à le faire des policiers, mais ils  possédent des armes à feu légères et précises, ainsi que le matériel nécessaire pour bivouaquer sur la hauteur, glaciale la nuit, du Castillo de los Aguilas. Hormis des émoluments qui seront versés à la personne de Birdwatcher, clochard interprète du langage des oiseaux, la Municipalité n’aura pas à défrayer la délégation.

    Ces conditions étaient acceptables, parfaitement raisonnables, mais la dernière l’a été beaucoup moins. Steve Birdwacher a voulu que l’on libére Domingo Malaespina. L’homme est  fou, il ne le conteste pas, mais il est inspiré, précisément parce que c’est un dément. Sa folie prophétique et visionnaire lui permettrait, plus facilement qu’à d’autres, d’entrer en relation avec les rapaces.

    « J’ai besoin de Malaespina, sans lui je ne partirai pas, car le souffle de l’univers passe par lui. Je connais les voies de la technique, tandis que son esprit est illuminé par la Voix. »

    Le Comité d’Assainissement Public n’a cédé qu’à contrecoeur à l’exigence étrangement formulée, mais nous avons avancé d’un long pas dans le royaume de l’étrangeté, dont j’ai déjà parlé. Qui sait où cela s’arrêtera ? Si toutefois cela s’arrête un jour…  

 

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