Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

20/12/2021

27 L'asse:mblée

 

27 L’assemblée

 

   

    Les pires craintes de ceux qui vivent en marge de la Cité, les exclus du texte principal, les prisonniers de cette blancheur d’où le texte est absent, ces craintes s’avèrent fondées : les potentats ont créé un Comité d’Assainissement Public, dont le but avoué s’énonce comme suit : débarrasser Santa Soledad de la nuisance artistique. Augusto Valle y Monte, respectueux des règles démocratiques, a convoqué une vaste assemblée des citoyens, qui vient de s’achever.  

    La salle de réunion s’est presque vidée. Les derniers retardataires tournent le dos à la tribune, depuis laquelle Augusto Valle y Monte présidait la séance, avec à sa droite Hector Escudo, représentant des industriels, et sur sa gauche William Quickbuck, représentant des commerçants, gros et petits confondus, même si l’appétit de dollars vite   gagnés s’apparente, chez l’obèse propriétaire de supermarchés, à celui de l’ogre flairant la chair fraîche. Mr Quickbuck déborderait mollement d’un siège ordinaire. Aussi, doit-on prévoir, pour les réunions publiques où parait ce magnat, une chaise ou un fauteuil adapté à sa dégoulinante morphologie. 

    Jane Quickbuck et la secrétaire de l’élu local,  Aurora Carabiniero, tout au long de ce débat et des précédents, prirent les minutes préparatoires à la rédaction du mémorandum. L’épouse de l’inspecteur de police a charmé tous les hommes présents, sauf peut-être Monseigneur l’archevêque et son secrétaire si particulier, le premier parce que le sacerdoce lui interdit de se laisser charmer par une dame, le second parce que l’inclination naturelle de son tempérament ne le porte pas, comme nous l’avons vu, vers le sexe féminin. Jane Quicbuck a bien remarqué, à son grand dam, que les regards masculins étaient majoritairement braqués vers les fines et belles jambes d’Aurora Carabiniero, qui de plus affectionne les robes courtes. La charnelle exposition des atouts de son épouse ne gêne pas Felipe Carabiniero, que la concupiscence inutile des autres hommes amuse, car Mme Carabiniero lui est inconditionnellement fidèle. Voir les mâles baver d’impuissante lascivité réjouit l’inspecteur, dont l’orgueil est flatté de savoir que ces trésors sont à lui seuls réservés.

    Quant à Jane, qui n’est certes pas un laideron, elle a dans le regard et la voix ce quelque chose, difficilement définissable mais glaçant pour les hommes, le caractère foncièrement calculateur, la froideur et le ton dur, qui peuvent même faire oublier qu’une femme est belle.   

   Dans l’assistance, on pouvait voir Neil Steelband et son acolyte, Ignacio Ganatiempo, grands défenseurs de la technique et de l’industrie, pourfendeurs de l’art, ce dernier mot ne méritant pas, selon eux, la majuscule que, trop facilement, lui attribuent ses propagateurs. Leurs arguments furent écoutés, savourés par le fabricant d’armes et le détaillant de boîtes de conserves et poudres à lessive. Voilà des gens qui ont la tête bien vissée sur les épaules, au lieu de virer au moindre courant d’air, comme ces têtes inspirées, donc folles… Vous me comprenez : des hommes qui ont les pieds bien plantés sur la terre, vont tout droit leur chemin, sans écouter les bobards des bateleurs du rêve. Nous n’aurons jamais trop d’hommes comme ceux-là, mon cher. Des ingénieurs et des techniciens, des vendeurs et des représentants de commerce, travailleurs sensés, foncièrement réalistes, qui savent vous mener l’équipe et l’affaire de A jusqu’à Z, sans omettre aucune des étapes intermédiaires. Pas de ces beaux parleurs, qui vous embobinent avec leurs histoires à se décrocher la mâchoire, à force de bâillements mille fois répétés.

    Les finasseries de Bizantins ne sont pas le style de nos collaborateurs. Les hommes efficaces et sérieux se posent des questions pratiques, telles que : comment réparer au plus vite la machine tombée en panne et, surtout, comment éviter que cela ne se reproduise ? Voilà les vraies questions, tandis que se demander si l’on doit encore écrire en alexandrins ou en vers libres, peindre et sculpter de façon abstraite ou figurative, composer des mélodies ou renoncer à toute forme d’harmonie,   dites-le moi, cela   met-il du beurre dans les épinards        ? Non, ni du beurre, ni même de la margarine de la dernière qualité, quel que soit le légume, même le plus vulgaire des rutabagas, pour le plus ordinaire des estomacs.

    Oui, indubitablement, le débat démocratique a intéressé la population de Santa Soledad. Les électeurs sont venus nombreux, afin d’exprimer la plus grande diversité d’opinions que l’on puisse imaginer. Entre autres, Augusto Valle y Monte a remarqué la présence de Domingo Malaespina. Le jeune prêtre en soutane porte en permanence, sur son visage osseux, cette expression de sévérité qui impose des images de dévotion et de  chasteté, voire de mysticisme purfificateur.

    «  Monsieur le Maire, a demandé le prêtre de sa voix de fausset, pas plus en accord avec sa forte charpente que ne le serait le chant du flûtiau sortant de la contrebasse, même si l’Assemblée des Citoyens vote en faveur de l’exil des artistes, par souci d’équité, je pense que chacun des exilés devrait conserver une chance de réintégrer la communauté, s’il montre suffisamment de bonne volonté pour travailler de nouveau  avec les équipes normales de travailleurs. Dans son infinie Miséricorde, Dieu ne rejetterait pas définitivement l’une quelconque de ses brebis, sans avoir épuisé toutes les possibliltés de rachat, même de la plus perdue d’entre elles. »

    Assis au premier rang, Angel Pesar de la Cruz a hoché le chef ; son crâne presque chauve et son nez aquilin lui donnent l’apparence d’un paisible rapace en costume anthracite et cravate noire. Vraiment, Domingo Malaespina sait parler. Sur le plan de la Sainte Foi, ses arguments ne présentent pas la moindre faille.

    Comment croire les infamies contenues dans les lettres anonymes, qui régulièrement apparaissent sur le bureau de l’archevêque ? La noblesse du prélat se révolte contre le soupçon. Il voudrait même ne plus lire ces litanies d’insanités, mais il ne sait pourquoi, lorsque l’une des infernales enveloppes est posée en évidence sur la table de travail, ses mains ouvrent le courrier, ses yeux dégoûtés  suivent le tracé du chapelet d’obscénités.

    L’archevêque découvre en lui-même la candeur, dont il ignorait l’existence. Jusque là, il lui paraissait inconcevable que l’on soit aussi méchant, aussi pervers, aussi acharné contre quelqu’un.

    La question est de savoir si le corbeau connaît ou ne connaît pas personnellement Domingo Malaespina. S’il ne le connaît que de vue, quel intérêt a-t-il à le calomnier ? Qui veut-on réellement viser, le jeune prêtre ou l’archevêque ? Peut-être l’ignoble personnage désire-t-il blesser à la fois les deux clercs. Comble de la jouissance méchante : nuire à deux personnes à la fois, mais en ne s’adressant qu’à une seule… Saper, détruire la confiance, instaurer le règne puant de la défiance.

    Chaque phrase, chaque mot, chaque geste, chaque intonation, tout sert alors de prétexte à soupçons. Ce qui la veille paraissait anodin, aujourd’hui devient suspect. La personne devenue soupçonneuse lit, dans les plus innocents des signes, la malignité, la duplicité, comme si l’on décryptait un message codé, ou comme si l’on déchiffrait un texte écrit à l’encre sympathique.     

    Angel Pesar de la Cruz a senti le vers du doute s’introduire dans son esprit, ronger les certitudes jusqu’alors si solides, miner sa foi en l’humanité, car, s’il ne peut plus se fier à son plus proche collaborateur, sur qui pourra-t-il s’appuyer ? 

    Au premier rang, réservé aux notables,  assis près de Monseigneur, Guiseppe Mascara et Felipe Papelero formaient un contraste digne d’être peint par Teresa Casagrande : autant le Président de l’Université Scientifique, Commerciale et Technologique est doué d’une virile prestance, avec sa haute silhouette si droite, ses épaules dignes d’un lutteur, son épaisse chevelure blanche, sa voix d’orateur et sa maîtrise de la rhétorique,  autant le Conservateur de la Bibliothèque se ratatine ; son corps maigrichon, ses cheveux rares, sa voix chevrotante, son regard de chien battu, tout en lui inspire           la compassion et la pitié. Guiseppe Mascara semblait assis près de lui pour le protéger contre les improbables agressions.

    Alejandra Papelero, en digne matrone, toisait son freluquet de mari de si menaçante façon qu’il n’osa que rarement ouvrir la bouche. On eût dit que le regard de la Gorgone l’avait changé en pierre. Encouragé à prendre la parole sur sa droite par Guiseppe Mascara, l’ami de toujours, dissuadé de le faire sur le flanc gauche par la castratrice épouse, le malheureux se sentait tiraillé entre deux forces inconciliables, bégaya parfois des paroles confuses, qui lui valurent  des réprimandes susurrées, mais non moins terrifiantes.

    Oui, Monsieur le Maire était de l’avis de Domingo Malaespina. Il fallait que la sévérité fût assortie de  possibilités de clémence, mais avant de reprendre leur place au sein de la Cité, les artistes repentis devraient donner toutes les preuves de l’abandon définitif de leurs improductives manies. Sinon, quelle crédibilité conserverait l’autorité municipale, et plus particulièrement celle du Comité d’Assainissement Public ? Oui, le sens commun devait prévaloir, tous en convenaient, même les artistes présents.

    Afin de prendre la parole, une très belle jeune femme s’est levée. Robe mi-longue, très ample, à semis de fleurs aux couleurs de pastel, lourdes boucles d’oreilles en or, collier de perles, une bague à chaque doigt.   Neil Steelband et Ignacio Ganatiempo ont ricané, en se regardant de manière grivoise.

     « Tiens, Isabel Amapola, le travelo, qui se sent concerné… »

    Angel Pesar de la Cruz entendit l’insulte. Cela le fit sursauter. Involontairement, il se tourna vers la personne de sexe indéfini. C’était donc cette… comment dire une pareille chose, tant elle est monstrueuse ? Une danseuse ? Un danseur travesti ? Enfin, le personnage avec lequel, s’il fallait en croire les ordures consignées sur papier, Domingo Malaespina se compromettait, se damnait. Parfois, Angel Pesar de la Cruz s’était demandé s’il devait montrer les horreurs au commissaire ; puis, hâtivement, il avait écarté de lui cette pensée dégradante. Qu’avait-il, qu’avait-elle à dire, cette Isabel Amapola ?

    « Monsieur le Maire, commença la voix si peu féminine, malgré les efforts que le travesti faisait pour l’adoucir, pour en raboter les rugosités,  la mesure d’exclusion ou de séparation des ethnies concerne-t-elle aussi les danseuses ou chanteuses de cabarets, dont le but n’est que de divertir les  travailleurs consciencieux ? »                       

    Augusto demanda quelques secondes pour la réflexion. Il s’ensuivit un échange de paroles entre le Maire, William Quickbuck et Hector Escudo. Augusto Valle y Monte baissa la tête, la tourna tantôt vers l’industriel, tantôt vers le commerçant, puis promena de nouveau son regard sur l’assemblée, enfin le posa sur Isabel Amapola.

    « Je comprends votre inquiétude, Madame, mais vous ne devriez pas vous sentir concernée par ce programme. Comme vous venez si bien de le dire vous-même, votre métier consiste à détendre les travailleurs après les justes et nécessaires fatigues de la journée. Les clowns, chanteurs, danseurs, prestidigitateurs, illusionnistes et fantaisistes n’entrent pas dans les catégories jugées improductives.

    - Monsieur le Maire, une question, si vous le permettez.

    - Oui, Monseigneur, je vous écoute.

    - La morale publique ne souffre-t-elle pas des agissements, au sein de notre communauté, de personnes qui, contrevenant aux lois divines, contrefont l’apparence du sexe opposé ? »

    Il y eut un court silence. Augusto Valle y Monte regarda William Quickbuck, puis Hector Escudo. Cet échange muet dut leur suffire pour se comprendre.

    « Monseigneur, avec tout le respect que nous devons à l’autorité morale et religieuse que vous incarnez, nous autres, qui détenons le pouvoir temporel, ne sommes pas habilités à nous immiscer dans la sphère privée, aussi longtemps que le comportement sexuel et vestimentaire des individus ne porte pas d’atteinte grave à l’ordre public. je comprends fort bien le sens de votre question, Monseigneur,mais nous ne pouvons, ici ce soir, entrer dans ce genre de considérations.  Les orientations sexuelles des personnes relèvent de la vie privée, sur laquelle nous n’avons aucun pouvoir, où nous ne souhaitons pas non plus intervenir. Aussi longtemps qu’aucune plainte n’a été déposée contre ces artistes du spectacle, la police ne peut les appréhender. Encore faudrait-il que les accusations soient justifiées. Les adultes qui fréquentent habituellement les cabarets doivent s’attendre à y voir des originaux ou même des marginaux. Evidemment, si ces personnes s’affichaient dans des lieux fréquentés par des mineurs, en particulier et surtout dans notre belle cathédrale ou à la sortie des écoles, il va de soi que ces comportements seraient immédiatement réprimés. A ma connaissance, de tels faits ne se sont pas produits jusqu’à présent. Si la chose arrivait, il va sans dire que les incidents devraient être aussitôt portés à notre connaissance. Ma réponse vous satisfait-elle, Monseigneur ?

    - Oui, Monsieur le Maire. Jamais je ne tolérerai que des personnes de mauvaise vie viennent troubler le recueillement de nos fidèles. Coûte que coûte, le lieu Saint sera préservé. »        

    Au fond de la salle, Felipe Carbiniero ne perdait pas une syllabe ni un geste du débat. Son regard se reposait souvent sur la tête blonde qui dominait très  notablement l’assemblée. Mark Mywords, que faisait-il là ? Il était étranger. Cette affaire ne le concernait pas. Bientôt, il repartirait semer ses idées de perturbateur dans d’autres pays. Sur sa gauche, il y avait la voisine de palier d’Isabel Amapola, cette Elena Mirasol, dont Amanda Cazaladrones disait si peu de bien, la soliste si dévouée à son fichu violon que le traitement des dossiers souffrait de retards. Le Commissaire et son épouse étaient assis au premier rang, parmi les notables, à proximité d’Arturo Curatodo et de sa jeune puéricultrice d’épouse, Carla. Cette dernière ne se réjouissait pas de la présence, à sa gauche, de Pilar Escudo,  sa directrice au tempérament si dominateur que cela en frisait l’autoritarisme. Carla n’était pas aussi farouchement déterminée que Pilar contre les artistes.

    La question divisait même certaines familles, où l’extrême rigueur côtoyait la clémence. Précisément, jusque dans le couple Curatodo, Carla se montrait plus encline à pardonner, c’est-à-dire à donner une ou plusieurs autres chances aux mal intégrés.

    Une main se leva dans l’assemblée, au bout d’un long bras musculeux.

    « Monsieur le Maire, souffla Hector Escudo, l’un de mes manutentionnaires voudrait prendre la parole.  

    - Qui est-ce ? 

    - Paolo Casagrande, mais autant que je vous le dise tout de suite, c’est un sculpteur.

    - Ça ne fait rien. Nous avons organisé un débat démocratique. Tout le monde doit pouvoir s’exprimer.

    - Nous vous écoutons, Paolo, lança Hector Escudo.

    - Monsieur le Maire, personne ici présent ne niera qu’organiser un débat est une bonne chose, une façon saine de fonctionner, mais par ailleurs, les cartes ne sont-elles pas faussées d’entrée de jeu, puisque nous autres artistes ne formons qu’une infime minorité au sein de la communauté de Santa Soledad ? Tout débat, si démocratique soit-il, ne se soldera-t-il pas par une ou des décisions qui nous seront défavorables, puisque l’incompréhension entre les laborieux et nous est totale ? »

    Un tohu-bohu suivit la harangue de Paolo Casagrande. Depuis des sièges éloignés du sien, car sa taille peu commune inspirait la crainte, cris et injures fusèrent :

    «  Comment, des laborieux, nous ?

    - Nous sommes des travailleurs, d’honnêtes travailleurs consciencieux !

    - Nous n’avons rien à nous reprocher, Monsieur le sculpteur !

    - Tandis que vous et vos complices, vous êtes tous des feignants !

    - Des bons à rien !

    - Des incapables et des sangsues !

    - C’est ça ! Vous sucez le sang des braves gens !

    - Toujours la critique à la bouche !

    - Parasites et jamais contents !

    - On va t’attendre à la sortie !

    - C’est ça ! On va te casser la gueule, sale artichaut ! »

    Paolo blêmit. La pire des injures venait de le frapper : « artichaut », dans l’argot de Santa Soledad. On assimilait les artistes à des légumes, dans lesquels peu de chose est comestible, le reste n’étant que déchets. Paolo Casagrande serra les poings. Il s’apprêtait à cingler ses agresseurs, mais Teresa l’implora de se rasseoir. Le sculpteur obéit à sa compagne.  

    L’énorme William Quicbuck saisit le marteau, posé devant lui. Il en asséna plusieurs coups retentissants sur la table, en criant :

    « Du calme ! Nous exigeons de tous la bonne tenue indispensable au déroulement d’un débat vraiment démocratique ! Si certaines personnes ne savent pas se tenir aux règles de respect mutuel, nous devrons les faire expulser par la police, dont le chef est ici présent ! Que ceci soit le premier et dernier avertissement ! »

    Pour confirmer que l’ordre et la loi ne seraient pas bafoués mais auraient le dernier mot, Luciano Cazaladrones se leva, se tourna vers l’assemblée, troussa ses si peu esthétiques babines,  ouvrit sa gueule aux crocs si fortement dissuasifs et gronda :  

    « Mr William Quickbuck a parfaitement raison. Moi, Luciano Cazaladrones, en tant que Commissaire de Police, je ne tolérerai pas que de tels incidents se reproduisent au cours de la séance. Il y a,  dans et près de la salle communale, des forces suffisantes pour maîtriser d’éventuels trouble-fête. Qu’on se le dise ! Je ne me relèverai que pour donner les ordres nécessaires ! »

    Une aussi ferme admonestation   devait être entendue. Comme à la surface de la mer, lorsque la tempête se fatigue graduellement et s’épuise, le calme revint peu à peu. Les cris se muèrent en murmures, qui à leur tour s’espacèrent, si bien que le silence étendit sur l’assemblée sa nappe incolore, sous laquelle pourtant les contradictions poursuivaient l’œuvre de sape contre la fictive unité communautaire.

    Une autre main se leva, maigre et ridée, au bout d’une manche de chemise à carreaux.

    « Un éboueur, siffla Jane Quickbuck en direction d’Aurora Carabiniero, c’est le comble ! Même les gens les plus vulgaires se croient autorisés à prendre la parole !

    - Ils le sont effectivement, lui répliqua la magnifique secrétaire muncicipale, en décroisant puis recroisant aussitôt ses jambes, ce qui troussa un peu plus haut le tissu de la robe courte, que par pudeur elle tira, autant que faire se pouvait, en direction de ses genoux. Pourquoi l’avis d’un éboueur aurait-il moins de valeur que celui de l’ingénieur ou du Président de l’Université ?  »

    Jane Quickbuck haussa les épaules. Les deux dames continuèrent de noter les noms des intervenants et la substance des arguments.

    « Nous vous écoutons, Pedro Hazacan, l’autorisa Augusto Valle y Monte. 

    - Merci, Monsieur le Maire. Vous savez, moi, je ne suis qu’un éboueur, je n’ai pas beaucoup d’instruction comme ces messieurs du premier rang, mais je connais beaucoup de gens. Ça fait plus de trente ans que je parcours les rues de Santa Soledad. J’ai fréquenté des gens de toutes sortes. Bon, comme Mr Quickbuck et M. Escudo, je pense que l’art ne sert pas à grand-chose dans la ville. Nous pourrions nous en passer. Mais, voyez-vous, je connais des artistes. Ce ne sont pas d’aussi mauvaises  gens que l’on veut le croire. Il y en a même de bien braves.

    - Que proposez-vous donc, Pedro Hazacan ?

    - Que l’on ne se précipite pas. La scission de la communauté, c’est peut-être facile à réaliser, mais recoller les morceaux, ce serait beaucoup plus difficile. »

    De toutes parts, les réactions furent nombreuses et diverses. Le brouhaha menaça de l’emporter, de compromettre l’ordonnance du débat. Malgré la mollesse de ses chairs, Willimam Quickbuck martela de nouveau la table, de la plus ferme façon.

    « Du calme, du calme ! Chacun doit prendre la parole à tour de rôle ! Il ne sera toléré aucune entorse à cette règle ! »

    Pedro Hazacan s’était rassis. Près de lui, Maria lui sourit, fière que son homme ait pris la parole en public, pour exprimer clairement et sincèrement ce qu’ils pensaient tous les deux.

    Une autre main se leva.

    « Cette fois-ci, c’est Josefina Obrero, l’une de mes bonnes ouvrières, Monsieur le Maire.

    - Elle ne peut donc pas être soupçonnée de complaisance à l’égard  des artistes, M. Escudo ?

    - Evidemment non, Monsieur le Maire. Nous savons tous qu’être artiste et bon travailleur en même temps, ça n’a pas plus de sens que d’être voleur et gendarme à la fois.

    - Vous avez la parole, Mme Obrero.

    - J’ai bien écouté ce que vient de dire Pedro Hazacan. Il a raison sur un point : il y a des braves gens dans toutes les catégories, mais cela ne change rien au fait que certaines personnes sont productives et d’autres pas ou peu productives. Est-ce normal que certains s’échinent, pendant que d’autres se prélassent ou font semblant de travailler ? Tout ça pour qui, pour quoi, je vous le demande ? Pour des fumisteries, des barbouillages ou des histoires à dormir debout. Il faut savoir grandir ! Mais il y a des gens qui ne grandissent jamais, tout le problème est là. Si nous ne nous montrons pas plus fermes, nous ne nous en sortirons jamais. »

    Josefina Obrero se rassit, l’air satisfaite d’elle-même. Pour une femme qui n’avait pas l’habitude de s’exprimer en public, ne s’en était-elle pas fort bien sortie ? Cette fois-ci, ce fut le mari qui gratifia l’épouse d’un sourire de fière approbation.

    « Bravo, ma chérie ! Tu as bien parlé. C’est exactement ce qu’il fallait dire. »

    De l’estrade, Augusto Valle y Monte observait tout avec la circonspection de l’homme politique, soucieux de conserver le pouvoir, sa principale raison de vivre.

    «  Connaissez-vous l’homme qui lève la main, demanda-t-il, en plaçant sa main sur le microphone, de manière à n’être entendu que de ses voisins.

    - Oui, Monsieur le Maire. Il s’appelle Petrov Moskoravin et travaille comme traducteur et interprète dans mon supermarché. Ce serait un bon employé, s’il n’était pas  musicien, hélas !

    - Ne dit-on pas, pourtant, que les dons pour la musique et les langues sont proches, s’accordent même bien ?

    - Monsieur le Maire, le problème reste celui des priorités. Ce Petrov Moskoravin place sa priorité ailleurs que dans l’avenir de l’entreprise…

    - Je vous comprends, mais nous ne pouvons pas lui refuser la parole. »

    Pendant que le Maire et William Quickbuck échangeaient rapidement ces propos, l’agitation regagna quelque peu l’assemblée : raclements de gorges, toussotements, éternuements, nez que l’on mouche, frottements de souliers sur le parquet, murmures ou interpellations plus vigoureuses, rires mal contenus,  mal étouffés, au total ce langage corporel que la décence et la bienséance répriment, mais que rien ni personne ne peuvent supprimer.

    « Monsieur le Maire vous donne la parole, Petrov Moskoravin, annonça William Quickbuck. 

    - Merci, Messieurs. Je n’irai pas par quatre chemins. Je suis atterré par les propos anti artistiques tenus ce soir. On caricature les créateurs, en les accusant tous de fainéantise. Peut-être paraissons-nous parfois un peu distraits, un peu « dans la lune », comme on dit familièrement, mais cela ne signifie pas que nous négligeons nos tâches. Bien sûr, nous avons des passions extra professionnelles, mais dire que cela fait nécessairement de nous des mauvais travailleurs, c’est ce que j’appelle une grossière généralisation. Ensuite, réfléchissez bien à quoi ressemblerait une société sans musique, sans littérature, sans art d’aucune sorte. Je vais vous dire mon avis : ce serait purement sinistre. Voulez-vous exclure la beauté de la cité ? Alors, soyez cohérents. Boutez dehors les belles femmes, les hommes attirants, arrachez tous les arbres, interdisez notre ciel aux oiseaux, coloriez définitivement le ciel en gris, répandez de la suie sur les façades blanches, enlaidissez votre ville et votre vie autant que vous le pourrez ! Avant de le faire, demandez-vous pour quel motif vous désirez cela. Productivité, efficacité, compétitivité, profitabilité, voilà vos dieux ! Lorsque vous aurez gagné, car évidemment vous parviendrez à vos fins, vous allez nous expulser de Santa Soledad, pour la seule raison que vous êtes majoritaires, plus rien n’entravera le triomphe de vos dieux de pacotille ! »

    La diatribe du musicien déclencha un tollé. Des hurlements jaillirent de tous côtés, coléreux, haineux, injurieux. Quelques hommes se levèrent pour cracher dans la direction du compositeur. Les projectiles blanchâtres et mous n’atteignirent pas tous leur cible, mais décrivirent des trajectoires d’inégale longueur, si bien qu’ils s’étalèrent sur les vêtements ou les têtes de personnes qui ne soutenaient pas nécessairement Petrov Moskoravin. Des cris de dégoût, des protestations outrées s’entrecroisèrent puis se fondirent en cette seule injure :

    «  Bande de porcs ! »

    A son tour, Augusto Valle y Monte abattit le marteau sur la table et rappela le public à l’ordre :

    « Commissaire, que vos hommes expulsent les malotrus qui viennent de perturber la réunion ! Les règles élémentaires de la civilité sont bafouées ! »

    Luciano Cazaladrones se dressa, aboya des ordres aux quatre coins de la salle, rameuta de partout ses agents.  Des inspecteurs en civil, et des policiers en uniforme stationnés sur le pourtour ainsi qu’aux entrées, se frayèrent une voie sans douceur parmi l’assistance. Quelques minutes suffirent pour identifier, appréhender puis traîner dehors les cracheurs. La confrontation qui s’ensuivit ne fut pas des plus aimables ni des plus… policées, les poings et la matraque servant d’arguments. A l’intérieur, le débat suivit son cours démocratique.Augusto Valle y Monte s’adressa au compositeur, fauteur de disharmonie. On vit l’auguste et triple menton trembloter, comme agité par le courroux contenu.   

    « Monsieur, votre intervention était fortement polémique et je ne puis en accepter ni le ton, ni la teneur. C’est un procès d’intention que vous faites aux autorités de Santa Soledad, ville qui vous a  pourtant accueilli. Vous vous montrez peu reconnaissant, Monsieur. Ah, je vois qu’une jeune dame voudrait prendre la parole. Votre nom, s’il vous plaît ?

    - Elena Mirasol, Monsieur le Maire, employée de bureau à l’Université, violoniste pendant mes loisirs.

    – Nous vous écoutons, Madame.           

    - Merci, Monsieur le Maire. Oui, Petrov nous a dit son sentiment de manière passionnée, parce qu’il est ainsi. Je vous prie de lui pardonner. Notre ami ne se contente pas des demi-mesures. Ceci étant dit, je voudrais que chacune et chacun réfléchisse bien à ce que Petrov Moskoravin a dit. Même si la formulation était un peu trop forte au goût de certaines personnes, comment ne pas s’interroger sur le sens de ses paroles ? Quelle ville voulons-nous ? Et, dans cette ville, quelle vie désirons-nous ? L’essentiel est de se poser les bonnes questions. Pour ma part, je peux dire qu’il existe un véritable acharnement contre les artistes, dans le milieu professionnel. Nous sommes mal aimés. Dans le meileur des cas, on nous tolère comme un mal inévitable. Les vexations et les avanies sont notre lot quotidien. Nous en avons assez de cette situation.

    - Est-ce tout, Madame ? Oui ? Bien, à qui la parole maintenant ? Ah, Mme Amanda Cazaladrones désire intervenir.

    - Oui, Monsieur le Maire, ce que je viens d’entendre me laisse pantoise. A les entendre, nos rêveurs sont victimes de notre méchanceté. C’est le comble  de la paranoïa ! Je connais la personne qui vient de parler. Au lieu de nous emberlificoter avec ses phrases pompeuses, elle ferait mieux de se montrer plus consciencieuse au bureau. Si les subalternes se mettent à commander les chefs, où allons-nous ? Il n’y a qu’un mot pour définir cela : l’anarchie, Monsieur le Maire, l’anarchie !

    - Je vous comprends fort bien, Mme Cazaladrones, mais calmez-vous, je vous en prie. L’heure n’est pas aussi grave que vous semblez le croire. Ne dramatisons pas les choses ! Vous savez que je suis partisan de la modération. Ah, je vois un Monsieur, là-bas, qui lève la main. Veuillez-vous présenter, Monsieur.

    - Mathew Dawnside, journaliste.

    - Attendez, Monsieur le Commissaire désire ajouter une précision.       

    - O  ui, Monsieur le Maire, il faut que chacun ici présent sache qui se cache sous le masque de Mathew Dawnside. C’est, en réalité, Mark Mywords, le célèbre écrivain, connu pour ses thèses contestatrices.

    - Merci, Luciano Cazaladrones. Que dites-vous de cela, Monsieur…  je ne sais plus comment vous appeler… 

    - Monsieur le Maire, je trouve intéressant que, lorsque je décline ma véritable identité, Monsieur le Commissaire me rappelle que j’ai un pseudonyme littéraire. Dois-je en déduire que l’homme a disparu au profit de l’écrivain ? Dans une ville où la littérature est reléguée dans les caves, cela ne manque pas de sel. Pour moi, qui préférais l’incognito, c’est raté. Merci, Monsieur le Commissaire pour l’indésirable publicité. Maintenant que vous m’avez remis sur le viasge le masque de l’auteur, au nom de qui, au nom de quoi puis-je parler ? Bien sûr, vous allez me reprocher d’être un étranger. Si vous m’écoutez, ce sera par courtoisie, car mon avis ne peut compter, puisque je ne participerai pas au vote. Cependant, permettez que je vous dise la chose suivante : en expulsant l’art et la littérature de la cité, vous allez tuer le sens, le goût pour la recherche du sens. Vous allez vous installer dans des vies résolument absurdes. Vous vous enliserez dans des existences qui ne seront plus que des suites de gestes, sans autre but que la perpétuation de l’existence elle-même. Une ville sans art ni littérature se condamne elle-même à la mort, lente ou rapide, mais à la mort. Sincèrement, je vous plains. »

    La déclaration de Mathew Dawnside, alias Mark Mywords, ou inversement, fut suivie d’un silence. Pour clore l’assemblée, on procéda au vote.  

09/12/2021

26 la randonnée

26 La randonnée

   

    « Avant de quitter Santa Soledad, il me fallait absolument voir de près le site nommé « Castillo de los Aguilas » et plus précisément l’ensemble de roches appelées   « Torreon de las Tormentas ». Souvent je l’ai fixé, en m’interrogeant sur les parts de légende et d’histoire dans les récits des Maztayakaw. Chacun sait que la ligne de partage entre le domaine historique, d’une part, et le légendaire d’autre part, n’est pas figée. Au contraire, elle se déplace au cours des siècles, comme le glacier sur le flanc de la montagne, que l’alpiniste expérimenté peut trouver des dizaines de mètres plus bas qu’au début de sa carrière. Tel fait considéré comme avéré, donc historique à telle période, est mis en doute à tel autre moment, ou redéfini, réinterprété, parce que des éléments nouveaux sont apparus, ou parce que la perspective a changé.

    Certes, le même questionnement peut s’appliquer aux « données » que me fournissent les archives sur la civilisation détruite des Maztayakaw. Le fait qu’il reste si peu de traces matérielles de son existence ne facilite pas la tâche de l’historien, obligé de se cantonner aux documents écrits, d’une discutable fiabilité. Ceci étant dit, je commence à repérer de bizarres coïncidences entre la prophétie gravée sur les tablettes (que l’on m’a autorisé à photographier) et certains événements du présent. Pour l’heure, je n’en dirai pas plus, car, outre que l’historien doit se montrer circonspect avant de conclure, le romancier doit savoir cacher une partie de son jeu, afin de tenir le lecteur en haleine…

    J’ai parlé de mon désir de randonner sur le plateau granitique dit « Castillo de las Aguilas », dominé par la menaçànte construction naturelle, connue sous le nom de « Torreon de las Tormentas » à mes amis réunis chez les Casagrande. Tous ont été de suite enthousiastes.

    « Ah, tu veux patrouiller là-haut, Mathew ? Oui, c’est une chose à voir avant de quitter Santa Soledad, m’a confirmé Paolo. Le cadre est magnifiquement sauvage. Pour nous autres plasticiens, c’est une mine de sujets.

    - Là-haut, pas d’hommes, pas de cafeterias, ni d’usines, a continué Petrov, rien que la féroce nudité des rocs, la course hurlante du vent qu’aucun obstacle ne tempère, un bonheur pour les sens…

    - Oui, a renchéri Teresa, voir Santa Soledad depuis les hauteurs donne aux choses leurs véritables dimensions. La ville paraît minuscule et dénuée d’importance.

    - Alors, quand partons-nous a demandé notre violoniste.

    - Le week-end prochain, si vous êtes libres, ai-je proposé. »

    Motion acceptée. Les artistes dont j’ai déjà parlé, plus quelques autres que je ne nommerai pas pour ne point alourdir le récit déjà encombré de personnages, se sont engagés avec fougue à m’accompagner. Le faire seul eût été possible, bien que dangereux m’ont-ils expliqué. De plus, entendre leurs explications me sera grandement utile. (…)

    Nous sommes partis le vendredi soir, en automobiles, quatre en tout, chargées de matériel pour deux jours. Une aire de stationnement est prévue au pied du plateau. A partir de là, le chemin herbeux, d’abord assez large, puis plus étroit, caillouteux et poussiéreux,  sinue en direction de la ligne de crête.  Les hommes portaient vingt kilogrammes de matériel dans leurs sacs à dos, les femmes seulement dix. Elena Mirasol était vêtue  d’une ample jupe de cotonnade bleu ciel, mais je serai bien en peine de dire comment étaient habillées les autres femmes du groupe.

    Même ainsi, chaussée de godillots, la violoniste ne m’est pas apparue moins élégante, ni moins belle que d’habitude, belle, harmonieuse et mélodieuse comme le chant du violon qu’elle sait si bien caresser. Suis-je un peu jaloux du violon ? Je le crois. Lorsque la soliste aux profonds yeux de velours sollicite l’âme de l’instrument, et que de lui elle tire les plus suaves, les plus vibrantes notes, je vibre à mon tour. Mon être entier devient caisse de résonance, chacune de mes fibres est une corde, que la musique effleure, frôle, agite selon des tempos très variés. Ma tête s’emplit de notes, qui tourbillonnent avec la grâce de danseuses de ballet, c’est-à-dire que chaque note exprime bien plus que sa propre identité, car elle s’abreuve de la substance des autres, qui, se fondant, acquièrent la vaporeuse luminosité des tutus en vol perpétuel. Alors, oui, le temps est suspendu, captif de l’archet magique, telle la baguette de la fée, qui transmue le plus trivial des lieux en une merveille pour les sens et l’esprit.

    Dès que nous eûmes vidé les coffres du matériel, nous nous sommes mis en marche, mais nous nous sommes peu éloignés des voitures, car déjà la nuit glissait des ombres pleines de fraîcheur vers les arbres et le sol. Vite, il a fallu piquer la tente, près d’une source connue pour sa qualité.

    Petrov et moi partagions la même tente, Elena en partageait une autre avec une poétesse qui m’irrite un peu, parce qu’elle adopte des poses romantiques un peu surannées.  Reconnaissons qu’il est partout difficile, pour un artiste, d’être « naturel » puisque l’Art est le contraire de la Nature. Il serait plutôt le summum de l’artificialité. Dans les murs de Santa Soledad, se vouloir artiste et rester « naturel » sont, plus encore qu’ailleurs, des objectifs incompatibles.

    Nous avons bivouaqué. Une équipe d’hommes et de femmes  est partie chercher du bois sec, tandis qu’une autre piquait les tentes. De grosses pierres, que nous avons disposées en carré, fournirent la base du foyer.    La moisson de brindilles entrecroisées mettrait le feu en appétit. D’épaisses branches, débitées à la hache, devinrent les bûches dont s’alimenterait le brasier.

    Tout cela n’était qu’un luxe destiné à embellir la soirée, à rehausser le charme d’une nuit passée sous le scintillement  des étoiles. Le feu  n’aurait pas de vocation utilitaire. Nous voulions nous donner la joie de voir grandir et s’élever la flamme, pour devenir ce monstre à demi civilisé, dragon à multiples têtes et à l’insatiable faim.  Même mille fois renouvelé, ce spectacle est toujours nouveau.

    Peut-être aussi, plus profondément, éprouvions-nous la crainte atavique, celle des premiers ancêtres, qui, très isolés, terrifiés par les incontrôlables forces naturelles, les ténèbres énigmatiques où rôdaient de formidables prédateurs, trouvaient dans le feu un allié contre leur propre faiblesse. Sur le plateau traversé par tous les vents du cosmos, dans l’inhumaine obscurité, nous ne nous sentîmes pas très différents des aïeux primitifs. Le brasier nous rapprocha d’eux, fit de ces hommes vêtus de peaux de bêtes et nous-mêmes une seule et même tribu.  Nous n’aurions été qu’à demi surpris de les voir s’avancer, puis s’asseoir près de nous, autour des flammes salvatrices.   

    Au loin, nous apercevions le « Torreon de las Tormentas », dont la forme évoque si étrangement le donjon médiéval dressé sur le piton rocheux. Le soleil descendit une à une ces marches du ciel que sont les nuages,  et, se glissant derrière la tour minérale et fantastique, il l’enveloppa d’un voile jaune, si bien que le « torreon » parut s’illuminer de l’intérieur, comme si de gigantesques défenseurs y avaient allumé leur foyer pour cette veillée en pleine sauvagerie. Des flammes dorées pointèrent leurs dards à travers des fentes pareilles à des meurtrières ; des flammèches couronnèrent le sommet ; le vent vespéral, fraîchissant, les faisait fluctuer, se tordre celle-ci, s’étirer celle-là, et les entremêlait. Le donjon rougeoya, flamba de la base au sommet, devint torche de pierre, qui surplombait le plateau terriblement raviné, crevassé, et parsemé d’éboulis que, le lendemain, il nous faudrait soit contourner, soit traverser.

    Puis, peu à peu, le soleil s’enfonça jusqu’aux fondements du « torreon », il s’aplatit, s’épandit sur le cailloutis, s’écoula en nappes orangées ou cramoisies, qui transformèrent le plus commun des corps minéraux en pure, en éblouissante beauté     .

    « Regardez, tout là-haut, sur le sommet du « torreon », nous avertit Paolo. »

    Tous braquèrent les yeux en direction du pourtour qui s’apparentait si précisément à un chemin de ronde, frange continue percée de créneaux. Des dizaines de vautours s’étaient postés là, énormes et sombres, qui froissaient leurs ailes et claquaient du bec.

    « La prophétie des Maztayakaw affirme que, lorsque les vautours se réuniront sur le « torreon », l’ère des calamités aura sonné pour l’homme au visage de lait, aux mains rouges de sang, à la langue perfide, ai-je récité.

    - Sérieusement, Mathew, tu crois qu’il y a un iota d’authenticité dans ce galimatias, m’a objecté Petrov.

    - Si je m’en tiens au plus strict réalisme, bien sûr que non, mais le réalisme ne nous renseigne pas sur tout. Je pense qu’il faut lire la prophétie comme une œuvre poétique, une suite de métaphores et de symboles, dont l’interprétation peut susciter de multiples débats     . La prophétie doit être considérée comme un document, qui nous renseigne sur la mentalité d’un peuple, sa conception du monde et ses rapports avec le cosmos.

    - Crois-tu à la possibilité d’une malédiction, Mathew ?

    - Cela serait s’aventurer loin, au risque de tomber dans la superstition et l’obscurantisme. Tout de même, nous devons admettre qu’il y a une forte similitude entre la prophétie et les événements historiques, telle la conquête, puis le génocide du peuple Maztayakaw.

    - D’accord là-dessus, mais qu’est-ce qui nous prouve que les tablettes ont réellement été gravées avant l’invasion, et non après ?

    - Le carbone 14 et d’autres méthodes scientifiques de datation ne laissent pas de doute. Les tablettes sont très antérieures à la conquête. Elles constituent un cas de prémonition ou prescience, comme l’on voudra le nommer, tout à fait troublant. Pour ce qui me concerne, puisque je les étudie depuis près de deux mois, elles m’intriguent, et je ne puis les balayer d’un revers de main méprisant.

    - Regardez ! Le soleil a fini de s’enfoncer derrière l’horizon ! Les vautours se mettent à tournoyer !

    - On dirait qu’ils rendent hommage au dieu solaire, Ardhor, ai-je murmuré.

    - Mathew, tu as trop d’imagination, m’a blâmé Petrov.

           - Voilà le comble, s’est exclamée notre violoniste. Nous n’allons tout de même pas nous reprocher les uns aux autres d’avoir de l’imagination !

    - Tu ne vas pas nous trahir pour le camp des Laborieux, ironisa Paolo.

    - C’est cela qui est regrettable, a déplroé Teresa, de penser que Santa Soledad est divisée en deux camps ennemis, alors qu’en fait les deux communautés devraient vivre en harmonie, être complémentaires, pour s’enrichir mutuellement de leurs particularités.

    - Nous ne les rejetons pas, ce sont eux qui nous rejettent, a rappelé Petrov. Nous ne demanderions pas mieux que de vivre en paix avec les Laborieux, mais eux nous supportent de plus en plus mal.

    - Oui, l’approuva Paolo, dans tout ménage, il suffit qu’un des deux conjoints veuille le divorce pour que celui-ci devienne inévitable.

    - Vous êtes bien pessimistes, se lamenta Elena. Je veux croire que l’harmonie entre les deux communautés peut  s’établir.

    - Ah, notre chère Elena veut l’harmonie, rien de plus naturel pour une violoniste, n’est-ce pas ? »

    Des musiciens avaient apporté qui sa flûte, qui son harmonica, instruments légers, peu volumineux, faciles à emballer dans une toile imperméable. Il y avait même une guitare. Sur la voûte céleste emplie de ténèbres, la lune éleva doucement la froide pâleur de sa faucille. Des millions d’étoiles joignirent leurs clartés au ruisseau lunaire. Des zones les plus reculées du cosmos, la lumière diffuse ruissela sur les invisibles routes de l’espace intersidéral. La musique monta vers la magie stellaire. Notes et clartés se mêlèrent. Les mélodies se firent lumineuses, les étoiles se firent musicales.

    Dans la fusion des unes et des autres, hommes et femmes chantèrent. Les voix graves et les flûtées s’entrecroisèrent, telles des fleurs d’espèces variées qui forment un bouquet aux couleurs contrastées. L’heure cessa d’être nocturne.

    Un nouveau soleil s’était levé sur le sinistre Castillo de los Aguilas, celui de la beauté, alliant Art et Nature. Dans ma main, très fort, j’ai serré quelques instants celle d’Elena, qui ne se défendit pas.             

  

    D’abord grise et froide, l’aurore se glissa subrepticement à travers la fine toile des tentes, effleura nos paupières sous lesquelles se convulsaient les yeux, en proie à l’invraisemblable, au grotesque et monstrueux récit des rêves. Chacun s’était retiré en soi-même, clos sur le mystère de la personnalité, avec sa réserve de contradictions, d’incohérences et d’aberrations que l’individu propriétaire de ce théâtre de marionnettes est impuissant à discipliner ou maîtriser.

    Souvent, le dormeur s’éveille la bouche âcre, la cervelle empêtrée dans les rets d’images ou de scènes délirantes, qui révèlent tant de choses désagréables que l’on préfèrerait toujours ignorer. Hélas, il est trop tard. Symboliquement, la chose est dite et le dire de ce symbole est cruel, car il blesse l’orgueil de l’ego. Nous n’aimons pas visiter les abysses, où nous ne connaissons plus notre visage, cette face qui s’apparente à la nôtre, mais qui grimace et nous horrifie. Pour autant, la nuit suivante, l’infernal spectacle va se réitérer, pour notre  plus grande honte… Deux choses nous épargnent souvent la honte : l’oubli, car nos rêves s’évaporent sous la double lumière du jour et de la conscience ; la paresse nous souffle de ne pas décrypter les horreurs ni les étrangetés de nos aventures oniriques. De nouveau, nous pouvons fixer ce visage, le nôtre, dans le miroir. 

    Les paupières battirent, telles des voiles sous le vent de la naissante lumière. Les yeux s’interrogèrent. Qu’était cette intruse, outrageusement matinale, qui s’immisçait dans le faux dialogue que chacun mène avec soi-même, ce rabâchage des obsessions et des phobies, qui tourbillonnent dans la tête comme une nuée de guêpes ? Quoi, déjà le jour se levait ! Les bouches s’ouvrirent sur d’énormes bâillements bruyants, les bras engourdis ou parcourus de fourmillements (la dormeuse ou le dormeur, s’étant couché sur le côté, avait écrasé le membre)  les bras donc s’étirèrent si fort que des coudes ou les poignets craquèrent,  des poings heurtèrent les parois de tissu, à la surface desquelles se formèrent des cloques, aussitôt résorbées. Puis, d’une tente à l’autre, des appels circulèrent  et des cris fusèrent :

    « Petrov, as-tu bien dormi ?

    - Merveilleusement bien, comme l’ours sibérien l’hiver !

    - Elena, comme tu as l’air fraîche, au sortir du sac de couchage !

    - Tu plaisantes, Teresa ! Tiens, allons nous rafraîchir au ruisseau, pendant que les hommes préparent le petit déjeuner ! Libération des femmes oblige !  »

   Les dames du groupe, serviette de toilette  sur l’épaule, allèrent ensemble au torrent. La toilette serait glaciale, mais cela ne les rebutait pas. Il fallait dissiper les miasmes oniriques. 

    Sur chaque chose, la nuit avait déposé la scintillante magie de la rosée. Les rocs et les cailloux perdirent de leur rigidité. Même les plus tranchantes arêtes avaient acquis une irréelle fluidité. Du plateau, de ses ondulations évoquant des vagues marines, la brume s’éleva, mouvante et blême, mais traversée de lances dorées qu’Ardhor jetait à pleines brassées. Puis, les lumineuses pointes se brisèrent contre la muraille de mousseline formée par la brume. Cet éclatement sema des bouquets de louis d’or, qui constellèrent la vaporeuse tenture, puis, se multipliant sous les coups répétés de l’astre diurne, déchirèrent la brume de partout, la firent tomber en lambeaux qui s’étalèrent dans la poussière. L’aube avait joué ses dernières cartes. Le jour s’imposa, dans toute sa glorieuse plénitude. Ardhor avait gagné.

    Après le repas de fromage de chèvre sec et jambon fumé sur tranches de pain complet, de céréales trempées dans du lait condensé sucré, de fruits secs et pâtes de fruits, le tout arrosé de thé ou café selon les goûts de chacune et chacun, nous pliâmes les tentes, chargeâmes les sacs à dos et partîmes en direction du Torreon de las Tormentas.

    Aussi souvent que cela fut possible, nous avancions groupés, mais parfois le terrain nous obligeait  à marcher à la queue leu leu, lorsque la pente s’accentuait et que le sentier s’étrécissait. Plus nous approchions du « Torreon », et plus il nous paraissait lugubre. Sa couleur presque noire, veinée par endroits de zébrures ocre, la colossale largeur de sa base, la verticalité de ses parois, la vertigineuse perspective de son faîte, son omniprésence quasi dictatoriale dans le paysage minéral, tout contribuait à nous donner l’impression que nous progressions vers une redoutable forteresse, qu’il vaudrait mieux ne pas assaillir.

    A mesure que nous approchions du but, les détails se précisèrent : les crevasses ressemblaient à des meurtrières, les découpures du sommet suggéraient l’existence de créneaux, tel rocher de forme arrondie faisant saillie n’était pas sans évoquer une échauguette, enfin la Nature avait conçue là une fantastique architecture. Le vent s’était rué contre les roches, telles des volées de béliers ; la glace et le gel avaient mordu la pierre, l’avaient torturée. Les outils des intempéries avaient creusé, tailladé, foré, sillonné, mais aussi façonné les minéraux, et bâtit l’hallucinante construction auprès de laquelle nous n’étions pas moins négligeables que des lilliputiens.

    La question restait de savoir quels titans logeaient dans ce refuge, glacial et inhospitalier. Demeure digne des plus cauchemardesques visions. Nos rêves de la nuit passée nous parurent alors tristement dérisoires.

    Là-haut, tout le long du chemin de ronde, les vautours nous narguaient. Ils savaient leur citadelle imprenable : faiblesse de nos poings nus contre l’inflexible dureté ; eux, les défenseurs, se savaient insaisissables face à la piètre lourdeur de nos corps, jamais affranchis de la pesanteur. Nous n’étions ni alpinistes, ni rapaces de forte envergure.

    «  Attention ! Regardez ! Celui-là n’est pas un vautour ! C’est un aigle, et de la plus grande espèce ! »

    L’empereur du ciel nous survola, distant de quelques dizaines de mètres seulement. Nous vîmes son ventre brun, ses ailes à la formidable envergure, qui ondoyaient sans précipitation, comme insoucieuses du vent des hauteurs.

    Le Seigneur du lieu fut vite à la même hauteur que les vautours. Ce fut alors que nous observâmes l’étrange comportement des charognards : ils se tinrent immobiles, la tête baissée, comme des vassaux en présence du suzerain. L’aigle circula le long de la ligne formée par les vautours, tel le général inspectant ses troupes. Comme pour vérifier que les sentinelles lui étaient soumises, il lâcha sur elles des fientes, sans que les vautours manifestassent même le plus petit déplaisir. Nous étions stupéfaits.

    «  C’est très étonnant, commenta Paolo, je n’avais jamais vu des rapaces se comporter de cette manière. On dirait que l’aigle met les vautours à l’épreuve.

    - Attention, Paolo ! Les gens réalistes vont t’accuser d’avoir trop d’imagination, l’avertit Teresa. »

    Nous rîmes tous ensemble, mais la scène nous avait intrigués. L’aigle passa plusieurs fois au-dessus des vautours, en poussant des cris que nous ne pûmes interpréter. Que se passait-il ? Il n’y avait pas de zoologue parmi nous, ni d’ornithologue, mais le vol de l’aigle au-dessus des vautours immobiles ne nous sembla pas être une chose naturelle. Or, si nous disons d’une chose qu’elle n’est pas naturelle, comment pourrons-nous la qualifier ? Le contraire se présente à l’esprit, non pas comme un choix, mais comme une inévitable évidence, une nécessité : surnaturelle ou même extraordinaire.

    Brusquement, l’aigle s’éleva beaucoup plus haut, tout droit vers le soleil, si haut que nous eûmes l’illusion qu’il l’atteignait. Au même moment, les vautours claquèrent des ailes et du bec, sans quitter le chemin de ronde, comme s’ils applaudissaient l’audace de leur chef. L’aigle s’approcha tant du soleil qu’il ne fut plus pour nous qu’une mouche à peine perceptible. La respectueuse agitation des vautours atteignit le comble du vacarme. Le vent nous apportait la discordance, que produisaient les rapaces, comme l’orchestre l’harmonie. On eût vraiment dit que ce manège était concerté. Or, indubitablement, les oiseaux nous avaient vus. Comment ne pas imaginer que cette suite de mouvements n’était pas destinée à prouver la supériorité des oiseaux de proie, au moins dans ce domaine minéral, céleste et venteux ?

    « On dirait qu’ils  essayent de nous effrayer, comme s’ils voulaient que nous décampions, susurra Petrov.

    - Oui, cela me met mal à l’aise, avoua Elena. De toute façon, nous n’avons pas emporté de piolets ni de cordes, et aucun d’entre nous n’a l’expérience de l’alpinisme.

    - Les hauteurs intellectuelles, voilà où nous désirons exceller, mais nous ne sommes pas tous des aigles, ai-je commenté. »

    Deux ou trois ont ri de ma remarque, mais sans gaieté. Nous voudrions tous être des aigles, mais rares sont les élus. L’empire du ciel n’est pas ouvert à tous. Voler librement jusqu'au soleil, sans brûler ses ailes, voilà qui n’est pas à la portée de tant d’hommes qui, pour l’envergure, plus qu’à l’aigle s’apparentent au moineau…

    Je tenais à rapporter le plus possible de documents de la randonnée ; aussi pris-je de nombreuses photos de l’endroit et filmai la démonstration des rapaces. Le soir, nous avons campé au pied du Torreon. A cette hauteur, les arbres étaient plus clairsemés. Cela ne nous empêcha pas d’assembler la nécessaire provision de bois. Le règne de la sauvagerie, superbe mais redoutable, n’était pas une abstraction. Il était magistralement présent. Le foyer nous fut, plus encore que la soirée précédente, l’indispensable lieu d’union et de communion. Notre musique et nos chants servirent de contrepoint aux sifflements, beuglements et mugissements du vent. Tout là-haut, les rapaces dormaient. Seul Ardhor les réveillerait. Lorsque la fatigue étreignit les nuques dans sa poigne de fer, l’endormissement fut rapide, mais les rêves furent peuplés de rapaces de toutes espèces, qui dans l’azur de la nuit planaient, fusaient, dessinaient des orbes, claquaient des ailes et du bec, en un ballet diabolique, où la raison perdit ses droits, où le sens de la mesure se dissipa sous les coups d’Ardhor, comme la brume matinale.

    Le dimanche, nous sommes descendus vers la vallée. Santa Soledad nous attendait, même si c’était pour nous mettre à l’index, ou même nous bouter hors de ses murs.