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19/04/2022

34 Les sauveteurs

34 Les sauveteurs

 

  Étrangement, la secousse épargna Santa Soledad, où ne furent enregistrés que des dégâts peu préjudiciables à la vie de la Cité. L’on n’eut à déplorer aucune victime. La gêne la plus remarquable fut celle provoquée par les pensionnaires du Parc Julio Bravo. En effet, le bruyant avertissement qui, de ferme en ferme, d’arbre en arbre, de terrier en terrier, s’était propagé dans le pays, pénétra la ville, alerta chiens et chats, les volailles dans leurs basses-cours de la banlieue, les rats au fond secret des égouts, et enfin la population animale du Parc      .

    Fureur et clameurs se prolongèrent pour le moins une heure entière. Après ce tohu-bohu de lamentables aboiements, de pitoyables miaulements, de brames inquiétants, de bêlements désespérés, de gloussements épouvantés, de maussades grognements, de terrifiants rugissements, de ululements terrifiés, de hurlements et pleurs enfantins, regagner le port du sommeil ne fut pas chose aisée, même pour les plus sereins des habitants.

    Dès l’aube, le Commissaire Luciano Cazaladrones, l’inspecteur Felipe Carabiniero, ainsi que d’autres gens munis d’excellentes jumelles remarquèrent des vols fournis de rapaces, qui tournoyaient au-dessus du site anéanti de la Edad del Sol. Dans les profondeurs les oiseaux voraces s’enfonçaient, puis remontaient vers la surface pour savourer, à proximité de la gueule béante du monstre, les proies qu’à ses mandibules ils avaient arrachées. Cette activié prophylactique, le long de la journée, se poursuivit sans relâche.

    Dans la nuit suivante, des insomniaques virent des légions de rats qui, vague après vague de dos ronds et de queues annelées, tel l’océan qui submergerait les falaises, se précipiter vers le lieu du naufrage. Eux aussi, les mâchoires exigeantes, le ventre hurlant l’immémorial appel de la faim, couraient prélever leur part du butin. Les artistes ne seraient pas morts en vain.

  Le lendemain de la catastrophe, des secours furent organisés, mais sans que l’on se fît d’illusions quant à la possibilité de trouver un seul survivant. Angel Pesar de la Cruz et Augusto Valle y Monte prirent les initiatives nécessaires. L’archevêque mobilisa les organisations caritatives et lança un appel à tous ceux pour qui la solidarité devait prévaloir sur les différences ethniques. Le Maire convoqua le Comité d’Assainissement Public en réunion extraordinaire.

    Tous les notables furent présents, y compris et surtout le Docteur Arturo Curatodo et la Doctoresse Eleneora Mascara. Dans la matinée, tous les participants avaient été consultés, les décisions prises, les moyens définis, les différents services contactés.

    Même les cinq survivants du phalanstère furent invités à participer à diverses réunions. Ils fournirent des renseignements sur  le nombre de personnes regroupées dans la Edad del Sol, les répartitions entre hommes et femmes, adultes et enfants.

    Au début de l’après-midi, la caravane du dernier espoir s’ébranla :  toutes les ambulances disponibles et les voitures de pompiers ; même des particuliers bénévoles au volant de leurs automobiles suivirent le convoi, en espérant pouvoir être utiles, si toutefois ils étaient bien encadrés. L’archevêque et le Maire tinrent à coordonner eux-mêmes les opérations de sauvetage. En tant qu’infirmière, Dolores Valle y Monte se joignit aux équipes soignantes, sous les ordres d’Arturo Curatodo. Les plus hâtifs eussent voulu partir avant midi, mais cela s’avéra impossible, car l’opération exigeait de si vastes moyens que la matinée de préparatifs ne fut pas superflue. 

    Une heure après la sortie de la ville, la caravane arriva sur les lieux de l’anéantissement. Sur les pourtours du cratère, ils ne virent aucun corps, aucun reste humain. Il n’y avait pas non plus de vestige du campement. Par contre, la venue des humains mit en fuite des nuées de rapaces de toutes races, qui tournoyaient au-dessus de l’abîme, et quelquefois encore y plongeaient, pour en rapporter une main, un bras, une jambe, une tête ou des organes. Des entrailles telluriques s’élevait l’immonde parfum de la mort.  

    Le gouffre avait la forme d’un entonnoir, si bien qu’il était malaisé d’apercevoir ce que pouvait contenir le goulot, qui s’enfonçait dans les ténèbres. Quelques alpinistes ou spéléologues proposèrent de descendre en cordée, pour aller vérifier s’il ne restait pas des survivants. Augusto et Dolores Valle y Monte, Angel Pesar de la Cruz, Arturo Curatodo et Eleneora Mascara délibérèrent à ce sujet, hésitèrent à leur accorder l’autorisation, car la descente s’effectuerait le long de parois aux périls encore non répertoriés. L’on pouvait craindre de nouvelles victimes.

    Finalement, les secouristes montagnards obtinrent l’accord désiré. La cordée compterait six hommes, tous aguerris soit  à l’escalade, soit à l’exploration des gouffres. Une lampe accrochée au front, piolet en main, la corde enroulée autour de la taille, les crampons fixés aux souliers, ces braves osèrent jouer une partie, dont l’issue ne semblait que trop fixée d’avance.

    « Vous avez raison de tenter cela, les approuva Angel Pesar de la Cruz. Même si les chances de trouver un seul rescapé sont presque infimes, nous n’avons pas le droit de partir ainsi. Vous avez ma bénédiction, mes fils.

    - Je joins ma voix à celle de Monseigneur, mes chers administrés. La communauté de Santa Soledad sera fière de votre courage. »

    Quatre heures plus tard, les explorateurs se hissèrent sur le bord, bredouilles et déconfits. La caravane repartit pour Santa Soledad.

    Ce soir là, dans les foyers, il ne fut question que du charnier. Chez les Mascara, Guiseppe questionna son épouse, que l’horreur avait visiblement affectée.

    « C’était si terrible, Guiseppe, tu ne peux pas te figurer ça. Personne ne peut s’imaginer une pareille chose, ou il faudrait avoir l’esprit malade, comme ce pauvre Domingo Malaespina, qui ne sortira plus du service psychiatrique que les pieds devant. Ça sent déjà la putréfaction des kilomètres à la ronde. L’odeur m’est restée dans les narines. Comment aurions-nous pu nous douter de ça ? Tu vois, maintenant, Guiseppe, je commence à me sentir un peu coupable de leur disparition. Il me semble que je me le reprocherai toute ma vie.

    - Je ne suis pas sûr qu’il faille dire « coupable », ma chérie. Responsables, oui, nous le sommes tous, mais aucun d’entre nous n’a voulu ce massacre. »

    Des dialogues similaires eurent lieu dans plus d’une maison de Santa Soledad. Angel Pesar de la Cruz appela les fidèles à venir passer une veillée de prières à la cathédrale, qui fut presque pleine de vingt-deux heures à minuit. Les cinq artistes survivants s’y présentèrent et participèrent à l’office, même Mark Mywords, pourtant athée.

    Quelques jours plus tard, le Comité d’Assainissement Public accorda l’asile définitif aux survivants du phalanstère. L’ethnie des artistes fut définie comme étant « menacée d’extinction ». Pour cette raison, elle serait désormais protégée, mais aucune mesure ne garantirait sa pérennité fortement compromise. Le couple Casagrande n’avait pas d’enfant et n’avait jamais voulu en avoir. Petrov Moskoravin était célibataire. Enfin, le couple formé par Elena et Mark était encore assez récent ; il n’était pas même certain que leur union donnerait jamais des rejetons correspondant aux critères qui définissaient l’ethnie menacée. L’anomalie ne se produisait pas souvent, mais un couple d’artistes pouvait enfanter des bébés laborieux. L’avenir de la race artistique était barré de presque tous les côtés.            

   

    « Nous avons voulu suivre le convoi de sauveteurs jusqu’au site où vivait notre communauté. Le devoir, mais aussi l’amitié que nous portions aux disparus nous dictaient d’agir ainsi, mais jamais je ne m’étais senti aussi impuissant.

    Les deux femmes de notre petit groupe se sont effondrées. Ensemble, elles se mirent à pleurer, à maudire le sort, à lancer vers le fond du gouffre les noms de tous nos amis. L’écho nous renvoya les sons, ce chapelet d’invocations auquel personne ne répondrait. Paolo a pris Teresa dans ses bras, tandis que je tentai de consoler l’Elena de mon cœur. Cela ne fut pas facile.

    Nous leur avons proposé de repartir, sans attendre que les spéléologues remontent, tant l’espoir nous paraissait mince de trouver un seul survivant. Elles ont voulu rester jusqu’au bout, mais cela fut très dur.

    Même lorsque les hommes en cordée sont descendus dans le gouffre, nous avons vu des rapaces aller quérir leur pitance dans la fosse commune. La vue de ce qu’ils rapportaient nous donna la nausée. Nous avons même reconnu quelques unes des têtes, soulevées dans les airs, suspendues par les cheveux. L’horreur de la vision ne fit qu’aggraver l’état de nos compagnes. Petrov allait d’un couple à l’autre, essayait de nous aider, Paolo et moi, à calmer les deux femmes, mais nous n’y parvenions pas, car nous étions nous-mêmes trop malmenés pour trouver les mots justes, le ton adapté à la situation.

    Nous étions venus tous les cinq dans la même voiture. J’avais conduit à l’aller, mais au retour, c’est Petrov qui a pris le volant. Elena et Teresa ont cessé de pleurer lorsque nous sommes entrés dans Santa Soledad. Ce soir-là, elles sont restées prostrées. » 

 

 

04/04/2022

33 Le Gouffre

33 Le Gouffre

 

    Une année s’était écoulée depuis la séparation des deux ethnies.

    A Santa Soledad, l’existence même du gouffre était encore contestée par des sceptiques, variété d’humains qui n’est peut-être pas moins répandue que celle des crédules. Les premiers avaient pour excuse que,  jusqu’alors, la science n’avait pas répertorié de pareilles monstruosités. Des gouffres existaient, certes, mais on ne les connaissait que souterrains ou sous-marins. L’abîme à ciel ouvert n’était qu’une aberration, une indigne affabulation, voire un canular à peine drôle. D’accord, des photographies avaient été prises, mais cela ne prouvait rien. La technique moderne permettait de tout maquiller, camoufler, de mentir avec art, de falsifier les plus authentiques des choses avec une élégance perverse.

    Comptes-rendus et rapports s’accumulaient sous la forme paperassière d’inutiles dossiers, sur des bureaux déjà encombrés. Les témoignagnes ne suffirent pas plus à convaincre la foule des Saint Thomas, lesquels se trouvaient vraiment trop occupés pour se déplacer eux-mêmes et, soit vérifier l’inexistence du gouffre, soit en constater l’effroyable présence. Ces racontars avaient été inventés par l’ennemi intérieur, des complices du phalanstère, qui présentaient les artistes comme des victimes et les laborieux comme des bourreaux. Ce manichéisme ridicule ne  changerait rien au fait que l’exil avait été rendu nécessaire par le manque d’esprit professionnel des artistes.  

   

    « L’abîme  s’élargit maintenant de deux ou trois mètres par semaine. Nous sommes tous très inquiets, même Mark, pourtant le plus calme d’entre nous.

    Au cours d’une assemblée communautaire, nous avons décidé de déplacer le camp vers l’Ouest. Même les adolescents, à partir de l’âge de treize ans, sont venus participer aux débats. La décision n’était pas facile à prendre, car elle impliquait l’abandon du baraquement, pour la construction et l’aménagement duquel nous avions œuvré ensemble avec ardeur et joie. Il nous a fallu, aussi, démonter le barnum, le plier, le transporter, ce qui demanda bien des efforts.

    Plus grave encore, le gouffre avale nos champs, nos vergers, détruit nos récoltes, dévore parfois une partie de notre cheptel. Notre autonomie alimentaire est compromise. Les laborieux auront beau jeu, ensuite, d’affirmer que nous sommes incapables d’assumer l’indépendance de notre communauté.

    Hélas, nous avons la triste impression qu’a débuté l’ère de la fuite pour la  survie. Nous avons dû rationner la nourriture, sauf pour les femmes enceintes ou allaitant, les malades, les enfants et les vieillards. De ces catégories, la troisième est de loin la plus fournie. Nous devons lutter pour la jeune génération, l’espoir de notre culture. 

    Malgré la dangereuse urgence, l’élaboration des œuvres ne s’est pas altérée. Il semble même que la présence persistante du péril stimule les esprits. Les privations alimentaires affaiblissent les corps mais elles aiguisent la pensée. Nos productions littéraires, musicales et plastiques s’embellissent et s’approfondissent dans des proportions assez comparables à la croissance de ce ventre tellurique.

    Nous n’avons plus guère de visites des gens de Santa Soledad. Au cours des six premiers mois, ils furent assez nombreux à venir jusqu’à nos roulottes, pour prendre des photographies, nous poser des questions sur notre existence artistique et néanmoins quotidienne, même si ces deux adjectifs leur paraissaient contradictoires. Pour eux, nous étions devenus des bons sauvages. Quelques ethnologues s’installèrent parmi nous, participèrent au fonctionnement de la communauté, s’initièrent à la pratique des arts pour mieux comprendre ce qui se passait dans nos âmes indigènes. Nous ne leur demandions que de défrayer la dépense occasionnée par leur séjour, sans réaliser de bénéfices. En contrepartie, ces hommes de science nous ont versé une part des droits d’auteur sur la vente de leurs livres.

    Nous avons appris que, à Santa Soledad, des cœurs charitables ont proposé que nous puissions réintégrer les murs de la cité. La proposition a paru sacrilège aux citoyens rationnels, qui prévoient des disfonctionnements, si la Municipalité cède à la « ridicule sensiblerie passéiste ». Mark a trouvé une formule originale pour exprimer cela : 

    « Ces billevesées ont été rejetées où elles méritaient de l’être, c’est-à-dire dans l’enfer des bonnes intentions nuisibles. »

    Quoi qu’il en soit, nous ne voudrions jamais retourner vivre parmi les laborieux. Donc, l’état de choses nous convient, même sous la menace du gouffre. Si nous l’observons avec assiduité, nous éviterons le pire. Contre plus fort que soi-même, il faut savoir bien ruser. »

   

     Passent les jours, les semaines et les mois. Le gouffre s’étend et s’étale toujours. A cette inexorable avancée, quelle force opposer ? Aucune, ni strictement humaine, même démultipliée par la puissance novatrice des techniques, ni même divine, invoquée, sollicitée par la belle et sage insistance des prières et suppliques. Lorsque la déesse Terre déchaîne son courroux, la vulnérabilité de l’homme apparaît dans toute sa cruelle nudité. Vivre n’est plus alors que le synonyme de survivre. La fuite se transforme en réflexe. Elle absorbe la majeure partie de l’énergie, débilite l’organisme, où la pensée continue de vibrer, de se frayer la voie qui la mène, par les mille et un détours des mots, de l’informulé à la lumière de sa vérité, fragile et vacillante, mais d’autant plus précieuse qu’elle semble devoir s’éteindre au moment meme où nous l’apercevons.

   

    « Lors d’une de mes courtes visites au Commissariat, j’ai appris que les extrémistes de Santa Soledad ont proposé la confiscation des biens immobiliers de mes amis, en guise de compensation à leur « flagrante inefficacité », lorsqu’ils étaient encore employés là-bas. Ce risque, d’une part, ajouté au fait que l’abîme nous menace de plus en plus précisément, nous ont amené à prendre la décision d’envoyer une délégation à Santa Soledad.

    Si  le cataclysme n’est pas exactement  imminent, du moins nous paraît-il inévitable. Il ne nous est plus possible de garder confiance en l’avenir. Mathématiquement, nos chances d’échapper au monstre se sont tellement amenuisées que la seule issue raisonable nous est apparue très clairement : chercher refuge dans Santa Soledad, dont même les faubourgs les plus proches se trouvent encore loin du gouffre. Les laborieux ne sont pas notre compagnie préférée, mais, malgré les défauts que nous leur connaissons, nous avons naturellement penché pour le moindre mal. Est-ce pur instinct de survie ? Si cet instinct existe réellement, oui. Je me demande s’il agit efficacement au tréfonds de chaque homme, ou s’il n’est pas souvent contrebalancé par son opposé, l’instinct de mort, lequel régit tant de nos activités. Par exemple, comment expliquer ce paradoxe : l’activité vitale de Santa Soledad consiste en la fabrication d’armes, donc d’instruments de mort.

    La mission des représentants du phalanstère sera double : d’abord, exprimer notre opposition au projet d’expropriation, en arguant de son illégalité ; aucune construction d’intérêt public, par exemple le passage d’une nouvelle route ou voie ferrée,  ne justifie la mesure ; ensuite, parlementer afin d’obtenir la réintégration de la communauté d’artistes au sein de celle, plus large, de Santa Soledad. Afin d’éviter les conflits intercommunautaires, il serait judicieux de nous grouper dans un quartier, même si cela rappelle de façon vaguement sinistre les ghettos juifs ou noirs. Avant l’exil, nous étions dispersés dans la cité. Nous devrons accepter des échanges de logements avec des familles de laborieux. 

   L’assemblée artistique a désigné cinq personnes pour accomplir la démarche : Teresa et Paolo Casagrande, Petrov Moskoravin, Elena Mirasol et moi-même. Les trois premiers s’étaient portés volontaires pour tenter la négociation ; puis, jugeant que ma notoriété servirait la cause du repli, la communauté m’a demandé de diriger la délégation. J’ai accepté ce rôle, pourvu qu’Elena soit autorisée à se joindre à nous. Ma demande ayant été avalisée, nous avons préparé notre départ pour la ville de Santa Soledad.     

    Le départ est prévu pour après-demain. Chacun va prendre sa maison roulante, les Casagrande en automobile et caravane, Petrov dans sa camionnette aménagée, nous en roulotte tirée par nos deux chevaux. Ainsi, nous emporterons le peu que nous possédons et qui nous sera nécessaire dans les murs hostiles de la ville, mais cette hostilité fermée nous angoisse moins, pour le moment, que celle, profonde et enveloppante, du gouffre.

    Les Casagrande voulaient  nous offrir l’hospitalité, mais Elena et Petrov préfèrent réoccuper leurs appartements respectifs, pour imposer l’idée qu’ils ne vont pas renoncer sans bataille au droit de propriété.  

    Cependant, la demeure des Casagrande nous sera très utile. Nous remiserons la camionnette, la roulotte et la caravane dans la grange. Quant aux chevaux, ils vont   paître dans le jardin, qui est assez vaste et herbeux pour leur appétit. En vue du  retour durable à Santa Soledad, je construirai une petite écurie pour eux, ou nous aménagerons une partie du garage à cet effet.

    (…) Nos amis se sont tous assemblés pour nous souhaiter bonne chance et nous dire au revoir. Dans leurs bras, les femmes portaient les plus petits enfants, et leur montraient comment agiter la menotte, amical encouragement, pour la délégation de négociateurs. Nous sommes fiers d’assumer la tâche, difficile et vitale, de convaincre les laborieux de nous tolérer dans leurs murs. Nous savons aussi que pas une journée, pas une heure ne doit être sottement perdue en bavardages et papotages. Il faut que nous abordions les problèmes avec franchise, mais aussi avec la nécessaire adresse, afin de ne pas trop brusquer le Comité d’Assainissement Public. Si nous nous montrions d’emblée intransigeants, les discussions pourraient s’interrompre aussitôt. Notre intérêt est de louvoyer avec fermeté… »

   

    L’arrivée des bohémiens fut remarquée de tous. Comment auraient-ils pu passer inaperçus ? Leur équipage inusité dans les honorables quartiers de Santa Soledad suffit à les signaler à la curiosité des habitants. D’habitude, lorsque des artistes venaient en ville pour des achats, ils n’arrivaient pas bardés de tout cet équipage. Les trois engins ne semblaient-ils pas indiquer la volonté de séjourner durablement, peut-être même de ne plus repartir ? Cela contrevenait aux accords passés entre les deux ethnies. La ségrégation n’avait-elle pas été votée démocratiquement ? Si l’une des parties se mettait à dénoncer le traité de façon unilatérale ou se comportait de manière à le rendre caduque, violant la légalité municipale, Santa Soledad courrait vers de graves ennuis, auprès desquels le gouffre imaginaire n’apparaîtrait plus que comme une inepte farce.

    Le Commissariat fut aussitôt averti.

    « Comment, aboya Luciano Cazaladrones en troussant ses babines et faisant saillir ses crocs, de quel droit entrent-ils dans la ville avec tout leur fourbi ? C’est strictement défendu ! Ils ne doivent arriver qu’à pied, ou en voiture, mais sans aucune de ces habitations mobiles ! J’envoie une escouade pour les expulser aussitôt. »

    Felipe Carabiniero fut chargé de commander une dizaine d’agents robustes et bien pourvus de matraques et revolvers chargés de peu digestes pruneaux. La délégation policière semblait suffisamment dissuasive pour obliger à reculer les plus téméraires.   C’était ne pas tenir compte de l’éloquence de Mathew Dawnside, ailas Mark Mywords et vice-versa, ni de sa capacité de conviction.

    Les policiers avaient reçu pour instruction de n’utiliser la force qu’en ultime recours. Felipe Carabiniero palabra sans enthousiasme avec l’adversaire, beaucoup plus aguerri que lui au duel verbal. Ne désirant pas utiliser les arguments balistiques, l’inspecteur appela son chef, qui gronda de déplaisir, mais permit provisoirement aux visiteurs de retourner dans leurs logis, après qu’il eût consulté Monsieur le Maire à ce sujet.

    «  D’accord, Cazaladrones, je vais les recevoir dès cet après-midi. Je vais me débrouiller pour avoir une heure libre. Nous n’avons pas le droit de nous montrer inhumains. Avant de refuser la réintégration, il faut que nous examinions le risque encouru par le phalanstère. Je commence à me demander si ce gouffre n’est pas, plutôt qu’une légende, une réalité. A plus tard, Commissaire. 

 »

    Augusto Valle y Monte tint parole. Quelques heures plus tard, Amanda Carabiniero introduisit les cinq délégués dans le bureau de Monsieur le Maire de Santa Soledad. Les négociations commencèrent aussitôt. Mark Mywords et ses amis insistèrent sur la nécessité d’agir avec promptitude.

    Quarante-huit heures plus tard, le cataclysme éclata. Dans Santa Soledad comme dans la Edad del Sol, tous dormaient lorsque les profondeurs furent agitées de soubresauts, se contractèrent et se révulsèrent. Des centaines d’arbres furent arrachés, tels de fragiles cheveux. Du haut des montagnes ébranlées dévalèrent des torrents de rochers, dont le hurlement propagea des ondes de terreur jusqu’à cent kilomètres à la ronde, réveillant les animaux qui, ensemble, improvisèrent une cacophonie à la fois sinistre, grotesque et déchirante. 

    D’une manière subite et terrifiante, la gueule s’agrandit et, d’une seule bouchée,  l’abîme dévora le phalanstère. Hommes, femmes, enfants, choses et bêtes, tout fut mêlé, tout se confondit en une débandade dévastatrice, un atroce vacarme de pierres dégringolant, de bois se fracassant, d’os pulvérisés, de chairs broyées. Saisis en plein cœur d’un rêve ou d’un cauchemar, qui peut-être fut prémonitoire, les condamnés n’eurent ni le temps d’appeler, ni même de s’éveiller.

    En quelques minutes, l’extermination des artistes avait été consommée.