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19/01/2023

43 Sous al férule de l'aigle

43 Sous la férule de l’aigle

 

 

« La routine n’est pas seulement une suite de gestes et d’habitudes matériels et corporels. Dans le domaine de la pensée, les mécanismes et les schémas jouent aussi un rôle que l’écrivain ne devrait jamais sous-estimer, car ils peuvent donner l’illusion de penser, alors que nous ne faisons que rabâcher intérieurement. L’écriture alors devient obsessionnelle et le radotage supplante la créativité.

Partout, il existe des esprits emprisonnés dans d’étroits canaux, que rarement l’on cure, au fond desquels la vase des préjugés incruste ses pièges fétides et gluants. J’ai croisé de tels gens au cours de mes voyages, dans tous les pays que j’ai traversés. Comment les laborieux de Santa Soledad eussent-ils pu échapper à cette loi ?

Quelques remous ont pourtant agité la paix de ce néant existentiel, lorsque s’est produit le premier incident grave, entre les deux communautés, celle des humains et celle des rapaces. Je n’ai pas assisté aux événements que je vais m’efforcer de conter. Ma relation est basée sur les témoignages que j’ai recueillis de la part des protagonistes.

La journée s’annonça chaude. Comme à leur habitude, Lucas et Joesfina Obrero avaient déposé leurs jumeaux, fille et garçon, à la crèche municipale, sous la douce et professionnelle vigilance de Pilar Escudo et Carla Curatodo. L’absolue limpidité du ciel promettait l’une de ces journées où, sans conteste, la lumière est reine du temps et de l’espace. Les bébés sachant déjà marcher trottinaient dans la courette au sol semé de gazon, au milieu duquel un arbre ombrage les épidermes trop sensibles pour supporter l’exposition directe aux rayons. Les puéricultrices avaient sorti la plus grande variété de jouets disponibles pour divertir les galopins et galopines. Les plus petits soit dormaient dans des couffins, soit se traînaient à quatre pattes dans le parc au sol fait d’une matière souple, fréquemment aseptisée, mieux adaptée à leur âge que la pelouse.

Les cris, les pleurs, les rires et les chants s’élevaient du petit espace enfantin, bouquet contrasté de sons dans la clarté du jour. L’incessante rumeur de Santa Soledad cernait l’îlot de paix enfantine et de joies puériles. Cela riait, pleurait, babillait, chantonnait, mais, dans les jardins et le Parc, sur les toits et dans les arbres, plus aucune trille, ni gazouillis, ni roucoulements, ni roulades ou sifflements n’apportait de contrepoint aux grondements de moteurs, crissements de pneus, mitraillage trépidant des marteaux piqueurs, hurlements des sirènes, bourdonnements des hélicoptères, sifflements s’échappant de milliers de cocotte-minute impatientes, au total la symphonie de l’urbaine cacophonie.

A quelques centaines de mètres de là, dans le Parc Julio Bravo, la musique est d’autant plus féroce qu’elle est impuissante : grognements d’ours et rugissements de lions. Déjà, peu de promeneurs se hasardent au fil des allées, le long desquelles les vautours traînent leurs ailes paresseuses, parfois survolent de si près les têtes des gens que l’air ainsi déplacé décoiffe les chevelures les mieux apprêtées. Dans le langage des vastes charognards, cela signifie : « Fuyez, car nous sommes ici chez nous. ». Sur la totalité de la ville, de temps à autre, claquent les appels rauques et criards des rapaces. La faim les a choisis comme porte-parole. C’est elle qui gémit et se plaint, à travers eux. Ils sont sa plus belle, sa plus haute, et sa plus sauvage expression.

Santa Soledad est devenue leur base de départ, et celle de retour. De la ville ils ne s’éloignent que pour plus sûrement y revenir. La faim se sert d’eux comme de boomerangs. A quelques kilomètres du centre ils planent, chassent, tuent, dévorent leurs proies habituelles. Néanmoins, ils semblent de plus en plus se plaire au cœur de l’environnement citadin. Plus un arbre, plus un toit, qui ne serve de perchoir, où l’on ne voie les aires ou les nids de taille très variables. Convoitées, les deux tours carrées de la cathédrale ont été l’objet de combats fratricides. L’une appartient au plus grand, au plus fort des aigles, l’autre au maître des condors. Il en est de même pour les bâtiments hauts, à terrasse. Où que l’on soit, il faut apprendre à vivre sous le signe des serres. Les petits chiens et les chats ne peuvent plus sortir sans être assaillis, lacérés, transpercés, égorgés, dévorés sur place ou emportés plus loin, plus haut. Nous commençons à penser que les libérateurs en prennent trop à leur aise. Certes, la tradition veut que l’armée de libération vive des ressources du pays, mais jour après jour, les rapaces outrepassent leurs droits.

Inconvénient que nul n’avait prévu, la disparition des passereaux a facilité la multiplication des insectes, en particulier des mouches. A travers Santa Soledad, nous subissons les nuages importuns de ces bestioles têtues, vrombissantes, tournoyantes et piquantes. Afin de leur échapper, le seul moyen est de ne plus ouvrir ses fenêtres et de s’enliser dans la glu de ses propres miasmes.

Certaines personnes s’y sont résignées comme au moindre mal, car, à l’extérieur, les fientes des rapaces, beaucoup plus abondantes que celles des passereaux, attirent les nuées de mouches et tous les insectes coprophages, en particulier des scarabées. Les trottoirs sont souillés de puantes matières en décomposition, où grouillent les représentants du règne bardé d’antennes, d’élytres et de mandibules. La faim s’exprime là encore, sous sa forme abjecte et fétide, minuscule mais multiple.

Les ouvriers municipaux nettoient sans relâche l’ordure biodégradable, qu’épandent les maraîchers sur les champs de légumes, mais leurs efforts d’assainissement sont presque aussi vains que ceux de bâtisseurs de châteaux de sable, face à la marée montante. L’hygiène est devenue l’inaccessible idéal, vers lequel tendent la force et l’énergie, mais à peine les équipes de nettoyage ont-elles curé un secteur que la salissure se reconstitue, inépuisable source de puanteur.

Au supermarché, William Quickbuck jubile : jamais il n’avait vendu autant de désodorisants, de vaporisateurs agréablement parfumés, ni d’eau de javel, car les habitants s’évertuent tous à désinfecter leur seuil.

De son bureau, Pilar Escudo surveillait la courette. Parfois, l’un des bambins venait tapoter de sa menotte contre la porte-fenêtre, qui donne à la directrice facilement l’accès à l’aire de jeux. Tout allait pour le mieux. Les puéricultrices pouponnaient avec tout le savoir-faire de leur métier. Aux oreilles de la directrice, les rires et les ritournelles des fillettes et des garçonnets sonnaient comme la plus mélodieuse des musiques. L’une des jeunes femmes berçait un bébé dans ses bras ; une autre donnait le biberon à un angelot rose et bouclé ; les autres animaient des jeux collectifs entre les plus grands, ou distrayaient les plus petits, hochets en mains, comptines à la bouche.

Pilar Escudo sourit à Carla Curatodo, qui pourtant n’est pas sa préférée de l’équipe. Elle se sentit l’âme de la meilleure directrice de créche à des milliers de kilomètres à la ronde. La vie lui souriait, pourquoi ne lui aurait-elle pas souri en retour ?

Ce fut alors que le décor paradisiaque bascula dans l’horreur. Eclipse du soleil que personne n’avait annoncée, d’un coup, la nuit tomba sur la courette. Les puéricultrices hurlèrent, moulinèrent des bras en direction du ciel, coururent en tous sens, saisirent comme des paquets les bébés braillards, poussèrent ceux qui savaient marcher vers l’intérieur, soulevèrent les couffins, mais l’attaque était trop massive, trop bien orchestrée, l’ennemi trop multiple.

Pilar Escudo se précipita pour aider les puéricultrices. Les jambes libres sous la très ample robe, elle bondit dans la courette, armée d’une chaise aux pieds d’acier, qu’elle dirigea vers le haut et fit tournoyer aussi vite qu’elle le pouvait, frappant au hasard les assaillants. Le combat fut de courte durée. Picotée de partout, dégoulinante de fientes et de sang, des touffes de cheveux arrachées, la peau des bras égratignée, une large et profonde entaille au front, la vaillante directrice battit en retraite, se réfugia dans le bureau, appela le Commissaire.

« Quoi ? Incroyable ! Les rapaces s’en prennent aux bébés ! Je vous envoie tous mes hommes armés disponibles. Y a-t-il des victimes ? Oui, vous attendez que les puéricultrices aient compté leurs nichées… »

Lorsque la police arriva, les agresseurs s’étaient envolés vers leurs citadelles de béton ou de verdure. Au passage, les tireurs abattirent autant de rapaces qu’ils le purent, mais les troupes ennemies sont si nombreuses que les pertes ne les affectent pas. Les cadavres engraissent les survivants, accentuant leur détermination d’occuper Santa Soledad.

A la crèche, Pilar Escudo et ses puéricultrices étaient catastrophées. Malgré leur bravoure et leur célérité, les sbires volants avaient réussi à emporter trois nourrissons.

La guerre est donc déclarée. La nature profonde des prétendus libérateurs mais bien réels prédateurs a crié sa vérité, en pleine lumière de la double innocence, celle du soleil immaculé et celle de l’enfance. Les assiégeants ne campent pas autour de la ville, mais à tous les endroits qui leur permettent de contrôler sans cesse les places et les avenues, les ruelles et les rues, les venelles et les cours, les jardins et les aires de stationnement. Le petit de la femme s’est mué en nourriture, en gibier.

Deux ou trois visionnaires, que nul ne croit, ont décrit ce qui suit :

« Au faîte du clocher de la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos, l’aigle d’acier claqua du bec et tenta d’ouvrir ses ailes, mais il était trop tôt. Le fabuleux envol n’est pas encore à la portée de ses forces. Avec sagesse, il y renonça provisoirement, mais ses yeux ne sont plus ceux d’une statue, ces fosses de vacuité, mais au contraire deux soleils rougeoyants, deux brasiers maléfiques.

Dans l’édifice religieux, sous la voûte embrumée d’encens, le lutrin d’or a voulu s’arracher du socle qui emprisonne son vol. Ses yeux de rubis fulminèrent contre le sort qui le condamne à cet ancrage chrétien et rassurant, de support de la Bible. Les ailes frémirent, se tendirent jusqu’à friser la rupture ; dans la pénombre de la nef, une volonté de vengeance et une haine accrue embrasèrent ses yeux, que la prescience de la satisfaction a renforcé. »

La malédiction des Maztayakaw a trouvé ses instruments et sa voie.

De toutes ses dents voraces, Thanatos ricane, sûr de savourer le festin digne de son divin appétit. »