Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

27/07/2022

37 La délégation

39 La délégation

 

   

    « Etait-il écrit que, afin de fournir  une plus riche matière  au roman à rédiger, le destin de Santa Soledad m’offrirait   la gamme de tous les paradoxes ? Le chamboulement  auquel j’assiste me laisse pantois, mais, avant que d’être écrivain, je suis journaliste. Il me faut donc décrire et analyser le plus exactement possible ce que j’observe dans cette ville où, en dépit de mes premières impressions, je me sens de plus en plus chez moi, parce que nous plongeons vers les profondeurs de l’étrangeté. Or, s’il est un domaine où l’homme d’imagination peut et doit se sentir chez lui, c’est bien celui-là. La réalité fournit les matériaux, lesquels sont soumis à des règles apparemment  logiques et rationnelles. L’imaginaire bouleverse tout cela, il mélange les cartes, redistribue les rôles, perturbe l’ordonnance qui nous paraissait intouchable.       

    Venous en aux faits. Le dénommé Steve Birdwatcher (est-ce son véritable nom ? Je l’ignore.)  a déclaré que, afin d’obtenir l’aide des rapaces, il faudrait aller quérir «  ces seigneurs en leur fief », le Castillo de los Aguilas, et plus précisément jusqu’au pied du Torreon de los Tormentas. Comme les hommes, prétend-il, les rapaces ont développé  une hiérarchie,   mais leur civilisation, plus primitive que la nôtre, aurait  conservé les rapports    d’inféodation, où suzerains et vassaux tiennent respectueusement leurs places. Des  citoyens ignorants de ces règles, droits de préséance et privilèges, pourraient froisser l’orgueil des condors et des alérions, les maîtres du ciel. Un tel risque ne doit pas être encouru, car le conflit avec les seigneurs ailés comporterait de grands risques pour Santa Soledad.

    Quelques semaines plus tôt, de tels discours eussent valu, à celle ou celui qui les aurait commis,  l’internement immédiat dans le service psychiatrique de l’hôpital. Le brusque agrandissement du gouffre, l’engloutissent des artistes, le retour des oiseaux, leur comportement surnaturel et l’insomnie, enfin l’usage et l’abus de neuroleptiques, ont tant débilité les gens que leurs facultés mentales, en particulier le discernement et le jugement, sont dangereusement faussées.

    La réalisation de l’ambassade exigera quelques moyens matériels et financiers     , mais la dépense ne grèvera pas le budget municipal.

    S’avancer seul dans ces territoires inhospitaliers n’est pas exempt de risques. Donc, il sera préférable que l’interprète soit accompagné de deux ou trois hommes robustes, armés en prévision d’attaques fondant depuis les hauteurs, même si les dites attaques paraissent fort improbables. Les rapaces n’ont pas, affirme-t-il, le tempérament belliqueux trop souvent décrit dans des légendes dénuées de fondements scientifiques. Le pire des prédateurs, a-t-il continué, c’est l’homme,  et, plus particulièrement, la variété nommée « bandit » ou « brigand ». Si j’en crois l’ornithologue interprète et clochard,  les forbans forment des bandes, qui rôdent sur les hauts plateaux, dans le voisinage des villes. Malheur au randonneur ou voyageur solitaire et sans armes qui croise leur chemin !  Alors que les rapaces ne tuent que pour se nourrir, les tueurs à l’apparence humaine se plaisent à torturer leurs prises, avant de les égorger.

    C’était la première fois que j’entendais parler de pareils agissements aux environs de Santa Soledad. La chose était-elle inventée, n’était-ce que l’un de ces contes imaginés pour faire courir le frisson d’horreur, qui nous rend la sécurité du foyer si chère ? Lorsque nous sommes allés randonner jusqu’au Torreon de las Tormentas, personne ne m’a parlé de ces brigands. Que signifie cela ? Je me suis dit que,  lorsque je verrai Luciano Cazaladrones ou Felipe Carabiniero, je leur demanderai ce qu’ils en pensent.

    « Ouais, a marmonné le Commissaire, tandis que la goguenardise tordait ses lèvres. Je n’affirmerai pas que cela ne s’est jamais produit, mais ce loufoque exagère. Fort heureusement, les abords de Santa Soledad sont généralement très sûrs, pas vrai Felipe ?

    - Vous avez raison, chef. Nous y veillons. Et, lorsque nous apercevons quelques uns de ces malfaiteurs, nous appliquons la consigne de sécurité maximale. »

    J’ai voulu savoir en quoi consistait la dite consigne.

    « Oh, c’est très simple pour qui sait bien viser, bien tirer, a grommelé Luciano. Si le criminel est du menu fretin, tirer dans les jambes, pour l’immobiliser ; si c’est un assassin professionnel, viser la tête, ou le cœur, ou les deux. Dans tous les cas, tirer d’abord, poser les questions ensuite.

    - C’est ce que je fais, patron. Pas la peine d’encombrer les prisons de récidivistes. Ça permet d’économiser l’argent des contribualbles.

    - Nous appelons ça des « frappes chirurgicales », Mr Mywords. Que feriez-vous, si l’un de vos membres était gangrené ? Vous vous feriez amputé, n’est-ce pas ? Voilà comment il faut agir avec la racaille. De toute façon, si nous ne tirions pas les premiers, eux ne se gêneraient pas pour nous descendre. Le devoir et l’instinct de survie ne font plus qu’un. Les honnêtes gens gagnent sur toute la ligne. Qui s’en plaindra ? »

    Je leur ai objecté que je trouve la méthode un peu trop expéditive à mon goût, mais ils se sont esclaffés. Le Commissaire a lancé une claque amicale et supérieurement hiérarchique sur le dos de l’inspecteur, et celui-ci a souri complaisamment à celui-là. J’ai saisi que les arguments juridiques les laisseraient insensibles, aussi me suis-je tu. Ces deux-là restent fidèles à l’idéal d’efficacité de Santa Soledad.   

    Officiellement, comme les autorités ne veulent pas reconnaître l’existence de bandes armées, l’organisation paramilitaire de la petite équipée sera présentée comme suit, dans la gazette locale : 

    « L’escorte et les armes ne seront que des précautions généralement recommandées, à ces hauteurs, et dans ces solitudes. Il ne faut pas y voir l’effet d’un quelconque alarmisme. »

    C’est du moins ce que m’a dit Felipe Carabiniero, qui lui-même tient cela de sa femme, Aurora. La phrase lui a été dictée par Augusto Valle y Monte en personne.

   L’expédition ne durera pas plus de deux ou trois jours. Il suffira de s’approcher le plus possible, en automobile, de la piste qui mène au plateau, puis de là, marcher en direction du Torreon de los Tormentas. Deux tentes, des sacs de couchage,  un réchaud à gaz et quelques provisions de bouche satisferont aux besoins. (…)

    Le Comité d’Assainissement Public a cherché des volontaires. Trois hommes ont proposé leurs services, spontanément et rapidement : Neil Steelband, Ignacio Ganatiempo et Lucas Obrero. Tous les trois sont  membres actifs d’une association de tireurs amateurs, qui ne prennent pas pour cibles les suspects comme s’ingénient à le faire des policiers, mais ils  possédent des armes à feu légères et précises, ainsi que le matériel nécessaire pour bivouaquer sur la hauteur, glaciale la nuit, du Castillo de los Aguilas. Hormis des émoluments qui seront versés à la personne de Birdwatcher, clochard interprète du langage des oiseaux, la Municipalité n’aura pas à défrayer la délégation.

    Ces conditions étaient acceptables, parfaitement raisonnables, mais la dernière l’a été beaucoup moins. Steve Birdwacher a voulu que l’on libére Domingo Malaespina. L’homme est  fou, il ne le conteste pas, mais il est inspiré, précisément parce que c’est un dément. Sa folie prophétique et visionnaire lui permettrait, plus facilement qu’à d’autres, d’entrer en relation avec les rapaces.

    « J’ai besoin de Malaespina, sans lui je ne partirai pas, car le souffle de l’univers passe par lui. Je connais les voies de la technique, tandis que son esprit est illuminé par la Voix. »

    Le Comité d’Assainissement Public n’a cédé qu’à contrecoeur à l’exigence étrangement formulée, mais nous avons avancé d’un long pas dans le royaume de l’étrangeté, dont j’ai déjà parlé. Qui sait où cela s’arrêtera ? Si toutefois cela s’arrête un jour…  

 

11/07/2022

38 La décisiobn

38 La décision

 

   Le loqueteux fut introduit dans la Salle du Conseil. Le fumet de crasse et d’alcool que dégageait sa personne incommoda fortement les narines raffinées de ces dames et messieurs, mais la coupe était servie, donc ils la boiraient jusqu’à la lie.

    En dépit de sa proverbiale urbanité, Augusto Valle y Monte n’offrit pas de siège au visiteur intempestif. Le sourcil froncé, l’œil sévère, il ordonna :

    « Nous vous écoutons, M. Birdwatcher, mais soyez bref et précis, car nous n’avons pas de temps à perdre en bavardages. Si vous avez une idée pour clore cet interminable concert, dites-la nous vite ! »

    Steve Birdwatcher avait ôté son galurin, une sorte de galette grise et trouée, qui avait été neuve dix ans plus tôt. Déférent, il le serrait entre ses deux mains, les deux bras tombant, si bien que la chose crasseuse et pouilleuse formait un cercle devant sa braguette. Le reste de l’accoutrement s’accordait à l’objet, qui méritait si peu le nom de « chapeau » : veste aux coudes rapiécés, informe pantalon aux coutures malades d’usure, chaussures aux semelles si éculées qu’une feuille de papier à cigarette aurait pu les remplacer.

    Les dames sortirent des flacons de parfums, répandirent des senteurs dont elles imbibèrent leurs mouchoirs. A l’abri de ces légers paravents, elles attendirent la fin de l’épreuve. 

    « Monsieur le Maire, j’étudie les oiseaux depuis quatre décennies. Ce sont des êtres aux âmes délicates. Contre eux, il ne faut pas employer la force. Non, Mesdames, Messieurs. Nous devons dialoguer avec les oiseaux. Leur vie vaut bien la nôtre.

    - Et comment allons-nous dialoguer avec ces enquiquineurs, gouailla William Quickbuck. Allez-vous prétendre que vous les comprenez ?

    - Non seulement, je les comprends, Monsieur, mais je parle leurs différents dialectes. C’est pourquoi je viens vous offrir mes services d’interprète, afin de résoudre ce conflit de voisinage. Le pire serait la violence. Il nous faut trouver une issue pacifique. Déjà, le gouffre a dévoré le phalanstère. Prenons garde à ne pas enchaîner les catastrophes. »

    Sur les visages se lisait tout, sauf l’approbation.            

    « Ce mec est complètement ravagé, hurla Luciano Cazaladrones. Monsieur le Maire, un mot de vous, et je le fais éjecter comme un malpropre qu’il est, car, porter les mains sur lui, je ne le ferai pas moi-même ! Je ne veux pas me les salir !

    - Calmez-vous, Commissaire, et modérez votre langage devant les dames. Il y a des mots qui puent, et,     ma foi, l’idée ne me parait pas stupide du tout. Si réellement il est capable de comprendre ce que jargonnent les emplumés, puis de l’interpréter pour nous en langage humain, je crois qu’il ne faut pas refuser son intercession. »

    Dans la salle, le silence appuya sa main, étouffa paroles et bruits. Voilà que Monsieur le Maire commençait de délirer !                   

    « Je vois que vous êtes consternés. Vous pensez que je suis en train de perdre la tête, n’est-ce pas ? Je vous réponds : jusqu’à présent, quelles solutions avons-nous trouvées ? Aucune, il me semble. Que proposez-vous ? Rien. Vous êtes trop abattus pour avoir les idées claires. Enfin, aux situations exceptionnelles, solutions exceptionnelles. Tout vaut mieux que l’immobilisme. Vous n’ignorez pas que je favorise la concertation. L’autorité ne doit recourir à la force que dans les cas d’extrême entêtement, lorsque la mauvaise volonté a été prouvée. Steve Birdwatcher, au nom du Comité d’Assainissement Public, j’agrée votre suggestion, mais, avant toute autre chose, vous allez passer aux douches municipales, et au service social. Mme Carabiniero vous donnera un bon pour des vêtements  gratuits. Soyez prêt dans une heure.  Vous pouvez disposer. Merci à vous.   »

    L’ornithologue s’inclina, remercia le Maire, et sortit, en tenant le galurin derrière lui, si bien qu’il cachait les fesses, que la toile trop usée du froc eût laissé voir. Cette preuve de bonne éducation lui valut les suffrages féminins.

    Ce fut ainsi que le vagabond mit ses compétences d’interprète au service de la communauté des Laborieux. Derechef, Augusto Valle y Monte ressortit sur le balcon, annonça qu’une négociation allait être entreprise avec l’aide d’un spécialiste de premier rang. A n’en pas douter, les fauteurs d’insomnie comprendraient la gravité de leurs méfaits. Une seule séance de palabres allait tout arranger.

    L’élu ventripotent tint parole : il alla conjurer le peuple ailé de ménager ses voisins de race humaine, de respecter le repos, si péniblement mérité au prix du long labeur, et, pour cela, de modérer ses ardeurs musicales. L’expert en communication aviaire traduisit très exactement les propos du Maire. Par centaines, par milliers, en nuées multicolores, les oiseaux s’assemblèrent à l’appel de leur ami bipède. Comme les dialectes et les patois, parmi les oiseaux, varient autant que les espèces, la traduction exigea beaucoup de temps et de patience. Poliment, les oiseaux écoutèrent les objurgations ; tantôt, ils penchaient la tête à droite, tantôt à gauche, comme pour mieux comprendre le sens du discours.

    A peine le parlementaire eut-il achevé sa supplique, aussitôt se déclencha le tohu-bohu ! Roucoulements, gazouillis, roulades, trilles, sifflements et piaillements de se précipiter, se mêler, s’élancer, se percuter, rebondir, cascader ! Ça battait et claquait des ailes ! Tels bouquets de plumes, cela fusa, plana, virevolta, en tous sens tourbillonna et plongea !

    L’intercesseur annonça, triomphalement, que les chanteurs avaient décidé de se conformer à la discipline municipale.

    La nuit suivante fut, pour les citadins, beaucoup plus qu’un soulagement ; ce fut un délice, car l’impeccable silence, dès le crépuscule, s’installa dans les arbres, sur les toits et même dans le Parc. Les dormeurs éprouvèrent une authentique reconnaissance envers leurs invités. Enfin, ils pourraient de nouveau se reposer, au lieu de subir aubades, sérénades et nocturnes, ce perpétuel concert intempestif que personne n’avait demandé !

    Hélas, l’on sait que chasser le naturel ne sert qu’à le ramener à tire-d’aile ! Aussi, l’armistice, considéré par certains comme une accalmie dans une guerre d’usure des nerfs, ne dura-t-elle qu’une semaine. A partir de la huitième nuit, la situation redevint si insupportable que des demandes de congés rendus nécessaires à cause de dépressions nerveuses s’empilèrent de façon pyramidale sur les bureaux des psychiatres, donnant à ces derniers une tâche pharaonique.

    Même les plus sereins des laborieux souffraient de ce mal qui n’est peut-être pas une maladie, mais dont la persistance peut favoriser la morbide, la débilitante et la putride procession des maux et des infirmités. Les salles d’attente des médecins ne désemplissaient plus, les pharmacies devinrent les plus fréquentés des commerces, les réserves d’anxiolytiques, de tranquilisants et de somnifères furent vite épuisées, comme les forces de celles et ceux qui brusquement s’étaient muès en autant d’adeptes de la pilule soporifique. On commanda d’urgence des milliers de boîtes, chargées de rêves potentiels, de sommeil sans interruption, de repos sous la forme de conserves… Les livraisons tardèrent à venir. Tout allait le plus mal possible dans le pire des mondes, du moins le croyait-on.

    Le cerveau fort embrumé, soit par l’insomnie, soit par les médicaments chargés de l’annuler, les laborieux perdirent une grande part de leur efficacité. La somnolence, la vigilance relâchée, la difficulté à fixer l’attention et se concentrer, tous ces parasites de l’activité salariée causèrent bien plus d’erreurs et de contretemps que n’en avaient habituellement provoqués la maladresse ou la distraction des artistes. Même les plus consciencieux des travailleurs déploraient leur brusque manque d’efficacité.

    Le Comité des Dormeurs Epuisés rédigea une pétition qu’il déposa dans les bureaux de la Mairie. Voici quels en furent les termes :

   

    « Nous, citoyens laborieux de la bonne ville de Santa Soledad, déclarons sans ambages que la Municipalité doit impérativement agir avec la plus grande fermeté contre les empêcheurs de dormir, sur le dos, sur le ventre ou sur le côté, enroulé en fœtus ou non. La manie musicale et lyrique transforme nos nuits en cauchemars éveillés.

    A cet effet, nous prions instamment Monsieur le Maire, Augusto Valle y Monte, démocratiquement élu, confirmé dans ses fonctions depuis vingt-cinq ans, de solliciter l’aide et l’intervention des rapaces, les cousins mais aussi les ennemis naturels des moineaux piailleurs qui gâchent nos nuits.

    Notre but n’est pas la destruction des oiseaux, utiles dans la chasse aux mouches et autres bestioles volantes et piquantes, mais de les intimider, de les obliger à retourner construire leurs nids en dehors de nos murs. Peut-être aussi trouveront-ils ailleurs des villes plus mélomanes que la nôtre.

    Si les autorités ne prennent pas les mesures qui s’imposent, il est à craindre que les citoyens n’aillent chercher les armes nécessaires pour la défense du repos, dans l’usine de M. Hector Escudo. Nous apprendrons à tirer, et cela pourrait se terminer par un massacre.

    Avec l’expression de notre plus profond respect, veuillez agréer, Monsieur Le Maire, etc… »

    Des gens plus prudents, tel Pedro Hazacan et Luis Papelero, qualifiés de « timorés » par les plus intransigeants, tels William et Jane Quickbuck,  objectèrent que les prédateurs ne se contenteraient peut-être pas d’effaroucher leurs proies potentielles. Non, ils allaient commettre un carnage définitif et ne laisseraient sur le champ de bataille que monceaux de plumes ensanglantées. Certes, il ne s’agissait que de volubiles volatiles, mais le fait que l’ornithologue interprète, ce Mr Birdwatcher,  (même s’il exerçait la futile profession de clochard) ait pu communiquer avec eux conférait aux fauteurs d’insomnie une dignité qui, jusqu’alors, leur avait manqué. Bizarrement, avec eux, le lien était devenu pensable et réalisable.

    Si massacre il y avait, et si le vent soulevait les plumes, ces preuves lourdes de tant de légèreté jusqu’aux étoiles, prenant à témoin le cosmos, les laborieux effaceraient-ils jamais le crime de complicité ? Déjà, n’avaient-ils pas à se reprocher une part de responsabilité dans la disparition des artistes ? 

    On rejeta ces craintes avec dédain et leurs propagateurs furent taxés de pusillanimité, tandis que d’autres, plus retors que la majorité, jubilaient en espérant une issue meurtrière.

 

 

 

02/07/2022

37 L"insomnie

37 L’insomnie

 

   

    Vint la deuxième nuit. La rémission tant espérée ne fut pas accordée. De nouveau, l’indésirable, l’abominable musique emplit jusqu’aux ses plus intimes recoins de Santa Soledad. Personne ne put se soustraire au chant qui, telle une fontaine mélodique, éclaboussait le ciel noir où les étoiles se mêlèrent aux rutilantes coulées qui, sans faiblir, jaillissaient des gosiers chauds et vibrants.

    Cette situation d’insomnie forcée perdura, sans que l’on aperçût de solution. Les esprits s’échauffèrent, et, à mesure que la fatigue tailladait les muscles, rompait les articulations et abrutissait les cerveaux, les ultimes traces de patience disparurent. C’était une vue pitoyable que ces misérables aux visages grisâtres, aux yeux décolorés, soulignés de poches vineuses, comme si quelque poison s’était insinué sous la peau, amorçant le désastre physiologique aux incalculables effets, qui minerait les organismes avant l’assaut fatal de la maladie.  

   

    « Nous dormons tous mal, très peu, d’un sommeil entrecoupé, qui ne nous apporte pas le repos souhaité. Même Mark, si calme d’habitude, est devenu nerveux. Il n’arrive plus à se concentrer, les mots lui échappent, il se sent la tête vide et cotonneuse. Même au lit, nous avons moins d’ardeur.

    Les salles d’attente de médecins s’emplissent de gens qui, tous, réclament des somnifères. Jamais auparavant il n’en avait été autant prescrits, à Santa Soledad. Dans les pharmacies, les files d’attente s’allongent, et l’on voit des personnes, habituellement patientes et courtoises, devenir désagréables, agressives, surtout lorsque la pharmacienne leur annonce que le stock de somnifères est épuisé. Les réserves existantes n’étaient pas prévues pour une demande aussi élevée. Les pharmacies ont passé des commandes d’urgence, mais il n’y aura pas d’arrivage avant quelques jours, peut-être une semaine. »      

   

    «  Même Elena, que je n’avais jamais vue en colère, se met à crier pour des peccadilles. Quelques nuits blanches suffisent à perturber les plus sereins des tempéraments. Ceci étant dit, chacun s’efforce, le mieux qu’il le peut, de se contrôler pour ne pas dire ou faire des sottises, qui blesseraient les autres, chose qu’ensuite nous regretterions.   

    Parfois, même sans somnifères, le sommeil redevient le plus fort. Il nous emporte, le jour comme la nuit, pour quelques heures. C’est un flot noir, lourd, épais,  semblable à du goudron liquide et brûlant. Nos rêves sont affreusement tourmentés. Les images qui nous obsèdent alors nous donnent le désir de nous réveiller. Très angoissés, nous fuyons les cauchemars, mais, faisant cela, nous quittons l’asile du sommeil et nous nous enfonçons de nouveau dans le marécage de la fatigue.

    Quant aux oiseaux, il semble que jamais ils ne se lasseront de chanter, comme s’ils possédaient une inépuisable énergie, ou comme s’ils étaient habités par une force surnaturelle. Leur acharnement musical nie les lois connues, à tel point que l’esprit s’arrête, confondu en présence d’un mystère dont l’ampleur fait éclater les bornes du possible.

    Epuisement et incompréhension pèsent beaucoup plus sur le plateau négatif de la balance que, sur le positif, les plaisirs auditifs et visuels procurés par l’arc-en-ciel des chants et des plumages.

    Personnellement, j’ai pour l’heure présente remisé le roman. Il attendra des jours plus favorables à la création. Je me contente de noter ce que j’observe, ce qui se passe dans cette ville de plus en plus paradoxale. La comprendrai-je jamais ? »

   

    Quelques citadins, probablement les plus faibles ou ceux dont le rationalisme était le moins solidement assis, émirent une thèse selon laquelle ces chanteurs n’avaient que l’apparence d’oiseaux. En fait, les artistes se seraient réincarnés sous une forme qui eût  comblé leur passion pour l’esthétique.

    « Têtes molles », voilà comment  Luciano Cazaladrones les avait nommés.  William Quickbuck ainsi qu’Hecor Escudo avaient réemployé l’image, avec une visible délectation. Le Commissaire était sans égal, lorsqu’il s’agissait de ridiculiser l’inadaptation. 

   Aggravant leur cas, les hurluberlus ajoutèrent que le concert ininterrompu constituait la vengeance de ces « démons », qui avaient juré d’abattre la société. Parmi les loufoques, Domingo Malaespina, toujours pensionnaire du service psychiatrique placé sous la haute surveillance du Dr Arturo Curatodo, délirait ainsi, grotesque à souhait, pour le relatif amusement des infirmiers, qui pourtant avaient déjà entendu dix mille sortes de sornettes.

    Puis, les nuits blanches succédant aux nuits sans sommeil, les points de vue se modifièrent. La fatigue usa les tempéraments, brouilla les jugements, affaiblit le discernement, si bien que les absurdités qui, en temps ordinaire, eussent fait sourire les citoyens raisonnables, finirent par sembler plausibles et même parfois convaincantes.         

    Dans les rues situées à proximité du Parc, où nichait la majorité des perturbateurs, la gêne était plus aigue qu’ailleurs. Des résidents prirent l’initiative de créer un comité de défense, qu’ils appelèrent « Comité des dormeurs épuisés », surnommé par les langues perfides « Syndicat des mauvais coucheurs ». La réaction violente de l’ingénieur Neil Steelband et du technicien Ignacio Ganatiempo, si elle avait paru folle la première nuit, voire dangereuse pour les voisins, fut saluée comme un acte de bravoure, qui montrait à tous le chemin à suivre.  La nouvelle association menaça de se constituer en milice, qui récompenserait de balles et chevrotines les chorales nocturnes.

    La menace avait peu de chances de se réaliser, car les amateurs d’armes à feu n’étaient qu’une minorité dans Santa Soledad, qui préférait vendre ces objets dangereux à des pays étrangers, plutôt que d’en risquer la prolifération dans ses paisibles quartiers. 

    Il y avait un second problème. Si l’on ne pouvait reprocher à ces indésirables invités de ne payer ni taxes, ni loyers, l’on se devait de constater qu’ils souillaient, sans vergogne, toits et façades de leurs déjections jaunâtres. Il n’était pas rare non plus qu’un passant se sentît arrosé de fientes, parce que l’un de ces malpropres avait décidé de soulager ses boyaux, à ce moment et cet endroit, sans se préoccuper de savoir s’il allait agrémenter une veste, une robe ou même une chevelure d’une décoration superflue, ce qui, surtout pour des esprits réincarnés, manquait d’élégance et de raffinement. 

   Finalement, si les oiseaux persistaient à priver leurs hôtes du repos si durement gagné, ne faudrait-il pas les refouler vers des zones plus champêtres, où l’engeance maniaque de mélodies vivrait plus heureuse, dans des conditions plus appropriées à ses habitudes ?  

    Augusto Valle y Monte convoqua le Comité d’Assainissement Public.

   « Mesdames, Messieurs, commença Monsieur le Maire, vous savez tous quelle urgence nous force à nous réunir aujourd’hui. Nous ne saurions tolérer que l’insomnie devienne une plaie chronique. L’article ZYWX-QK- 38150 du règlement de vie communale stipule que le tapage nocturne est une infraction et que les contrevenants seront sévèrement punis, d’abord sous la forme d’amendes, ensuite par l’emprisonnement, mais nous ne sommes pas en présence d’humains, avec lesquels il serait possible de dialoguer.

    Sur le plan pharmaceutique, la crise est au paroxysme. Jamais auparavant le besoin de neuroleptiques n’avait été aussi criant. Que dis-je, « besoin » ! C’est la pénurie que nous traversons.    Je vous le demande, quelles sont vos propositions ? Comment pouvons-nous agir, efficacement et vite, pour que cela cesse et que les bras de Morphée puissent de nouveau nous bercer ? » 

    Autour de la table, les mines étaient froissées, grises ou jaunâtres, les paupières boursouflées, les lèvres s’écartaient en d’irrépressibles bâillements, au total la réflexion était devenue difficile, ardue, tant les neurones étaient engourdis. D’humeur professionnellement belliqueuse, Hector Escudo se lança dans la bataille :

    « Monsieur le Maire, en ma qualité de fabricant d’armes, je mets tout mon arsenal à la disposition de la Municipalité pour exterminer ces empêcheurs de dormir ! Aujourd’hui, je vous ai amenés deux de mes collaborateurs, Neil Armstrong et Ignacio Ganatiempo. Ils sont d’excellents tireurs et pourraient, en peu de temps, éliminer tant de ces chanteurs impénitents que les rescapés prendraient la fuite à tire- d’aile. 

    - Je suis désolé de devoir vous contredire, cher ami, annonça Luis Papelero, que sa chevaline épouse autorisait à prononcer deux ou trois paroles, mais j’aperçois un risque inhérent à votre suggestion.

    - Ah, oui ? Lequel, s’il vous plaît, s’enquit Hector Escudo, le sourcil froncé, guère habitué qu’il était à ce que l’on s’opposât à ses idées.

    - Je ne doute pas des qualités de tireurs de ces deux messieurs (disant cela, Luis Papelero inclina la tête en direction de l’ingénieur et du technicien) mais, outre que la riposte me semble disproportionnée, le risque de victimes humaines n’est pas exclu. Une balle se perd plus vite qu’elle ne trouve la cible, mais, sur sa trajectoire, elle peut rencontrer un être humain. Notre ville est généralement paisible. Gardons-nous de la transformer en une scène pour films de Peaux Rouges et de gardiens de vaches.

    - Très juste, l’approuva Guiseppe Mascara, dont le visage avait tant pâli qu’il se distinguait à peine de sa chevelure blanche, la violence n’est pas la réponse adaptée. D’accord, nous sommes victimes d’une sorte d’agression, mais l’usage du feu ne me paraîtrait indiqué qu’en dernier recours.

    - Alors, que diable proposez-vous donc, grommela Luciano Cazaladrones ? Ça ne peut pas durer pendant des semaines et des mois, tout de même !

   - Voilà le nœud du problème, indiqua Angel Pesar de la Cruz. Dans ses œuvres, le Seigneur n’avait pas prévu que les oiseaux chanteraient jour et nuit, sans jamais dormir. Cela n’est pas naturel.

    - Voulez-vous dire, Monseigneur, que le phénomène est surnaturel, le questionna Luis Papelero, malgré le regard lourd d’avertissements, comme le ciel peut l’être d’orages  de sa peu tendre épouse. 

    - L’habit que je porte m’oblige à la prudence, lorsqu’il s’agit d’employer ce terme, nuança l’archevêque, mais ne trouvez-vous pas qu’il y a matière à s’interroger ?  »

    Que la suprême autorité cléricale commençât d’évoquer l’hypothèse d’événements surnaturels ne pouvait en aucune façon redonner aux notables la sérénité que les nuits d’insomnie leur avaient ôtée. Il y eut, pendant quelques secondes, le silence gêné qui prévaut, lorsqu’une personne respectable et respectée vient de proférer une impropriété. Des regards inquiets furent  échangés. Monseigneur n’allait tout de même pas suivre le chemin délirant de son acolyte, désormais interné ?

    « Qu’entendez-vous par là, Monseigneur, lui demanda Augusto Valle y Monte, tandis que tremblotait frénétiquement le triple menton, devenu l’attribut  distinctif de l’auguste fonction de Maire.

    - Je ne suis pas ornithologue, et peut-être aucun de nous ne l’est, mais sans avoir des connaissances approfondies des oiseaux, nous savons tous que des oiseaux normaux dorment la nuit, comme nous autres humains, à l’exception des rapaces nocturnes bien sûr. Le comportement de ces perpétuels chanteurs n’avait jamais été observé dans notre ville, ni certainement ailleurs. Il n’est donc pas exagéré de dire qu’il est anormal, si vous répugnez à le qualifier de « surnaturel », mais réfléchissez bien à cela : si nous comprenons l’adjectif au sens premier, il nous dira « qui ne suit pas les règles de la nature ». Qu’en dites-vous, Monsieur le Conservateur et Monsieur le Président de l’Université ? »

    Les deux interpellés se consultèrent du regard, pour savoir lequel des deux répondrait le premier. Sous la table, le pied robustement chaussé d’Alejandra Papelero intima douloureusement à son soliveau de mari qu’il valait mieux qu’il se tût.

    « Allez y, mon cher ami, l’invita courtoisement Guiseppe Mascara, vous êtes plus que moi maître des mots.

    - Pas du tout, mon cher, je vous en prie, la préséance vous revient… euh… naturellement ! »

    Ce retour du mot « nature » divertit la sinistre assemblée. Même Alejandra Papelero permit à sa gaieté froide de s’exprimer, sous la forme d’un hennissement spasmodique, dont l’effet le plus visible était de lui secouer les épaules, comme si le rire était parti des omoplates et des clavicules.

    A l’opposé, celui dont le rire avait des qualités gigantesques, c’était William Quickbuck : l’envahissante flaccidité du propriétaire du supermarché déclenchait alors des cascades tonitruantes, dignes de comparaison avec les chutes de Niagara.

    Le contraste entre ces deux pôles du rire, l’un presque étranglé, poussif et maladif, et l’autre claironnant,  patronal et majestueux, déverrouilla toutes les formes de l’amusement et de  l’hilarité, chacun finissant par se divertir à la vue des visages soudainement transfigurés par l’intense exercice des muscles zygomatiques. Même Monseigneur Aangel Pesar de la Cruz, digne archevêque de la bonne ville de Santa Soledad, daigna laisser paraître, sur sa noble face d’ecclésiastique, le sourire indulgent du bon père, lorsque sa maisonnée vacille de joie.

    « Puisque vous y tenez, je ne vais pas faire attendre plus longtemps nos amis, annonça Guiseppe Mascara, qui n’était pas sans savoir que Luis Papelero ne parlait qu’autorisé par sa peu tendre moitié, laquelle physiquement présentait une masse osseuse et charnelle double de celle de l’homme. Oui, Monseigneur, je comprends parfaitement votre point de vue. Cette affaire n’est pas ordinaire du tout. »       

    Monsieur le Président de l’Université purement et durement technologique n’avait pas la réputation d’être l’un de ces farceurs ou songe-creux qui saupoudrent la réalité de sorcellerie. Non, Guiseppe Mascara se distinguait au contraire par l’affirmation et la pratique d’un rationalisme immaculé. Certes, l’expression qu’il avait choisie pour qualifier le retour des oiseaux et leur  chant perpétuel apportait un adoucissement rassurant, mais l’euphémisme n’était-il pas autre chose que l’approbation prudemment voilée de l’adjectif « surnaturel » ? Si l’une des plus belles têtes universitaires et pensantes de Santa Soledad désertait lâchement le parti de la raison et de l’objectivité, sur quelle pente traîtreusement savonneuse étions-nous en train de glisser ? William Quickbuck partit à la contre-attaque :   

    « - Guiseppe Mascara, vous m’inquiétez. Nous sommes tous fatigués. Les propos que je viens d’entendre confirment, s’il en était besoin, que nous devons au plus vite sortir de… cette volière !  »

    Un nouvel accès d’hilarité collective parcourut l’aréopage et traça, d’une personne à l’autre, le friselis contrasté de ses gammes. Monseigneur approuva la gaieté d’un sourire complaisant, mais Augusto Valle y Monte rappela sa troupe au nécessaire sérieux :

    « Mes amis, mes amis, je vous en prie, je comprends que vous ayez besoin de vous détendre, mais sachons garder la tête froide et tâchons d’élaborer ensemble la tactique pour sortir de cette crise aviaire.  »

    Alors que le Comité d’Assainissement  Public délibérait, une manifestation de dormeurs insomniaques se dirigeait vers l’Hôtel de Ville. En tête du cortège, deux hommes brandissaient une banderole portant l’inscription suivante :

    « Les chanteurs à la porte ! »

    Les femmes et les enfants s’étaient munis de casseroles et de louches, les secondes servant à marteler les premières à intervalles irréguliers. Le vacarme naissait sur le flanc droit du serpent humain, se répercutait sur le côté gauche, filait vers la tête, de là zigzaguait jusqu’à la queue, se taisait là où il avait commencé, imprévisible comme l’humeur des manifestants. Parfois, des cris de haine jaillissaient de ci, de là, lancés vers le ciel comme des flèches empoissonnées :

    « A mort, à mort les oiseaux ! Tuez les tous ! Des armes, nous voulons des armes ! Et des munitions ! Qu’on en finisse ! Dormir, nous voulons dormir ! Interdisez le chant ! A mort, à mort les volatiles ! Le Maire, nous voulons voir le Maire ! »

    Les manifestants s’arrêtèrent sous les fenêtres de la salle du Conseil.

    « Cette manifestation est-elle autorisée, demanda Eleneora Mascara.

    - Mais oui, madame, l’assura Luciano Cazaladrones. Croyez-vous que j’aurais permis qu’elle continue, si elle avait été interdite ? »    

    On frappa à la porte.

    « Entrez, permit le Maire. »    

    Aurora Carabiniero poussa le battant, pénétra dans la salle du Conseil et se dirigea vers le patron du lieu. Devant elle, avec elle, autour d’elle, dans le sillage de sa robe, entra le parfum qui signalait sa présence ostensiblement féminine, à tel point que, pour ceux chez qui l’odorat n’était pas le dernier des cinq sens, l’approche d’Aurora était détectable à ce seul signal. Si vous ajoutiez à cela le claquement affairé, affûté, de ses talons, le flottement et le froufrou de sa tenue vestimentaire, même vue de dos, la mince et l’élégante silhouette était aussitôt identifiable comme celle de Mme Carabiniero, l’appétissante mais fidèle épouse de l’inspecteur. Felipe se trouvait là, près de son supérieur hiérarchique à la canine allure. Le mari admira, pour la énième fois de sa vie, la beauté innocemment provocante de celle qui lui était aussi chère que la prunelle de ses yeux. Les regards d’excellente appréciation des hommes présents le flattèrent au plus profond de la personnalité masculine, la fatuité, l’un des défauts les mieux partagés du monde. Même Monseigneur ne parut pas insensible au charme de la secrétaire. Une étincelle pétilla dans son regard, d’habitude parfaitement sous l’impitoyable contrôle du devoir de dignité.

    « Madame, dit-il en se levant, permettez que je vous présente mes hommages.

    - Oh, Monseigneur, vous êtes trop bon, car je ne mérite pas tant d’égards. Monsieur le Maire, veuillez m’excuser pour l’interruption, mais les manifestants vous réclament. Ils veulent que vous les assuriez de votre présence aux commandes. Certains crient déjà que le navire dérive sans capitaine… Pour l’instant, la police réussit à contenir la population, mais il y a des forcenés qui voudraient envahir la Mairie. Dans les rues adjacentes, nos agents se sont battus contre des groupuscules extrémistes, des provocateurs, des casseurs et des émeutiers de tous poils. Si vous ne  calmez pas la foule, le service d’ordre sera débordé. Les plus dangereux individus peuvent entrer ici dans le quart d’heure qui suit. »

    L’avertissement glaça la réunion. Tous les regards se braquèrent en direction du cacique, mais heureusement pour  l’opulente personne, aucune de ces paires d’yeux n’était devenue pistolets.

    « Bien, Mme Carabiniero, je vous remercie de m’avoir averti. Je vais me montrer au balcon et m’adresser à nos administrés. »

    Aurora sortit de la Salle du Conseil, entraînant derrière elle la majeure partie de son parfum, mais en laissa suffisamment flotter autour de la table pour donner ce brin d’ivresse qui permet, un court moment, d’oublier jusqu’au danger.

    « Commissaire, je ne comprends pas ce qui se passe       . Vous m’aviez assuré que le service d’ordre serait infaillible. 

    - J’en suis désolé, Monsieur le Maire, s’aplatit Cazaladrones, qui s’apparenta davantage au basset qu’au bouledogue, mais toutes les informations nécessaires ne m’ont certainement pas été communiquées, sinon j’aurais agi avec encore plus de fermeté. Voulez-vous que je donne l’ordre de lancer le gaz lacrymogène, d’abattre les matraques et de lâcher les chiens démuselés ?     

    - Non, attendez que j’intervienne d’abord. Si mon allocution ne les rassérène pas, il sera toujours temps d’user de vos subtils arguments. »

    La rumeur,  les clameurs, le tumulte en pleine culbute, les protestations de la passion, les menaces pugnaces et les dures injures, tout cela s’élevait jusqu’aux fenêtres de la salle aux vastes dimensions, haute de plafond, longue à souhait, large à plaisir, puisqu’elle contenait tant de considérables personnages. Vraiment, pour Augusto Valle y Monte, Maire démocratiquement élu de la laborieuse ville de Santa Soledad, il était temps de se montrer. Courageusement, le Maire ouvrit la porte-fenêtre, sortit sur le balcon, où son officielle bedaine condescendit à s’exposer à l’admiration de ses administrés. De la main gauche, Augusto s’appuya sur la balustrade de faux marbre, tandis qu’il élevait la droite, paume tournée vers la foule, à la hauteur de son visage, pour intimer le calme.

    Peu à peu, le silence gagna les groupes, se propagea, se répandit comme un philtre apaisant, à telle enseigne que, même dans les gorges des plus virulents braillards, la clameur se cailla. 

    Le ventre doué de parole s’exprima en termes rassurants à la foule des plaignants :

    « Mes chères électrices, mes chers électeurs, le Comité d’Assainissement Public a bien entendu la requête populaire, dont nous ne pouvons pas ne pas reconnaître le bien-fondé, puisque nous subissons la même gêne que vous. Nous nous accordons tous pour affirmer que cette situation d’insomnie chronique est intolérable et deviendrait, si elle devait se prolonger, préjudiciable à notre communauté de travailleurs. Nous allons réagir avec la plus grande vigueur, je vous le promets. »

    A ce point, qu’il ne voulait  pas final, Augusto Valle y Monte voit un homme de grande taille, décharné, le nez aquilin, le crâne semblable à un œuf d’autruche, qui fend la foule ; pour cela, l’énergumène assène de droite et de gauche  les coups de coudes, bouscule les uns, écrase les pieds des autres, insoucieux, irrespectueux du prochain pourtant si proche.

    « Laissez-moi passer, hurle-t-il, je veux parler à Monsieur le Maire, il faut absolument que je lui parle, c’est une question de mort ou de vie, de sommeil ou d’insomnie,  pour vous autres, l’ethnie des Laborieux ! »

    L’élu local se tourna vers l’équipe de réflexion pour l’action :

    « Qui est ce forcené, Messieurs de la Police ? »

    Le Commissaire et l’inspecteur se levèrent comme un seul homme, à la même seconde, malgré leurs différences de taille et de corpulence. Vers la porte-fenêtre, ils bondirent :

    « C’est Steve Birdwatcher, Monsieur le Maire, l’ornithologue devenu clochard, qui prétend pouvoir traduire le chant des oiseaux en langage humain, expliqua Luciano Cazaladrones.

    - Oui, Monsieur le Maire, je l’ai surveillé durant quelques semaines. Il est toqué, mais pas dangereux.

    - A votre avis, que me veut-il ?

 - Je n’en ai pas la moindre idée, Monsieur le Maire. Je présume qu’il veut vous proposer une solution farfelue.

    - Au point où nous en sommes, je suis prêt à écouter tout le monde. Qu’il entre. Nous allons le recevoir. »