01/08/2022
'0 Évasion
40 Evasions
« La délégation est revenue du royaume des rapaces. Je l’ai appris par mon ancienne voisine, Isabel Amapola, qui souffre comme nous de mal et peu dormir, puisque les oiseaux n’arrêtent plus de chanter, ni le jour, ni la nuit. Qualifier ce phénomène de « surnaturel » n’est, décidément, pas exagéré.
La danseuse de flamenco a revu son amant, Domingo Malaespina. Le prêtre excommunié a réussi à s’échapper, lors du retour à Santa Soledad. Il avait pourtant promis qu’il réintègrerait sa chambre à l’hôpital, mais la tentation de la liberté a été plus forte que la parole donnée. Je ne peux l’en blâmer. A sa place, Mark ou moi-même, nous aurions agi de même. Le Dr Arturo Curatodo ne décolère pas. Cela, nous le comprenons aussi, puisqu’il a été berné.
Hector Escudo n’a certainement pas félicité ses trois employés. Lucas Obreero, Ignacio Ganatiempo et Neil Steelband font grise mine depuis que le prêtre homosexuel leur a faussé compagnie, en sortant par la porte arrière des toilettes d’une station service. Ils auraient dû flairer le stratagème. Il semblerait que Luciano Cazaladrones les a convoqués, pour leur « passer un savon ». S’il était parfumé à l’eau de rose, il devait aussi contenir les épines…
La communauté des laborieux les rend d’avance responsables des éventuels crimes de pédophilie, que commettrait Domingo Malaespina. Pour notre part, nous ignorons si les accusations portées contre lui sont réellement fondées. Que se passait-il, dans la sacristie ? Et dans les camps de louveteaux, dont il s’occupait ?
Le fuyard est introuvable. La police est allée fouiller l’appartement d’Isabel Amapola. Ils l’ont aussi mise en garde à vue, pendant vingt-quatre heures, dans la même cellule que des truands notoires, afin de l’humilier.
« Ils m’ont fait subir toutes sortes d’affronts, m’a confié la danseuse. Je suis sortie de là complètement écoeurée, mais ils n’ont rien pu prouver contre moi. Je ne savais même pas que Domingo voulait s’échapper. Je ne l’ai pas revu depuis qu’il cavale. Non, je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où il peut se cacher. »
Même si l’évasion fait couler beaucoup trop de salive, cela n’est pas l’essentiel. Depuis le début de la crise d’insomnie, les esprits s’échauffent vite et pour peu de chose. On nous présenterait bientôt Domingo Malaespina comme l’ennemi public numéro 1 !
La principale nouvelle est que Steve Birdwatcher a réussi l’ambassade auprès des rapaces. En résumé, voci ce que « l’interprète clochard ornithologue » a réussi à négocier.
Les rapaces se sont engagés à n’agir que de façon pacifique et dissuasive. Parmi les laborieux, une minorité sceptique doute de la parole des prédateurs : a-on jamais vu l’un de ces seigneurs de la mort abandonner le terrain sans livrer bataille ? La minorité, nous dit Mark, sera toujours et partout synonyme de « fauteurs de dissidence ». Il n’a pas tort. L’attitude habituelle de la majorité consiste à ne pas écouter la parole de la minorité. Pourquoi le ferait-elle, puisqu’elle a mathématiquement raison ?
« Voilà le nœud de la plus pernicieuse des aliénations, ajoute Mark. Nous subissons la loi des nombres. Le principe même de démocratie est dévoyé : l’audimat, le volume des applaudissements, le nombre d’appels téléphoniques, tels sont les critères de popularité. Si l’amuseur ou la chanteuse l’emportent de l’une de ces façons sur leurs concurrents, comme symboliquement portés en triomphe, ils seront nécessairement meilleurs que tous les autres. La supercherie peut être totale, la « belle gueule » ne cache peut-être que le vide d’un esprit en friches, qu’importe ? Seule compte l’apparence. Les média prétendent nous en nourrir. Le mensonge médiatique agit sur la pensée comme la nourriture de la plus basse qualité dans le corps : non seulement, il ne nourrit pas la pensée, mais l’étouffe ou l’empoisonne. »
Nous, les cinq survivants de la Edad del Sol, partageons ces doutes des laborieux sceptiques. Recourir aux soins militaires de l’étranger, voilà une dangereuse thérapie, à laquelle des peuples imprudents eurent quelquefois recours, et dont l’effet le plus fréquent était d’occire le malade. »
Les membres du phalanstère sous sa forme réduite s’étaient résignés à dormir avec, dans les conduits des oreilles, de ces petites boules de cire destinées à empêcher la pénétration du bruit, comme le rocher placé à l’entrée de la caverne interdit l’accès des profondeurs à la lumière. Avec une dévotion accrue, les deux couples se livraient aux charmes passionnels de l’amour et cherchaient le sommeil dans la lassitude post érotique. Le doux remède souvent fut efficace. Les œuvres en florissaient
d’autant.
Petrov Moskoravin allait chercher dans les bars fréquentés par les dames publiques le soulagement génital que lui refusait sa solitude. Il revoyait Isabel Amapola danser avec l’impétuosité de la gitane qu’il n’était pas, mais, depuis l’internement et la fuite de son seul et véritable amour, la danseuse avait perdu de la brillance. Son sourire s’était terni, sa cadence avait faibli, l’artificialité de son élégance était plus manifeste et plus criarde. Avant la délégation, le travesti avait cherché par quels moyens il pourrait faire s’évader l’élu de son cœur de femme ratée. Maintenant que le prédicateur maudit se cachait dans Santa Soledad, Isabel Amapola n’avait même plus la consolation de le voir un peu tous les jours, comme lorsqu’elle lui rendait visite à l’hôpital.
Le jeune prêtre athlétique était-il ou non fou ? Isabel ne se posait pas même la question. Il fallait qu’il le fût, pour l’aimer au point d’accepter l’horrible, la terrible perspective de la damnation, mais l’essentiel n’était pas là. Que deux êtres aussi totalement différents fussent amants,
cela s’appelait «
miracle ». Rien ni personne ne pouvait leur ôter cette grâce. Même sous sa forme la plus honteuse, la plus définitivement proscrite, l’amour transfigure et sanctifie ceux qu’il pénètre et investit. Les sociétés codifient l’amour, le normalisent, lui imposent certains chenaux plutôt que d’autres, mais l’amour se rebelle toujours. L’ampleur de la vie dépasse et surpasse la mesquinerie des lois.
Depuis que son amie violoniste avait conquis Mark Mywords, et réciproquement, Petrov Moskoravin s’était aperçu qu’il aimait la trop belle Elena Mirasol, mais qu’il n’avait jamais voulu en convenir, car la personne qu’il aimait par-dessus tout, c’était sa liberté. Que n’aurait-il donné pour la sacrifier, retracer la route en sens inverse et gagner la musicienne avant l’arrivée du prestigieux écrivain ? Etaient-ils encore libres, dans cette ville de Santa Soledad, où, réduits à n’être plus qu’une ethnie en voie d’extinction, les laborieux les considéraient comme des raretés, ou comme des antiquités que l’on exposerait dans le musée, sous de poussiéreuses vitrines.
Dans les bordels, Petrov cherchait uniquement des femmes dont l’aspect physique ne lui rappellerait en rien l’inaccessible Elena. Petrov s’était prescrit le pire des remèdes contre l’amour, qui se nomme « fornication ». L’amour le démangeait, comme les tiques tourmentent le sanglier, en s’inscrustant sous son cuir. Tel le sauvage animal, le compositeur se roulait dans la boue. Les bains de luxure calmaient quelque peu l’extrême irritation de son désir, mais l’inflammation du cœur était inentamée. Surtout, Petrov se demandait combien de temps Mark allait supporter l’atmosphère hostile à l’art de Santa Soledad, quand il repartirait, et si la musicienne avec lui s’en irait. Si le malheur définitif devait lui échoir, demeurer plus longtemps à Santa Soledad n’aurait plus de sens. Mieux vaudrait fuir, tenter encore et toujours de forcer l’aventure hors du ventre du destin, comme l’obstétricien use du forceps, ou même pratique la césarienne, afin d’amener le nourrisson aux aveuglantes vertus de la lumière.
15:43 | Lien permanent | Commentaires (0)