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26/01/2022

30 Le phalanstère

30 Le phalanstère

 

    « Malgré le caractère définitif (qualifiées d’extrêmes par certains d’entre nous) des mesures prises par le Comité d’Assainissement Public et la Municipalité de Santa Soledad, et malgré la solidarité qui s’est instaurée entre les artistes et moi-même, « l’éérivain étranger aux thèses contestatrices », il serait exagéré d’affirmer que le groupe dominant s’est fixé comme but l’anéantissement de la minorité aux improductives habitudes. Le camp d’artistes n’est en rien apparenté aux camps d’extermination : pas de gardien, pas de fils de fer barbelés, pas de féroces molosses, pas de chambres à gaz ni de médecins fous.

    Les amoureux de la démocratie seront évidemment choqués par le mot « ethnies », par le préjugé qui consiste à classifier les êtres humains en deux catégories, génétiquement déterminées, comme si la liberté individuelle ne jouait aucun rôle dans l’évolution de l’individu. Nous vivions à Santa Soledad et la ville présente des règles de fonctionnement qui lui sont propres, incompréhensibles pour l’extérieur, mais supportables ici.

    J’écris « nous » car désormais je me considère comme membre de la communauté d’artistes, aux portes de Santa Soledad. L’amour qui nous lie, Elena Mirasol et moi-même, m’attache durablement à ce sol. Si je repars un jour d’ici, j’emmènerai ma compagne avec moi. Déjà, la belle et tendre violoniste, la douce et fougueuse musicienne m’est beaucoup plus qu’une maîtresse. C’est du moins ce que je veux croire maintenant et j’espère ne pas me tromper. L’homme est si doué pour se forger des illusions !

    La séparation des deux groupes, artitisque et laborieux, présente le mérite de clarifier la situation. Lorsque Santa Soledad tolérait la mixité, l’on ne peut affirmer que les laborieux détestaient l’Art. Non, l’attitude la plus répandue se nommait « indifférence ». La détestation n’est qu’une des formes particulières de la préférence. Or, comment éprouver de la haine ou de l’amour, avec une intransigeance que rien ne tempérera, lorsque l’éducation, toujours et partout, encense la modération ? Dans ces conditions, l’être passionné apparaît comme une personne inapte à s’intégrer au flux quotidien des habitudes et des contraintes. Haïr est une façon de valoriser, de placer plus haut que tout l’exécrable objet. L’indifférence dessèche et flétrit beaucoup plus sûrement celle ou celui dont elle nie l’existence.

    Parce que les gens pragmatiques de Santa Soledad étaient insensibles à l’esthétique, ils taxaient ses productions d’ésotérisme. Voci la plus funeste des accusations : parce que je ne vous comprends pas, vous êtes ésotérique ! Ce n’est pas moi qui suis ignorant ou imperméable à l’Art. Non, c’est vous qui ne savez pas produire le livre, la musique ou le tableau qui me plairaient. En fait, vous les rimailleurs et les barbouilleurs, vous dilapidez du temps et de l’énergie pour édifier des citadelles de sable sur du vent.

    Pour le moment, la séparation drastique des deux ethnies revêt des apparences parfaitement raisonnables, puisqu’elle permet de satisfaire les exilés autant que les citadins. A l’avenir, chaque ethnie pourra vaquer à ses occupations sans être importunée par le groupe adverse.

    Hier, l’assemblée générale des artistes a décrété que la nouvelle communauté se nommerait :  « la Edad del Sol », c’est-à-dire « L’âge du soleil ». Nous voulons rendre hommage aux Maztayakaw, peuple antique au culte résolument solaire.

    L’une des principales difficultés d’installation fut le choix du secteur et du terrain où nous devrions établir le campement. Même les géologues débattent entre eux, afin de savoir si les abords de Santa Soledad sont ou ne ne sont pas stables. Les plus alarmistes affirment avoir vu, ça et là, des fissures annonciatrices de désastres.

    L’instabilité tellurique n’est pas propre à la région. Elle existe partout dans le monde, à divers degrés de gravité, mais n’est jamais nulle. Jusqu’à présent, aucune preuve ne nous a été fournie, qui aurait permis d’étayer les inquiétantes assertions. Dois-je pour autant adopter le point de vue des administrateurs de Santa Soledad ?  En effet, ils veulent que ce soient nous, les exilés, qui avons fabriqué les rumeurs, afin que les laborieux s’apitoient sur notre sort sans motif réel.

    Elena et moi partageons une roulotte verte aux roues noires, aux jantes jaunes, aux essieux rouges. Les chevaux qui l’ont tirée jusqu’au campement, à seulement sept kilomètres du Castillo de los Aguilas, nous servent pour la promenade. Ce ne sont pas des purs-sang, mais ils nous suffisent pour nos modestes balades.

    La roulotte contient le strict nécessaire : la couchette à deux places au fond et sur la droite, la table et les sièges que l’on rabat contre la cloison lorsqu’ils ne nous servent pas, un petit réchaud à gaz, un placard où ranger nos vêtements, surtout ceux d’Elena, car j’en avais apporté fort peu dans ma valise.

    Quand nous ouvrons la porte du placard, le parfum préféré d’Elena lance vers nous ses chaleureuses bouffées, semblables à des envolées de fleurs éparpillant leurs bouquets. Cela se mêle aux couleurs vives et gaies de ses robes, si bien que j’ai l’impression qu’un perroquet parfumé s’échappe du réduit. Le soleil ruisselle sur les étoffes, que le vent anime, gonfle et fait danser, car notre porte et nos fenêtres sont presque toujours ouvertes. On dirait que le souvenir du corps flexible et doux d’Elena lève et soulève les dentelles et les volants.

    L’assemblée des robes chuchote les émois des rondeurs et l’humide secret des profondeurs, ce tréfonds où ma virilité s’annule pour mieux se réaliser, s’exalte pour ensuite s’effacer. Dans l’acte amoureux, la femme s’approprie le phallus, l’absorbe et en dissout la force dans le velours de ses entrailles. L’homme se laisse joyeusement déposséder. Les rondeurs féminines réduisent la dureté de ses muscles. Lui, le chasseur, devient la proie, une proie heureuse de se faire dévorer à petites bouchées délicates, scandées par les spasmes du plaisir.

    Nous n’avons pas de réfrigérateur, car la communauté fonctionne sur la base de principes de partage. Nous avons construit un baraquement  de bois, aux fondations cimentées, dans lequel nous avons installé le groupe électrogène qui fournit l’électricité à tout le campement. Les artistes étaient employés dans des secteurs d’activités très variés, si bien que l’addition de toutes les compétences nous donne la nécessaire autonomie.

    Nous n’avons guère besoin, il est vrai, d’employés de bureaux, l’administration étant réduite à la portion minimale. Deux comptables et deux secrétaires à mi temps suffisent à tenir et suivre les dossiers. Ainsi, personne ne sacrifie sa vocation artistique sur l’autel de l’utilitarisme. Ceux d’entre nous qui n’avaient pas de qualifications manuelles avant l’exil apprennent les gestes des compagnons, jardiniers, menuisiers, peintres,  électriciens, plombiers, ou même bricoleurs de toutes sortes.

    Le bloc sanitaire contient toutes les installations nécessaires à la bonne hygiène. Laver la vaisselle devient activité communautaire. Il n’est pas rare de se trouver à dix ou quinze autour des éviers, après les deux repas principaux. Le matin, les couples et les familles se débrouillent dans leurs maisons sur roues.

    Le lavage collectif de la vaisselle est l’occasion de plaisanteries, de chansons, de rires et de cocasseries qui font oublier que nous sommes en train de faire une corvée, à tel point que plus personne n’emploierait ce mot péjoratif pour décrire ces moments de joyeuse union. Pour ceux d’entre nous qui, dans la journée, ont créé dans la solitude, c’est le moyen de connaître les nouvelles du phalanstère.

    Je dispose de mon ordinateur portable, et le plus souvent j’écris dans la roulotte, soit le matin, soit l’après-midi, en fonction de la météorologie, de la chaleur ou de la fraîcheur, et des promenades prévues avec Elena et d’autres membres du groupe.

    Le rédacteur en chef de la revue « Planeta » s’intéresse vivement à l’expérience que nous vivons. Que nous ne l’ayons pas choisie ne suscite plus d’aigreur parmi nous. Il en est même qui disent que c’est la meilleure idée qu’aient jamais eue les laborieux ! L’avenir montrera si le phalanstère est viable ou non. Pour le moment, la bonne volonté prévaut, mais il n’est pas exclu que des frictions ou conflits personnels surgissent plus tard. Jusqu’à il y a peu de temps, nous vivions dispersés dans Santa Soledad et nous ne nous réunissions que pour quelques heures chez les Casagrande, ou d’autres amis. Le groupe ne comptait jamais plus de trente ou quarante personnes, qui ensuite retournaient s’isoler dans leurs appartements ou maisons, derrière les murs garants d’intimité. Nous ne vivions pas différemment des laborieux, tandis qu’à présent nous ouvrons une voie de généreuse fraternité, ce qui ne signifie pas que la Edad del Sol est pour toujours immunisée contre la dégradation et  l’empoisonnement des relations, maladie sociale si fréquente à toutes les époques et sous tous les climats.

    Souvent, alors que j’écris, Elena joue du violon près de moi. La musique inonde l’esprit de lumière, qui peut être celle de l’aurore, de midi ou du crépuscule, mais le mot « musique » rime immanquablement avec « magique ».

    Nous n’avons plus besoin de nous parler. Les notes portent les sentiments et les pensées d’Elena jusque dans mon cœur et mon esprit. Notre amour et celui de la musique et de la littérature ne font plus qu’un, lls s’unissent et se fondent dans la chaude harmonie du don réciproque. C’est presque comme si le violon d’Elena me soufflait les mots, que je vois s’écrire sous mes yeux, dans la superbe lumière des origines. La musique lave les mots, les débarrasse de  leurs scories quotidiennes, des souillures de la trivialité. De tous les bains qui soient, la musique est le plus purificateur. Elle est aussi le vent qui donne des ailes à la pensée.

    Lorsque j’appose sur la page le provisoire point final (car ce petit cercle noir n’est jamais que le prélude au nouvel écrit, dont  j’ignore tout) je serre Elena dans mes bras. Nous écoutons nos cœurs battre à l’unison. Les mélodies flottent encore dans la roulotte, tel le parfum dégagé par le corps voluptueux d’Elena.  Nos lèvres s’épousent avec tant de force, qu’il nous semble que jamais elles ne s’étaient unies. Puis, précieusement, dans l’étui je remise le violon et l’archet, sur lequel j’applique un baiser d’adoration, comme s’il était l’un des membres de la bien aimée.

    A la nuit noire, nous fermons nos petits volets, tirons les rideaux blancs que ma compagne a confectionnés(dans la semi pénombre, ils forment des plages de neige légère et tiède) et, si nous ne sortons pas nous joindre à l’un des groupes de réflexion, de lecture ou de chant, nous commentons les évènements de la journée, dont aucun ne nous paraît dénué de sens, puisque tous les rapports au sein du phalanstère tendent vers le but idéal et nécessaire d’amélioration de chacun, par le perfectionnement de son art.

    Oui, c’est ainsi que nous concevons la dialectique entre la passion artistique et la vie : l’indispensable effort, la discipline quotidienne que nous impose notre choix, tout cela permet de surmonter, de vaincre la mollesse, la paresse, l’intarissable goût pour la facilité. Créer sans concession à l’égard des modes et des « tendances » élève l’artiste, l’arrache à la médiocrité du destin, malheur si commun que nous sommes tentés de le dépeindre comme une fatalité.

    Souvent, nous sortons nous joindre à l’un des groupes, soit sous le barnum fourni par la Municipalité, soit dans le baraquement, soit encore près de l’un des feux de camp, allumés pour le plaisir d’une amicale flambée, autour de laquelle se dévident les récits de légendes. Il est vrai que la chaude danse du feu favorise les merveilles. Auprès des flammes, l’imaginaire ne se flétrit pas ; au contraire, il s’épanouit, fleurit.

    Autour de la flambée, il se trouve toujours un joueur de violon, de banjo,  de guitare, de flûte ou d’harmonica, et des amateurs de chansons. A tour de rôle, chacun lance sa ritournelle préférée en direction des étoiles. Ceux qui la connaissent bien la reprennent en chœur. On demande aux étrangers de chanter dans leur langue maternelle. Maintenant que tous connaissent ma double identité, ma réputation de polyglotte est mise à l’épreuve de ces chorales improvisées. Je fais appel à tous mes souvenirs, et, mêlant les parlers sans souci de la hiérarchie politique ou économique, nous appelons l’humanité sous toutes ses couleurs à se joindre à nos veillées.

    De retour à la roulotte, même si fatigués par la journée, l’amour nous unit. Le corps d’Elena n’est pas seulement beau, mais ravissant, et je suis enchanté d’être à ce point ravi.  

           

   

 

19/01/2022

29 Le mémorandum

29 Le mémorandum

 

 

    Très fatigué, Augusto Valle y Monte ferme les yeux, sur son visage passe les mains comme s’il le débarbouillait, masse doucement ses paupières, sous lesquelles les globes oculaires  roulent douloureusement. Dans la pénombre qu’il a choisi de créer, fantastiques, irréels, courent des éclairs et tournoient des soleils aux couleurs inattendues.

   « Je n’ai plus trente ans, ni même quarante, murmure-t-il pour lui-même, et ces réunions me malmènent comme le ferait un marathon. »

    Toujours et partout, c’est la même vieille histoire : même s’il n’est plus de première ou de seconde jeunesse, même si les jeunes lions lui reprochent des  manquements ou défauts, plus ou moins réels, plus ou moins imaginaires,   le vieux lion reste fidèle au poste. 

 

    La réunion du Comité de Salut Public, avec les résidents désireux d’y participer,  se termine dans le brouhaha des voix, méli-mélo de tonalités, depuis le grave jusqu’à l’aigu, en passant par le profond et le fluet, le suave et le rocailleux, comme sur une toile où l’artiste se serait ingénié à rapprocher le plus grand nombre possible de couleurs. Quelques unes de ces voix restent proches, d’autres s’éloignent, certaines reviennent, et les fils de couleurs sonores s’entrecroisent comme dans une tapisserie de haute lice les fils de laine.     

    Encore deux ou trois paroles échangées avec les notables, qui ont remarqué avec inquiétude la fatigue de leur Maire bien-aimé. Sa femme, Dolores, et le Directeur de l’hôpital, Arturo Curatodo, s’approchent de lui.

    « Vous ne vous sentez pas bien, Augusto ? Je vais prendre votre tension. Détendez-vous. Il faut vous ménager davantage, mon ami. N’allez pas nous faire de l’hypertension artérielle, une congestion cérébrale ou même un infarctus du myocarde ! Nous avons besoin de vous ! Le capitaine n’abandonne pas le navire en pleine tempête ! Ah, votre pouls est très bon, pas de souci de ce côté-là !

    - Ecoute bien le Docteur, mon chéri, et fais exactement ce qu’il te dit. Tu sais qu’il n’y a pas de meilleur médecin que lui dans tout Santa Soledad, ni à des kilomètres à la ronde.

   - Oui, Dolores, tu as raison. Je commence à me demander si ce mandat ne sera pas le dernier.

    - Nous le regretterions tous, Augusto, mais la décision n’appartient qu’à vous. En tous cas, une fois de plus, je ne peux que vous recommander de suivre un régime amaigrissant, pour conserver une bonne santé. Votre tension est trop élevée : 20 ! Méfiez-vous, mon cher. Je vais donner une feuille résumant le régime à suivre à votre épouse, qui va se charger de le faire appliquer. Vous avez de la chance d’avoir une si bonne infirmière à domicile !

    - Ah, c’est sûr qu’entre vous deux, je suis bigrement surveillé. Pas question de faire un écart.

    - Vous en faites pourtant ! C’est le propre des forces de la nature : difficiles à contrôler. Tenez, Dolores, voici le régime que suivra votre époux et notre Maire, s’il est raisonnable. Bon courage à vous ! Bonne nuit à tous ! »

    Le docteur Arturo Curatodo remise les instruments de son office dans la mallette qu’il emporte partout, comme d’autres la pochette ou le cartable, car il estime que le bon médecin doit être à tout moment prêt à secourir le malade ou le blessé. Le rôle d’administrateur ne lui va pas mieux qu’un costume trop court, trop étroit, dans lequel on forcerait à se caser un corps d’athlète. Le thérapeute fait craquer les coutures de l’enveloppe imposée par le gestionnaire. Arturo Curatodo vit son existence sur le mode d’une inéluctable schizophrénie professionnelle. Si le Directeur de l’hôpital est pleinement satisfait, le médecin ne l’est qu’à demi, et inversement. Que sa bonne administration favorise la réussite médicale de ses confrères ne le console que partiellement. Soigner par entremise n’est pas réellement soigner. Aussi, le malaise ou la faiblesse d’Augusto Valle y Monte lui donne la diversion tant désirée.

    La police disperse quelques groupes bruyants, une manifestation improvisée par les anti-artistiques, qui se livrent à du tapage sur la Plaza de la Mayoria. Mark Mywords, Elena Mirasol et leurs amis se sont éloignés le plus vite possible de la Mairie, afin de s’épargner les affrontements avec les extrémistes et les heurts avec la police.

     Le lendemain de l’assemblée des deux ethnies, la laborieuse et l’artistique, Augusto Valle y Monte déambulait avec une maladive pesanteur dans son vaste bureau, lequel eût suffi à contenir les bureaux d’une douzaine d’employés municipaux. Les mains croisées derrière le dos, comme pour en contrôler la potentielle nervosité, la face encore plus bouffie qu’à l’accoutumée par la fatigue de la veille, la rougeur du teint s’étant accentuée, les poches violacées boursouflées  par le mauvais sommeil sous les yeux  gorgés d’appréhension, au total menacé d’apoplexie,  Monsieur le Maire se concentrait autant que lui permettaient l’âge et l’handicap de l’obésité sur la rédaction du mémorandum. Aurora Carabiniero s’était assise à la longue table de bois  située au centre de la pièce, marque distinctive du pouvoir, majestueuse et imposante comme l’autel dans la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos. Face à la belle, à l’élégante secrétaire, autre symbole de la puissance, trônait le fauteuil de cuir aux dimensions adaptées à la morphologie de Monsieur le Maire. Trois ou quatre dames de la taille de l’épouse de l’inspecteur eussent pu tenir dans le fauteuil du chef.

    L’épaisseur du tapis ne suffisait pas à amortir la lourdeur des pas. Cela résonnait comme le tonnerre dans le lointain. Les cent quarante kilogrammes d’A     ugusto Valle y Monte pesaient sans concession aucune, sans épargner un seul de leurs milligrammes au parquet caché par la douceur chaude et moelleuse du tapis. De temps à autre, le Maire s’arrêtait devant une fenêtre, jetait un regard mi rêveur, mi inquisiteur vers la Plaza de la Mayoria.

    Là, immobile et silencieux, tournant le dos à la secrétaire, il polissait mentalement les phrases en les frottant  l’une contre l’autre, comme la mer ses galets,  afin de leur donner l’aspect d’objets lisses et parfaits, de ces choses desquelles l’on ne peut plus rien retrancher sans les abîmer ou les enlaidir. Puis, la phrase énonçait la suite impeccablement grammaticale, cortège au lexique d’une irréprochable correction, dans le cerveau qui s’étonnait lui-même d’être capable de penser. Le Maire se retournait vers Mme Aurora Carabiniero, et, souriant victorieusement puisque la fatigue était vaincue, il se remettait à dicter le texte fondateur de la séparation des deux ethnies.

    A chaque fois que le Maire se tournait vers la table, s’il se trouvait face à Mme Carabiniero, il ne se refusait pas le plaisir d’admirer les deux fuseaux des jambes croisées, aux trois quarts nues sous le plateau. Le temps était devenu chaud. Les dames ne portaient plus de collants. La chair exposait glorieusement ses rondeurs au satin mordoré. Si Monsieur le Maire était censé rester insensible au charme de la partielle et  tentante nudité, Augusto Valle y Monte ne savait se refuser le plaisir des caresses visuelles, ce qui l’amenait à des comparaisons, avantageuses pour la secrétaire, défavorables à Dolores, avec l’âge devenue boulotte, sans qu’évidemment il exprimât l’appréciation à haute voix.

    Augusto Valle y Monte, s’il était homme en ce sens qu’il ne se privait pas de regarder les charnels atouts d’une très jolie femme, demeurait assez « caballero », pour ne pas verbaliser la joie ainsi procurée. Le regard disait cela de la plus éloquente façon. Pour sa part, Aurora Carabiniero quelquefois fut tentée de demander :

    «  Mes jambes vous plaisent donc tant, que vous ne pouvez vous empêcher de les regarder, Monsieur le Maire ? »

    La question s’arrêtait au bord de ses lèvres carmin, ou même flottait silencieusement sur elles sous la forme d’un sourire de fierté satisfaite. Certes, la question n’eût pas été moins déplacée que l’appréciation de l’homme.

    « Voilà qui est beau en soi ! A quoi bon, je vous le demande, fabriquer de froides statues, même si elles copient fidèlement la nature. Nous ne ferons jamais l’amour à du marbre ! Et les femmes nues peintes sur des toiles, dites-moi donc à quoi cela peut servir, même si la perspective nous offre de fausses rondeurs ? Aucune magie n’animera ces jambes rigides, ni ne couvrira de chair ces trompe-l’œil, produits du pinceau. L’œuvre originale est inimitable. Si j’étais sculpteur ou peintre, voilà ce qui me désolerait, me désespérerait, m’aménerat à renoncer à ces vanités ! »

    Les deux regards se rencontrèrent, celui de l’homme oublieux de sa fonction et celui de la femme ravie d’être l’objet d’une muette mais bien réelle lascivité, si bien que Mme Aurora Carabiniero et Augusto Valle y Monte se sourirent avec une suave complicité, tels ces couples où l’habitude a créé de subtiles connivences, indéchiffrables pour le monde extérieur. Le couple uni, très uni, forme un univers à lui seul, qui repousse par la force ou la ruse les intrusions ou les ingérences. Augusto Valle y Monte voulut tout de même exprimer la substance de l’instant. Le sympathique et  chaleureux frôlement des âmes par l’intermédiaire des regards ne devait pas rester inexprimé :

    « Mme Carabiniero, dimanche dernier, notre noble et bon archevêque nous a rappelé la plus forte des vérités, à savoir que la Beauté réside d’abord et surtout dans la Nature. Nous ne devrions pas vouloir ou chercher d’autres formes de beauté, puisque la naturelle est divine, donc inégalable. L’imiter pourrait même être blasphématoire ou sacrilège.

    - Oui, Monsieur le Maire, Angel Pesar de la Cruz a prêché comme il le fait toujours, avec le feu de la conviction. 

»

    La rédaction du Mémorandum se poursuivit. La vue des cuisses de Mme Carabiniero continua d’inspirer à Monsieur le Maire le choix des mots justes.

    « Je soussigné, Augusto Valle y Monte, Maire légitime et démocratiquement élu de Santa Soledad, atteste sur l’honneur et preuves à l’appui, comme le démontre abondamment le dossier ci-joint, qu’une étude très pointilleuse du problème posé par la conduite asociale des artistes a été menée dans tous les secteurs d’activité professionnelle, avec la plus grande impartialité.

   L’attitude évoquée plus haut se caractérise par un mélange d’indiscipline et de paresse, conduisant à de graves manquements aux devoirs liés à diverses charges. Les nombreux témoignages recueillis auprès de chefs de services, de directeurs d’entreprises et d’institutions, corroborent tous sans exception la thèse énoncée plus haut. Même sous sa forme passive,  l’incivisme ne saurait être durablement toléré sans provoquer du ressentiment parmi les citoyens  travailleurs, qui consacrent le meilleur de leur temps et de leur énergie à la promotion du bien-être général.

    Le Conseil Municipal a longuement délibéré à ce sujet. Les avis les plus divergents se sont exprimés, dans le respect des règles démocratiques. Différentes solutions furent proposées.

    La première d’entre elles aurait consisté à rééduquer les artistes, afin de leur donner le goût de la vie véritablement travailleuse, loin des illusions de l’art. Tout ayant été soigneusement pesé, il n’apparaît que trop clairement que ces personnes ne sont plus rééducables. Les mauvaises habitudes sont, depuis si longtemps, incrustées dans leur vie que tout effort de réforme semble voué à l’échec.

    De mon point de vue de responsable de la politique locale, une telle conclusion est  regrettable. Une communauté ne vit pleinement que si elle sait mettre à profit toutes les compétences dont elle dispose. Dans le cas qui nous occupe, malheureusement, guère d’espoir n’est permis. L’inclinaison personnelle me pousserait plutôt à la clémence, mais le devoir et la haute responsabilité de défense du bien public m’obligent à me ranger du côté des entrepreneurs, investisseurs et directeurs qui gèrent le fonctionnement de l’économie. La  démotivation, l’absentéisme potentiellement contagieux, la désorganisation progressive, la démoralisation,  la baisse de la productivité, les retards pris dans la fabrication, les contretemps subis dans les livraisons, le mécontentement des clients, les risques de pertes de marchés, le chômage endémique,   la baisse des revenus, la hausse des prix forment la suite de fléaux prévisibles, qui entraîneraient Santa Soledad jusqu’au bord du gouffre, avec pour conséquence la montée du populisme, l’émergence de mouvements extrémistes et le possible avènement d’une dictature.

    Pour toutes ces raisons, il nous a paru nécessaire d’agir avant que la situation ne se détériore et ne s’envenime.

    Après de longues délibérations, le Conseil Municipal a voté la création d’un Comité d’Assainissement Public, dans lequel siègent de droit tous les conseillers municipaux, ainsi que les représentants d’administrations,  d’associations, d’entreprises et de syndicats, tous connus pour leur sens de la mesure et leur goût de l’effort. Le Comité d’Assainissement Public a été chargé de réfléchir aux solutions qui permettraient de résoudre le sempiternel conflit entre le Labeur et l’Art.

    A l’heure actuelle, il a été proposé, en dehors de toute volonté partisane, de parquer les artistes dans une réserve extra-muros, à une distance suffisante pour circonscrire la contagion esthétique.    La proposition a suscité de très virulents débats, mais une majorité en faveur de l’isolement sanitaire s’est très nettement dégagée. La minorité s’est pliée au résultat de la consultation, réalisée à bulletins secrets. Nulle autre motion n’a paru véritablement applicable aux membres du Comité d’Assainissement Public.

    La deuxième mesure concerne les enfants qui naîtront affligés de la tare incurable. Ils seront désormais confiés à leurs aînés de semblable nature. La procédure d’adoption sera simplifiée, afin d’épargner à des parents laborieux les incessantes déconvenues de l’élevage d’enfants continuellement portés à la rêverie. L’inverse peut se produire, c’est-à-dire que des artistes enfantent un bébé laborieux, mais ce type d’anomalie génétique est encore plus rare. Dans le premier cas comme dans le second, la sagesse recommande l’abandon, que compensera le remplacement par un autre enfant génétiquement compatible avec ses parents adoptifs et, si possible, du même sexe que l’original.

    Il ne faudrait pas que les perpétuels détracteurs de Santa Soledad prennent prétexte du camp sanitaire pour dénigrer, de façon plus véhémente encore, notre démocratie.  Afin d’assurer aux exilés les meilleures conditions d’existence possibles, un campement de roulottes et caravanes sera installé près d’une source. L’eau sera contrôlée, analysée par des chimistes, car il s’agit d’en garantir la qualité. L’eau potable est un droit fondamental de l’être humain.

    L’art étant pour cette variété d’hommes et femmes le plus irrésistible des besoins, le Comité d’Assainissement Public a prévu de faciliter rencontres et débats, expositions et lectures publiques, afin que les artistes soient à eux-mêmes leur propre public.  Au milieu du village de semi-nomades sera dressée une grande tente, sous laquelle les exclus pourront se réunir, afin d’y échanger rêves et rêveries. 

    Les installations seront financées par la Municipalité, pendant la période de transition nécessaire à la prise d’autonomie de la communauté artistique. De façon prioritaire, les semi-nomades devront apprendre à pratiquer l’agriculture de subsistance et diverses formes d’artisanat, telles que la vannerie, le tissage et la poterie, toutes activités qui leur permettront de subsister, car il est à parier que le village attirera de nombreux touristes en quête de pittoresque. Santa Soledad pourra s’enorgueillir d’avoir innové socialement. 

    Il va sans dire que ce projet de réforme a été longuement discuté dans différents sous-comités, afin d’assurer la plus large consultation démocratique possible. Même certains des artistes ont approuvé la proposition, qui leur paraît devoir résoudre le conflit entre l’art et le Labeur.

    C’est pourquoi, je soussigné Augusto Valle y Monte, Maire démocratiquement élu de la ville de Santa Soledad, sur les rives du Rio Sangriento, et avec la bénédiction de Monseigneur l’archevêque Angel Pesar de la Cruz, je déclare qu’une ére nouvelle s’ouvre dans l’histoire de notre belle cité. Puisse-t-elle apporter à tous la paix et la prospérité !

 

      Augusto Valle y Monte, Maire élu de Santa Soledad. »

    Parfois, le Maire s’arrêtait de dicter, réfléchissait, cherchait ses mots, proposait deux ou trois formulations différentes, sollicitait l’avis de la secrétaire, puis reprenait sa déambulation d’orateur et d’administrateur pensant.

    Ainsi,  mot à mot, de phrase en phrase, va le texte. L’auteur croit l’élaborer. C’est tout le contraire qui se passe. Le texte élabore l’auteur. Et le dénonce, d’abord à ses contemporains, puis à toutes les générations futures.

    Ecriture, martyre de la pensée… Calvaire des milliers de fois réitéré.. Suicide quotidien, à chaque minute savouré. 

 

05/01/2022

28 Les amants

28 Les amants

 

 

    « Ce soir, tout s’est décidé. Mark Mywords marchait près de moi. Nous nous tenions par la main, comme si nous avions craint que la foule ou la nuit ne nous séparât. Notre neuve intimité fut remarquée par nos amis artistes. Je veux dire qu’ils ne purent s’empêcher de voir le geste qui nous liait, mais ils restèrent discrets. Petrov Moskorvarin me parut un peu triste.  

    Nous, les exclus, les maudits, sommes partis, certains la tête haute, d’autres la tête basse, selon le tempérament de chacun, porté à l’optimisme ou bien au pessimisme. Je n’ai guère eu l’impression que la honte prévalait dans nos rangs. De quoi aurions-nous eu honte ? D’avoir choisi une façon d’être qui déplaît à la majorité ?

    Avant de nous séparer, nous avons voulu prendre un verre dans l’une des brasseries de la place. Nous nous sommes installés à la terrasse. Nous n’avons pas pu nous attarder, car des enragés parmi les anti-artistiques sont venus nous provoquer. Je regrette de l’écrire, mais la présence de Mark Mywords nous rendit plus facilement repérables. Sa défense publique des créateurs et son aspect physique inhabituel à Santa Soledad ne lui permettaient pas de passer inaperçu. Quolibets,  insultes et même crachats, aucune avanie ne nous fut épargnée. La police n’était pas loin mais n’intervenait pas. Mark, Paolo, Petrov et les autres hommes du groupe se sont dressés, l’air déterminé à se défendre. Alors, le patron du bar a rameuté ses serveurs, qui ont empêché la bagarre. Je pense que les provocateurs voulaient faire arrêter Mark et même Petrov, pour qu’ils soient expulsés. Artiste étranger, voilà le pire cumul de tares imaginable.

    Chacun est rentré chez soi, sauf Mark, puisque lui est resté chez moi. Dans la rue, nous avons rattrapé Isabel Amapola. Elle rentrait seule chez elle, ce qui m’a étonné. D’habitude, elle ramène un client qui paye le prix fort pour la garder jusqu’au petit déjeuner.

    Plus tard dans la nuit, Mark est allé sur le balcon alors que je m’étais endormIe.  D’en haut, il a vu un homme qui rasait les murs les moins éclairés. En essayant de passer inaperçu, le quidam se signalait lui-même de façon sûre. Le noctambule qui se dissimule est nécessairement suspect. Mark jouit d’une excellente vue. La silhouette mince et vigoureuse du possible malfaiteur lui était familière, mais comme son visage était oblitéré par l’obscurité, Mark ne put l’identifier rapidement.   

    L’homme ne pouvait éviter la lumière du porche, lorsqu’il est arrivé devant l’immeuble. Mark m’a révélé qu’il s’agissait de Domingo Malaespina. J’étais stupéfaite.  Certes, Angel Pesar de la Cruz ne serait pas du tout réjoui d’apprendre que son secrétaire  apaise les instincts de sa chair frustrée dans le lit d’Isabel Amapola. Oui, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, le jeune prêtre et le travesti entretiennent une relation amoureuse. C’est du moins ce que suppose Mark, ni l’un ni l’autre ne lui ayant livré la moindre confidence.

    « Les regards enveloppants que Domingo Malaespina jetait sur Isabel Amapola, voilà qui m’avait mis la puce à l’oreille. Maintenant que je l’ai vu entrer ici nuitamment, je n’ai plus de doute. Ce dont je suis sûr, c’est qu’il n’est pas venu pour toi, mon amour, puisque j’occupais déjà la place dans le lit. »

    Et il l’occupait bien, le bougre. Mark n’est pas un amant ordinaire. Sa vigueur et sa fougue sont à la mesure de sa créativité, bouillonnante, jamais en sommeil. Il porte un volcan au fond de lui. Avant Mark, j’avais connu des hommes passionnés, mais à ce point, jamais. Plusieurs fois il m’a chamboulée, soulevée, bouleversée, électrisée.

    Cette nuit m’a fait penser que ma chair ne s’était pas éveillée avant lui. Elle vivait un demi-sommeil, sans que je m’en rendisse compte. Quelques fois, avant lui, je me suis cru comblée, mais ses prédécesseurs n’avaient pas su chauffer mes sens jusqu’à ce point d’incandescence où l’on connaît la griffe du Maître. J’ai fini par le supplier d’arrêter, tant il me rendait folle.

    Dans l’appartement voisin, il y eut ramdam aussi, n’en déplaise à la religion chrétienne. Isabel et Domigo étaient au comble de la joie. Lequel des deux est le plus doué, je l’ignore et doute qu’ils me confieront jamais leurs secrets d’alcôve. Pourquoi d’ailleurs en parlerions-nous de couple à couple, lorsque les chants qui traversèrent la cloison dirent tout ?

    J’ai dormi longtemps, plus que d’habitude. C’était dimanche. Mark s’est levé plus tôt que moi. Il est allé acheter du pain frais, le luxe de la détente dominicale. Lorsque je me suis éveillée, le puissant arôme du café emplissait l’appartement. Chaque bouchée fut un régal, chaque parole une fête.

    Lorsque plus tard j’ai croisé Isabel Amapola, je n’ai pas rougi. Elle non plus. Nous nous sommes regardées, nous avons souri. Elle m’a dit :

    « Tu es encore plus belle que d’habitude, Elena. On voit que tu es heureuse.

    - Maintenant, je comprends la source de ton bonheur, Isabel. »

    Au fond, me suis-je demandée, y a-t-il une différence de nature entre l’hétérosexualité, d’une part, et  l’homosexualité, d’autre part ? Si nous nous en tenons à la Nature, avec la majestueuse majuscule, oui, mais sur les deux rives du fleuve règne l’amour. Le sentiment amoureux n’est pas univoque, ni d’ailleurs équivoque. Selon les heures et les lieux, les époques et les pays, l’amour peut nous présenter diverses faces, qui nous semblent contradictoires. Elles ne le sont qu’à cause de notre impuissance à percevoir en une seule fois tous les aspects de l’amour. La morale codifie, tranche, stigmatise et interdit ceci, autorise et sanctifie cela, mais la totalité de l’amour nous est inaccessible, de même que nous ne pouvons d’un seul regard saisir toute la beauté de la Terre.

    Singer l’ignorance avec Isabel, je ne le pouvais pas. Je lui avouai :

    « Isabel, Mark et moi savons l’identité de ton amant, mais vous n’avez rien à craindre de nous. Si un jour Angel Pesar de la Cruz apprend la vérité, ce ne sera pas de notre faute. Je pense même que si vous deviez fuir Santa Soledad, Mark aurait les moyens de vous aider. »

    Isabel m’a remerciée. Nous nous sommes embrassées en bonnes camarades. Chacune est rentrée dhez soi, en promettant à l’autre la discrétion. Seule à seule, nous parlerons de nos amants. »