Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

05/01/2022

28 Les amants

28 Les amants

 

 

    « Ce soir, tout s’est décidé. Mark Mywords marchait près de moi. Nous nous tenions par la main, comme si nous avions craint que la foule ou la nuit ne nous séparât. Notre neuve intimité fut remarquée par nos amis artistes. Je veux dire qu’ils ne purent s’empêcher de voir le geste qui nous liait, mais ils restèrent discrets. Petrov Moskorvarin me parut un peu triste.  

    Nous, les exclus, les maudits, sommes partis, certains la tête haute, d’autres la tête basse, selon le tempérament de chacun, porté à l’optimisme ou bien au pessimisme. Je n’ai guère eu l’impression que la honte prévalait dans nos rangs. De quoi aurions-nous eu honte ? D’avoir choisi une façon d’être qui déplaît à la majorité ?

    Avant de nous séparer, nous avons voulu prendre un verre dans l’une des brasseries de la place. Nous nous sommes installés à la terrasse. Nous n’avons pas pu nous attarder, car des enragés parmi les anti-artistiques sont venus nous provoquer. Je regrette de l’écrire, mais la présence de Mark Mywords nous rendit plus facilement repérables. Sa défense publique des créateurs et son aspect physique inhabituel à Santa Soledad ne lui permettaient pas de passer inaperçu. Quolibets,  insultes et même crachats, aucune avanie ne nous fut épargnée. La police n’était pas loin mais n’intervenait pas. Mark, Paolo, Petrov et les autres hommes du groupe se sont dressés, l’air déterminé à se défendre. Alors, le patron du bar a rameuté ses serveurs, qui ont empêché la bagarre. Je pense que les provocateurs voulaient faire arrêter Mark et même Petrov, pour qu’ils soient expulsés. Artiste étranger, voilà le pire cumul de tares imaginable.

    Chacun est rentré chez soi, sauf Mark, puisque lui est resté chez moi. Dans la rue, nous avons rattrapé Isabel Amapola. Elle rentrait seule chez elle, ce qui m’a étonné. D’habitude, elle ramène un client qui paye le prix fort pour la garder jusqu’au petit déjeuner.

    Plus tard dans la nuit, Mark est allé sur le balcon alors que je m’étais endormIe.  D’en haut, il a vu un homme qui rasait les murs les moins éclairés. En essayant de passer inaperçu, le quidam se signalait lui-même de façon sûre. Le noctambule qui se dissimule est nécessairement suspect. Mark jouit d’une excellente vue. La silhouette mince et vigoureuse du possible malfaiteur lui était familière, mais comme son visage était oblitéré par l’obscurité, Mark ne put l’identifier rapidement.   

    L’homme ne pouvait éviter la lumière du porche, lorsqu’il est arrivé devant l’immeuble. Mark m’a révélé qu’il s’agissait de Domingo Malaespina. J’étais stupéfaite.  Certes, Angel Pesar de la Cruz ne serait pas du tout réjoui d’apprendre que son secrétaire  apaise les instincts de sa chair frustrée dans le lit d’Isabel Amapola. Oui, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, le jeune prêtre et le travesti entretiennent une relation amoureuse. C’est du moins ce que suppose Mark, ni l’un ni l’autre ne lui ayant livré la moindre confidence.

    « Les regards enveloppants que Domingo Malaespina jetait sur Isabel Amapola, voilà qui m’avait mis la puce à l’oreille. Maintenant que je l’ai vu entrer ici nuitamment, je n’ai plus de doute. Ce dont je suis sûr, c’est qu’il n’est pas venu pour toi, mon amour, puisque j’occupais déjà la place dans le lit. »

    Et il l’occupait bien, le bougre. Mark n’est pas un amant ordinaire. Sa vigueur et sa fougue sont à la mesure de sa créativité, bouillonnante, jamais en sommeil. Il porte un volcan au fond de lui. Avant Mark, j’avais connu des hommes passionnés, mais à ce point, jamais. Plusieurs fois il m’a chamboulée, soulevée, bouleversée, électrisée.

    Cette nuit m’a fait penser que ma chair ne s’était pas éveillée avant lui. Elle vivait un demi-sommeil, sans que je m’en rendisse compte. Quelques fois, avant lui, je me suis cru comblée, mais ses prédécesseurs n’avaient pas su chauffer mes sens jusqu’à ce point d’incandescence où l’on connaît la griffe du Maître. J’ai fini par le supplier d’arrêter, tant il me rendait folle.

    Dans l’appartement voisin, il y eut ramdam aussi, n’en déplaise à la religion chrétienne. Isabel et Domigo étaient au comble de la joie. Lequel des deux est le plus doué, je l’ignore et doute qu’ils me confieront jamais leurs secrets d’alcôve. Pourquoi d’ailleurs en parlerions-nous de couple à couple, lorsque les chants qui traversèrent la cloison dirent tout ?

    J’ai dormi longtemps, plus que d’habitude. C’était dimanche. Mark s’est levé plus tôt que moi. Il est allé acheter du pain frais, le luxe de la détente dominicale. Lorsque je me suis éveillée, le puissant arôme du café emplissait l’appartement. Chaque bouchée fut un régal, chaque parole une fête.

    Lorsque plus tard j’ai croisé Isabel Amapola, je n’ai pas rougi. Elle non plus. Nous nous sommes regardées, nous avons souri. Elle m’a dit :

    « Tu es encore plus belle que d’habitude, Elena. On voit que tu es heureuse.

    - Maintenant, je comprends la source de ton bonheur, Isabel. »

    Au fond, me suis-je demandée, y a-t-il une différence de nature entre l’hétérosexualité, d’une part, et  l’homosexualité, d’autre part ? Si nous nous en tenons à la Nature, avec la majestueuse majuscule, oui, mais sur les deux rives du fleuve règne l’amour. Le sentiment amoureux n’est pas univoque, ni d’ailleurs équivoque. Selon les heures et les lieux, les époques et les pays, l’amour peut nous présenter diverses faces, qui nous semblent contradictoires. Elles ne le sont qu’à cause de notre impuissance à percevoir en une seule fois tous les aspects de l’amour. La morale codifie, tranche, stigmatise et interdit ceci, autorise et sanctifie cela, mais la totalité de l’amour nous est inaccessible, de même que nous ne pouvons d’un seul regard saisir toute la beauté de la Terre.

    Singer l’ignorance avec Isabel, je ne le pouvais pas. Je lui avouai :

    « Isabel, Mark et moi savons l’identité de ton amant, mais vous n’avez rien à craindre de nous. Si un jour Angel Pesar de la Cruz apprend la vérité, ce ne sera pas de notre faute. Je pense même que si vous deviez fuir Santa Soledad, Mark aurait les moyens de vous aider. »

    Isabel m’a remerciée. Nous nous sommes embrassées en bonnes camarades. Chacune est rentrée dhez soi, en promettant à l’autre la discrétion. Seule à seule, nous parlerons de nos amants. »