09/12/2021
26 la randonnée
26 La randonnée
« Avant de quitter Santa Soledad, il me fallait absolument voir de près le site nommé « Castillo de los Aguilas » et plus précisément l’ensemble de roches appelées « Torreon de las Tormentas ». Souvent je l’ai fixé, en m’interrogeant sur les parts de légende et d’histoire dans les récits des Maztayakaw. Chacun sait que la ligne de partage entre le domaine historique, d’une part, et le légendaire d’autre part, n’est pas figée. Au contraire, elle se déplace au cours des siècles, comme le glacier sur le flanc de la montagne, que l’alpiniste expérimenté peut trouver des dizaines de mètres plus bas qu’au début de sa carrière. Tel fait considéré comme avéré, donc historique à telle période, est mis en doute à tel autre moment, ou redéfini, réinterprété, parce que des éléments nouveaux sont apparus, ou parce que la perspective a changé.
Certes, le même questionnement peut s’appliquer aux « données » que me fournissent les archives sur la civilisation détruite des Maztayakaw. Le fait qu’il reste si peu de traces matérielles de son existence ne facilite pas la tâche de l’historien, obligé de se cantonner aux documents écrits, d’une discutable fiabilité. Ceci étant dit, je commence à repérer de bizarres coïncidences entre la prophétie gravée sur les tablettes (que l’on m’a autorisé à photographier) et certains événements du présent. Pour l’heure, je n’en dirai pas plus, car, outre que l’historien doit se montrer circonspect avant de conclure, le romancier doit savoir cacher une partie de son jeu, afin de tenir le lecteur en haleine…
J’ai parlé de mon désir de randonner sur le plateau granitique dit « Castillo de las Aguilas », dominé par la menaçànte construction naturelle, connue sous le nom de « Torreon de las Tormentas » à mes amis réunis chez les Casagrande. Tous ont été de suite enthousiastes.
« Ah, tu veux patrouiller là-haut, Mathew ? Oui, c’est une chose à voir avant de quitter Santa Soledad, m’a confirmé Paolo. Le cadre est magnifiquement sauvage. Pour nous autres plasticiens, c’est une mine de sujets.
- Là-haut, pas d’hommes, pas de cafeterias, ni d’usines, a continué Petrov, rien que la féroce nudité des rocs, la course hurlante du vent qu’aucun obstacle ne tempère, un bonheur pour les sens…
- Oui, a renchéri Teresa, voir Santa Soledad depuis les hauteurs donne aux choses leurs véritables dimensions. La ville paraît minuscule et dénuée d’importance.
- Alors, quand partons-nous a demandé notre violoniste.
- Le week-end prochain, si vous êtes libres, ai-je proposé. »
Motion acceptée. Les artistes dont j’ai déjà parlé, plus quelques autres que je ne nommerai pas pour ne point alourdir le récit déjà encombré de personnages, se sont engagés avec fougue à m’accompagner. Le faire seul eût été possible, bien que dangereux m’ont-ils expliqué. De plus, entendre leurs explications me sera grandement utile. (…)
Nous sommes partis le vendredi soir, en automobiles, quatre en tout, chargées de matériel pour deux jours. Une aire de stationnement est prévue au pied du plateau. A partir de là, le chemin herbeux, d’abord assez large, puis plus étroit, caillouteux et poussiéreux, sinue en direction de la ligne de crête. Les hommes portaient vingt kilogrammes de matériel dans leurs sacs à dos, les femmes seulement dix. Elena Mirasol était vêtue d’une ample jupe de cotonnade bleu ciel, mais je serai bien en peine de dire comment étaient habillées les autres femmes du groupe.
Même ainsi, chaussée de godillots, la violoniste ne m’est pas apparue moins élégante, ni moins belle que d’habitude, belle, harmonieuse et mélodieuse comme le chant du violon qu’elle sait si bien caresser. Suis-je un peu jaloux du violon ? Je le crois. Lorsque la soliste aux profonds yeux de velours sollicite l’âme de l’instrument, et que de lui elle tire les plus suaves, les plus vibrantes notes, je vibre à mon tour. Mon être entier devient caisse de résonance, chacune de mes fibres est une corde, que la musique effleure, frôle, agite selon des tempos très variés. Ma tête s’emplit de notes, qui tourbillonnent avec la grâce de danseuses de ballet, c’est-à-dire que chaque note exprime bien plus que sa propre identité, car elle s’abreuve de la substance des autres, qui, se fondant, acquièrent la vaporeuse luminosité des tutus en vol perpétuel. Alors, oui, le temps est suspendu, captif de l’archet magique, telle la baguette de la fée, qui transmue le plus trivial des lieux en une merveille pour les sens et l’esprit.
Dès que nous eûmes vidé les coffres du matériel, nous nous sommes mis en marche, mais nous nous sommes peu éloignés des voitures, car déjà la nuit glissait des ombres pleines de fraîcheur vers les arbres et le sol. Vite, il a fallu piquer la tente, près d’une source connue pour sa qualité.
Petrov et moi partagions la même tente, Elena en partageait une autre avec une poétesse qui m’irrite un peu, parce qu’elle adopte des poses romantiques un peu surannées. Reconnaissons qu’il est partout difficile, pour un artiste, d’être « naturel » puisque l’Art est le contraire de la Nature. Il serait plutôt le summum de l’artificialité. Dans les murs de Santa Soledad, se vouloir artiste et rester « naturel » sont, plus encore qu’ailleurs, des objectifs incompatibles.
Nous avons bivouaqué. Une équipe d’hommes et de femmes est partie chercher du bois sec, tandis qu’une autre piquait les tentes. De grosses pierres, que nous avons disposées en carré, fournirent la base du foyer. La moisson de brindilles entrecroisées mettrait le feu en appétit. D’épaisses branches, débitées à la hache, devinrent les bûches dont s’alimenterait le brasier.
Tout cela n’était qu’un luxe destiné à embellir la soirée, à rehausser le charme d’une nuit passée sous le scintillement des étoiles. Le feu n’aurait pas de vocation utilitaire. Nous voulions nous donner la joie de voir grandir et s’élever la flamme, pour devenir ce monstre à demi civilisé, dragon à multiples têtes et à l’insatiable faim. Même mille fois renouvelé, ce spectacle est toujours nouveau.
Peut-être aussi, plus profondément, éprouvions-nous la crainte atavique, celle des premiers ancêtres, qui, très isolés, terrifiés par les incontrôlables forces naturelles, les ténèbres énigmatiques où rôdaient de formidables prédateurs, trouvaient dans le feu un allié contre leur propre faiblesse. Sur le plateau traversé par tous les vents du cosmos, dans l’inhumaine obscurité, nous ne nous sentîmes pas très différents des aïeux primitifs. Le brasier nous rapprocha d’eux, fit de ces hommes vêtus de peaux de bêtes et nous-mêmes une seule et même tribu. Nous n’aurions été qu’à demi surpris de les voir s’avancer, puis s’asseoir près de nous, autour des flammes salvatrices.
Au loin, nous apercevions le « Torreon de las Tormentas », dont la forme évoque si étrangement le donjon médiéval dressé sur le piton rocheux. Le soleil descendit une à une ces marches du ciel que sont les nuages, et, se glissant derrière la tour minérale et fantastique, il l’enveloppa d’un voile jaune, si bien que le « torreon » parut s’illuminer de l’intérieur, comme si de gigantesques défenseurs y avaient allumé leur foyer pour cette veillée en pleine sauvagerie. Des flammes dorées pointèrent leurs dards à travers des fentes pareilles à des meurtrières ; des flammèches couronnèrent le sommet ; le vent vespéral, fraîchissant, les faisait fluctuer, se tordre celle-ci, s’étirer celle-là, et les entremêlait. Le donjon rougeoya, flamba de la base au sommet, devint torche de pierre, qui surplombait le plateau terriblement raviné, crevassé, et parsemé d’éboulis que, le lendemain, il nous faudrait soit contourner, soit traverser.
Puis, peu à peu, le soleil s’enfonça jusqu’aux fondements du « torreon », il s’aplatit, s’épandit sur le cailloutis, s’écoula en nappes orangées ou cramoisies, qui transformèrent le plus commun des corps minéraux en pure, en éblouissante beauté .
« Regardez, tout là-haut, sur le sommet du « torreon », nous avertit Paolo. »
Tous braquèrent les yeux en direction du pourtour qui s’apparentait si précisément à un chemin de ronde, frange continue percée de créneaux. Des dizaines de vautours s’étaient postés là, énormes et sombres, qui froissaient leurs ailes et claquaient du bec.
« La prophétie des Maztayakaw affirme que, lorsque les vautours se réuniront sur le « torreon », l’ère des calamités aura sonné pour l’homme au visage de lait, aux mains rouges de sang, à la langue perfide, ai-je récité.
- Sérieusement, Mathew, tu crois qu’il y a un iota d’authenticité dans ce galimatias, m’a objecté Petrov.
- Si je m’en tiens au plus strict réalisme, bien sûr que non, mais le réalisme ne nous renseigne pas sur tout. Je pense qu’il faut lire la prophétie comme une œuvre poétique, une suite de métaphores et de symboles, dont l’interprétation peut susciter de multiples débats . La prophétie doit être considérée comme un document, qui nous renseigne sur la mentalité d’un peuple, sa conception du monde et ses rapports avec le cosmos.
- Crois-tu à la possibilité d’une malédiction, Mathew ?
- Cela serait s’aventurer loin, au risque de tomber dans la superstition et l’obscurantisme. Tout de même, nous devons admettre qu’il y a une forte similitude entre la prophétie et les événements historiques, telle la conquête, puis le génocide du peuple Maztayakaw.
- D’accord là-dessus, mais qu’est-ce qui nous prouve que les tablettes ont réellement été gravées avant l’invasion, et non après ?
- Le carbone 14 et d’autres méthodes scientifiques de datation ne laissent pas de doute. Les tablettes sont très antérieures à la conquête. Elles constituent un cas de prémonition ou prescience, comme l’on voudra le nommer, tout à fait troublant. Pour ce qui me concerne, puisque je les étudie depuis près de deux mois, elles m’intriguent, et je ne puis les balayer d’un revers de main méprisant.
- Regardez ! Le soleil a fini de s’enfoncer derrière l’horizon ! Les vautours se mettent à tournoyer !
- On dirait qu’ils rendent hommage au dieu solaire, Ardhor, ai-je murmuré.
- Mathew, tu as trop d’imagination, m’a blâmé Petrov.
- Voilà le comble, s’est exclamée notre violoniste. Nous n’allons tout de même pas nous reprocher les uns aux autres d’avoir de l’imagination !
- Tu ne vas pas nous trahir pour le camp des Laborieux, ironisa Paolo.
- C’est cela qui est regrettable, a déplroé Teresa, de penser que Santa Soledad est divisée en deux camps ennemis, alors qu’en fait les deux communautés devraient vivre en harmonie, être complémentaires, pour s’enrichir mutuellement de leurs particularités.
- Nous ne les rejetons pas, ce sont eux qui nous rejettent, a rappelé Petrov. Nous ne demanderions pas mieux que de vivre en paix avec les Laborieux, mais eux nous supportent de plus en plus mal.
- Oui, l’approuva Paolo, dans tout ménage, il suffit qu’un des deux conjoints veuille le divorce pour que celui-ci devienne inévitable.
- Vous êtes bien pessimistes, se lamenta Elena. Je veux croire que l’harmonie entre les deux communautés peut s’établir.
- Ah, notre chère Elena veut l’harmonie, rien de plus naturel pour une violoniste, n’est-ce pas ? »
Des musiciens avaient apporté qui sa flûte, qui son harmonica, instruments légers, peu volumineux, faciles à emballer dans une toile imperméable. Il y avait même une guitare. Sur la voûte céleste emplie de ténèbres, la lune éleva doucement la froide pâleur de sa faucille. Des millions d’étoiles joignirent leurs clartés au ruisseau lunaire. Des zones les plus reculées du cosmos, la lumière diffuse ruissela sur les invisibles routes de l’espace intersidéral. La musique monta vers la magie stellaire. Notes et clartés se mêlèrent. Les mélodies se firent lumineuses, les étoiles se firent musicales.
Dans la fusion des unes et des autres, hommes et femmes chantèrent. Les voix graves et les flûtées s’entrecroisèrent, telles des fleurs d’espèces variées qui forment un bouquet aux couleurs contrastées. L’heure cessa d’être nocturne.
Un nouveau soleil s’était levé sur le sinistre Castillo de los Aguilas, celui de la beauté, alliant Art et Nature. Dans ma main, très fort, j’ai serré quelques instants celle d’Elena, qui ne se défendit pas.
D’abord grise et froide, l’aurore se glissa subrepticement à travers la fine toile des tentes, effleura nos paupières sous lesquelles se convulsaient les yeux, en proie à l’invraisemblable, au grotesque et monstrueux récit des rêves. Chacun s’était retiré en soi-même, clos sur le mystère de la personnalité, avec sa réserve de contradictions, d’incohérences et d’aberrations que l’individu propriétaire de ce théâtre de marionnettes est impuissant à discipliner ou maîtriser.
Souvent, le dormeur s’éveille la bouche âcre, la cervelle empêtrée dans les rets d’images ou de scènes délirantes, qui révèlent tant de choses désagréables que l’on préfèrerait toujours ignorer. Hélas, il est trop tard. Symboliquement, la chose est dite et le dire de ce symbole est cruel, car il blesse l’orgueil de l’ego. Nous n’aimons pas visiter les abysses, où nous ne connaissons plus notre visage, cette face qui s’apparente à la nôtre, mais qui grimace et nous horrifie. Pour autant, la nuit suivante, l’infernal spectacle va se réitérer, pour notre plus grande honte… Deux choses nous épargnent souvent la honte : l’oubli, car nos rêves s’évaporent sous la double lumière du jour et de la conscience ; la paresse nous souffle de ne pas décrypter les horreurs ni les étrangetés de nos aventures oniriques. De nouveau, nous pouvons fixer ce visage, le nôtre, dans le miroir.
Les paupières battirent, telles des voiles sous le vent de la naissante lumière. Les yeux s’interrogèrent. Qu’était cette intruse, outrageusement matinale, qui s’immisçait dans le faux dialogue que chacun mène avec soi-même, ce rabâchage des obsessions et des phobies, qui tourbillonnent dans la tête comme une nuée de guêpes ? Quoi, déjà le jour se levait ! Les bouches s’ouvrirent sur d’énormes bâillements bruyants, les bras engourdis ou parcourus de fourmillements (la dormeuse ou le dormeur, s’étant couché sur le côté, avait écrasé le membre) les bras donc s’étirèrent si fort que des coudes ou les poignets craquèrent, des poings heurtèrent les parois de tissu, à la surface desquelles se formèrent des cloques, aussitôt résorbées. Puis, d’une tente à l’autre, des appels circulèrent et des cris fusèrent :
« Petrov, as-tu bien dormi ?
- Merveilleusement bien, comme l’ours sibérien l’hiver !
- Elena, comme tu as l’air fraîche, au sortir du sac de couchage !
- Tu plaisantes, Teresa ! Tiens, allons nous rafraîchir au ruisseau, pendant que les hommes préparent le petit déjeuner ! Libération des femmes oblige ! »
Les dames du groupe, serviette de toilette sur l’épaule, allèrent ensemble au torrent. La toilette serait glaciale, mais cela ne les rebutait pas. Il fallait dissiper les miasmes oniriques.
Sur chaque chose, la nuit avait déposé la scintillante magie de la rosée. Les rocs et les cailloux perdirent de leur rigidité. Même les plus tranchantes arêtes avaient acquis une irréelle fluidité. Du plateau, de ses ondulations évoquant des vagues marines, la brume s’éleva, mouvante et blême, mais traversée de lances dorées qu’Ardhor jetait à pleines brassées. Puis, les lumineuses pointes se brisèrent contre la muraille de mousseline formée par la brume. Cet éclatement sema des bouquets de louis d’or, qui constellèrent la vaporeuse tenture, puis, se multipliant sous les coups répétés de l’astre diurne, déchirèrent la brume de partout, la firent tomber en lambeaux qui s’étalèrent dans la poussière. L’aube avait joué ses dernières cartes. Le jour s’imposa, dans toute sa glorieuse plénitude. Ardhor avait gagné.
Après le repas de fromage de chèvre sec et jambon fumé sur tranches de pain complet, de céréales trempées dans du lait condensé sucré, de fruits secs et pâtes de fruits, le tout arrosé de thé ou café selon les goûts de chacune et chacun, nous pliâmes les tentes, chargeâmes les sacs à dos et partîmes en direction du Torreon de las Tormentas.
Aussi souvent que cela fut possible, nous avancions groupés, mais parfois le terrain nous obligeait à marcher à la queue leu leu, lorsque la pente s’accentuait et que le sentier s’étrécissait. Plus nous approchions du « Torreon », et plus il nous paraissait lugubre. Sa couleur presque noire, veinée par endroits de zébrures ocre, la colossale largeur de sa base, la verticalité de ses parois, la vertigineuse perspective de son faîte, son omniprésence quasi dictatoriale dans le paysage minéral, tout contribuait à nous donner l’impression que nous progressions vers une redoutable forteresse, qu’il vaudrait mieux ne pas assaillir.
A mesure que nous approchions du but, les détails se précisèrent : les crevasses ressemblaient à des meurtrières, les découpures du sommet suggéraient l’existence de créneaux, tel rocher de forme arrondie faisant saillie n’était pas sans évoquer une échauguette, enfin la Nature avait conçue là une fantastique architecture. Le vent s’était rué contre les roches, telles des volées de béliers ; la glace et le gel avaient mordu la pierre, l’avaient torturée. Les outils des intempéries avaient creusé, tailladé, foré, sillonné, mais aussi façonné les minéraux, et bâtit l’hallucinante construction auprès de laquelle nous n’étions pas moins négligeables que des lilliputiens.
La question restait de savoir quels titans logeaient dans ce refuge, glacial et inhospitalier. Demeure digne des plus cauchemardesques visions. Nos rêves de la nuit passée nous parurent alors tristement dérisoires.
Là-haut, tout le long du chemin de ronde, les vautours nous narguaient. Ils savaient leur citadelle imprenable : faiblesse de nos poings nus contre l’inflexible dureté ; eux, les défenseurs, se savaient insaisissables face à la piètre lourdeur de nos corps, jamais affranchis de la pesanteur. Nous n’étions ni alpinistes, ni rapaces de forte envergure.
« Attention ! Regardez ! Celui-là n’est pas un vautour ! C’est un aigle, et de la plus grande espèce ! »
L’empereur du ciel nous survola, distant de quelques dizaines de mètres seulement. Nous vîmes son ventre brun, ses ailes à la formidable envergure, qui ondoyaient sans précipitation, comme insoucieuses du vent des hauteurs.
Le Seigneur du lieu fut vite à la même hauteur que les vautours. Ce fut alors que nous observâmes l’étrange comportement des charognards : ils se tinrent immobiles, la tête baissée, comme des vassaux en présence du suzerain. L’aigle circula le long de la ligne formée par les vautours, tel le général inspectant ses troupes. Comme pour vérifier que les sentinelles lui étaient soumises, il lâcha sur elles des fientes, sans que les vautours manifestassent même le plus petit déplaisir. Nous étions stupéfaits.
« C’est très étonnant, commenta Paolo, je n’avais jamais vu des rapaces se comporter de cette manière. On dirait que l’aigle met les vautours à l’épreuve.
- Attention, Paolo ! Les gens réalistes vont t’accuser d’avoir trop d’imagination, l’avertit Teresa. »
Nous rîmes tous ensemble, mais la scène nous avait intrigués. L’aigle passa plusieurs fois au-dessus des vautours, en poussant des cris que nous ne pûmes interpréter. Que se passait-il ? Il n’y avait pas de zoologue parmi nous, ni d’ornithologue, mais le vol de l’aigle au-dessus des vautours immobiles ne nous sembla pas être une chose naturelle. Or, si nous disons d’une chose qu’elle n’est pas naturelle, comment pourrons-nous la qualifier ? Le contraire se présente à l’esprit, non pas comme un choix, mais comme une inévitable évidence, une nécessité : surnaturelle ou même extraordinaire.
Brusquement, l’aigle s’éleva beaucoup plus haut, tout droit vers le soleil, si haut que nous eûmes l’illusion qu’il l’atteignait. Au même moment, les vautours claquèrent des ailes et du bec, sans quitter le chemin de ronde, comme s’ils applaudissaient l’audace de leur chef. L’aigle s’approcha tant du soleil qu’il ne fut plus pour nous qu’une mouche à peine perceptible. La respectueuse agitation des vautours atteignit le comble du vacarme. Le vent nous apportait la discordance, que produisaient les rapaces, comme l’orchestre l’harmonie. On eût vraiment dit que ce manège était concerté. Or, indubitablement, les oiseaux nous avaient vus. Comment ne pas imaginer que cette suite de mouvements n’était pas destinée à prouver la supériorité des oiseaux de proie, au moins dans ce domaine minéral, céleste et venteux ?
« On dirait qu’ils essayent de nous effrayer, comme s’ils voulaient que nous décampions, susurra Petrov.
- Oui, cela me met mal à l’aise, avoua Elena. De toute façon, nous n’avons pas emporté de piolets ni de cordes, et aucun d’entre nous n’a l’expérience de l’alpinisme.
- Les hauteurs intellectuelles, voilà où nous désirons exceller, mais nous ne sommes pas tous des aigles, ai-je commenté. »
Deux ou trois ont ri de ma remarque, mais sans gaieté. Nous voudrions tous être des aigles, mais rares sont les élus. L’empire du ciel n’est pas ouvert à tous. Voler librement jusqu'au soleil, sans brûler ses ailes, voilà qui n’est pas à la portée de tant d’hommes qui, pour l’envergure, plus qu’à l’aigle s’apparentent au moineau…
Je tenais à rapporter le plus possible de documents de la randonnée ; aussi pris-je de nombreuses photos de l’endroit et filmai la démonstration des rapaces. Le soir, nous avons campé au pied du Torreon. A cette hauteur, les arbres étaient plus clairsemés. Cela ne nous empêcha pas d’assembler la nécessaire provision de bois. Le règne de la sauvagerie, superbe mais redoutable, n’était pas une abstraction. Il était magistralement présent. Le foyer nous fut, plus encore que la soirée précédente, l’indispensable lieu d’union et de communion. Notre musique et nos chants servirent de contrepoint aux sifflements, beuglements et mugissements du vent. Tout là-haut, les rapaces dormaient. Seul Ardhor les réveillerait. Lorsque la fatigue étreignit les nuques dans sa poigne de fer, l’endormissement fut rapide, mais les rêves furent peuplés de rapaces de toutes espèces, qui dans l’azur de la nuit planaient, fusaient, dessinaient des orbes, claquaient des ailes et du bec, en un ballet diabolique, où la raison perdit ses droits, où le sens de la mesure se dissipa sous les coups d’Ardhor, comme la brume matinale.
Le dimanche, nous sommes descendus vers la vallée. Santa Soledad nous attendait, même si c’était pour nous mettre à l’index, ou même nous bouter hors de ses murs.
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