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04/04/2022

33 Le Gouffre

33 Le Gouffre

 

    Une année s’était écoulée depuis la séparation des deux ethnies.

    A Santa Soledad, l’existence même du gouffre était encore contestée par des sceptiques, variété d’humains qui n’est peut-être pas moins répandue que celle des crédules. Les premiers avaient pour excuse que,  jusqu’alors, la science n’avait pas répertorié de pareilles monstruosités. Des gouffres existaient, certes, mais on ne les connaissait que souterrains ou sous-marins. L’abîme à ciel ouvert n’était qu’une aberration, une indigne affabulation, voire un canular à peine drôle. D’accord, des photographies avaient été prises, mais cela ne prouvait rien. La technique moderne permettait de tout maquiller, camoufler, de mentir avec art, de falsifier les plus authentiques des choses avec une élégance perverse.

    Comptes-rendus et rapports s’accumulaient sous la forme paperassière d’inutiles dossiers, sur des bureaux déjà encombrés. Les témoignagnes ne suffirent pas plus à convaincre la foule des Saint Thomas, lesquels se trouvaient vraiment trop occupés pour se déplacer eux-mêmes et, soit vérifier l’inexistence du gouffre, soit en constater l’effroyable présence. Ces racontars avaient été inventés par l’ennemi intérieur, des complices du phalanstère, qui présentaient les artistes comme des victimes et les laborieux comme des bourreaux. Ce manichéisme ridicule ne  changerait rien au fait que l’exil avait été rendu nécessaire par le manque d’esprit professionnel des artistes.  

   

    « L’abîme  s’élargit maintenant de deux ou trois mètres par semaine. Nous sommes tous très inquiets, même Mark, pourtant le plus calme d’entre nous.

    Au cours d’une assemblée communautaire, nous avons décidé de déplacer le camp vers l’Ouest. Même les adolescents, à partir de l’âge de treize ans, sont venus participer aux débats. La décision n’était pas facile à prendre, car elle impliquait l’abandon du baraquement, pour la construction et l’aménagement duquel nous avions œuvré ensemble avec ardeur et joie. Il nous a fallu, aussi, démonter le barnum, le plier, le transporter, ce qui demanda bien des efforts.

    Plus grave encore, le gouffre avale nos champs, nos vergers, détruit nos récoltes, dévore parfois une partie de notre cheptel. Notre autonomie alimentaire est compromise. Les laborieux auront beau jeu, ensuite, d’affirmer que nous sommes incapables d’assumer l’indépendance de notre communauté.

    Hélas, nous avons la triste impression qu’a débuté l’ère de la fuite pour la  survie. Nous avons dû rationner la nourriture, sauf pour les femmes enceintes ou allaitant, les malades, les enfants et les vieillards. De ces catégories, la troisième est de loin la plus fournie. Nous devons lutter pour la jeune génération, l’espoir de notre culture. 

    Malgré la dangereuse urgence, l’élaboration des œuvres ne s’est pas altérée. Il semble même que la présence persistante du péril stimule les esprits. Les privations alimentaires affaiblissent les corps mais elles aiguisent la pensée. Nos productions littéraires, musicales et plastiques s’embellissent et s’approfondissent dans des proportions assez comparables à la croissance de ce ventre tellurique.

    Nous n’avons plus guère de visites des gens de Santa Soledad. Au cours des six premiers mois, ils furent assez nombreux à venir jusqu’à nos roulottes, pour prendre des photographies, nous poser des questions sur notre existence artistique et néanmoins quotidienne, même si ces deux adjectifs leur paraissaient contradictoires. Pour eux, nous étions devenus des bons sauvages. Quelques ethnologues s’installèrent parmi nous, participèrent au fonctionnement de la communauté, s’initièrent à la pratique des arts pour mieux comprendre ce qui se passait dans nos âmes indigènes. Nous ne leur demandions que de défrayer la dépense occasionnée par leur séjour, sans réaliser de bénéfices. En contrepartie, ces hommes de science nous ont versé une part des droits d’auteur sur la vente de leurs livres.

    Nous avons appris que, à Santa Soledad, des cœurs charitables ont proposé que nous puissions réintégrer les murs de la cité. La proposition a paru sacrilège aux citoyens rationnels, qui prévoient des disfonctionnements, si la Municipalité cède à la « ridicule sensiblerie passéiste ». Mark a trouvé une formule originale pour exprimer cela : 

    « Ces billevesées ont été rejetées où elles méritaient de l’être, c’est-à-dire dans l’enfer des bonnes intentions nuisibles. »

    Quoi qu’il en soit, nous ne voudrions jamais retourner vivre parmi les laborieux. Donc, l’état de choses nous convient, même sous la menace du gouffre. Si nous l’observons avec assiduité, nous éviterons le pire. Contre plus fort que soi-même, il faut savoir bien ruser. »

   

     Passent les jours, les semaines et les mois. Le gouffre s’étend et s’étale toujours. A cette inexorable avancée, quelle force opposer ? Aucune, ni strictement humaine, même démultipliée par la puissance novatrice des techniques, ni même divine, invoquée, sollicitée par la belle et sage insistance des prières et suppliques. Lorsque la déesse Terre déchaîne son courroux, la vulnérabilité de l’homme apparaît dans toute sa cruelle nudité. Vivre n’est plus alors que le synonyme de survivre. La fuite se transforme en réflexe. Elle absorbe la majeure partie de l’énergie, débilite l’organisme, où la pensée continue de vibrer, de se frayer la voie qui la mène, par les mille et un détours des mots, de l’informulé à la lumière de sa vérité, fragile et vacillante, mais d’autant plus précieuse qu’elle semble devoir s’éteindre au moment meme où nous l’apercevons.

   

    « Lors d’une de mes courtes visites au Commissariat, j’ai appris que les extrémistes de Santa Soledad ont proposé la confiscation des biens immobiliers de mes amis, en guise de compensation à leur « flagrante inefficacité », lorsqu’ils étaient encore employés là-bas. Ce risque, d’une part, ajouté au fait que l’abîme nous menace de plus en plus précisément, nous ont amené à prendre la décision d’envoyer une délégation à Santa Soledad.

    Si  le cataclysme n’est pas exactement  imminent, du moins nous paraît-il inévitable. Il ne nous est plus possible de garder confiance en l’avenir. Mathématiquement, nos chances d’échapper au monstre se sont tellement amenuisées que la seule issue raisonable nous est apparue très clairement : chercher refuge dans Santa Soledad, dont même les faubourgs les plus proches se trouvent encore loin du gouffre. Les laborieux ne sont pas notre compagnie préférée, mais, malgré les défauts que nous leur connaissons, nous avons naturellement penché pour le moindre mal. Est-ce pur instinct de survie ? Si cet instinct existe réellement, oui. Je me demande s’il agit efficacement au tréfonds de chaque homme, ou s’il n’est pas souvent contrebalancé par son opposé, l’instinct de mort, lequel régit tant de nos activités. Par exemple, comment expliquer ce paradoxe : l’activité vitale de Santa Soledad consiste en la fabrication d’armes, donc d’instruments de mort.

    La mission des représentants du phalanstère sera double : d’abord, exprimer notre opposition au projet d’expropriation, en arguant de son illégalité ; aucune construction d’intérêt public, par exemple le passage d’une nouvelle route ou voie ferrée,  ne justifie la mesure ; ensuite, parlementer afin d’obtenir la réintégration de la communauté d’artistes au sein de celle, plus large, de Santa Soledad. Afin d’éviter les conflits intercommunautaires, il serait judicieux de nous grouper dans un quartier, même si cela rappelle de façon vaguement sinistre les ghettos juifs ou noirs. Avant l’exil, nous étions dispersés dans la cité. Nous devrons accepter des échanges de logements avec des familles de laborieux. 

   L’assemblée artistique a désigné cinq personnes pour accomplir la démarche : Teresa et Paolo Casagrande, Petrov Moskoravin, Elena Mirasol et moi-même. Les trois premiers s’étaient portés volontaires pour tenter la négociation ; puis, jugeant que ma notoriété servirait la cause du repli, la communauté m’a demandé de diriger la délégation. J’ai accepté ce rôle, pourvu qu’Elena soit autorisée à se joindre à nous. Ma demande ayant été avalisée, nous avons préparé notre départ pour la ville de Santa Soledad.     

    Le départ est prévu pour après-demain. Chacun va prendre sa maison roulante, les Casagrande en automobile et caravane, Petrov dans sa camionnette aménagée, nous en roulotte tirée par nos deux chevaux. Ainsi, nous emporterons le peu que nous possédons et qui nous sera nécessaire dans les murs hostiles de la ville, mais cette hostilité fermée nous angoisse moins, pour le moment, que celle, profonde et enveloppante, du gouffre.

    Les Casagrande voulaient  nous offrir l’hospitalité, mais Elena et Petrov préfèrent réoccuper leurs appartements respectifs, pour imposer l’idée qu’ils ne vont pas renoncer sans bataille au droit de propriété.  

    Cependant, la demeure des Casagrande nous sera très utile. Nous remiserons la camionnette, la roulotte et la caravane dans la grange. Quant aux chevaux, ils vont   paître dans le jardin, qui est assez vaste et herbeux pour leur appétit. En vue du  retour durable à Santa Soledad, je construirai une petite écurie pour eux, ou nous aménagerons une partie du garage à cet effet.

    (…) Nos amis se sont tous assemblés pour nous souhaiter bonne chance et nous dire au revoir. Dans leurs bras, les femmes portaient les plus petits enfants, et leur montraient comment agiter la menotte, amical encouragement, pour la délégation de négociateurs. Nous sommes fiers d’assumer la tâche, difficile et vitale, de convaincre les laborieux de nous tolérer dans leurs murs. Nous savons aussi que pas une journée, pas une heure ne doit être sottement perdue en bavardages et papotages. Il faut que nous abordions les problèmes avec franchise, mais aussi avec la nécessaire adresse, afin de ne pas trop brusquer le Comité d’Assainissement Public. Si nous nous montrions d’emblée intransigeants, les discussions pourraient s’interrompre aussitôt. Notre intérêt est de louvoyer avec fermeté… »

   

    L’arrivée des bohémiens fut remarquée de tous. Comment auraient-ils pu passer inaperçus ? Leur équipage inusité dans les honorables quartiers de Santa Soledad suffit à les signaler à la curiosité des habitants. D’habitude, lorsque des artistes venaient en ville pour des achats, ils n’arrivaient pas bardés de tout cet équipage. Les trois engins ne semblaient-ils pas indiquer la volonté de séjourner durablement, peut-être même de ne plus repartir ? Cela contrevenait aux accords passés entre les deux ethnies. La ségrégation n’avait-elle pas été votée démocratiquement ? Si l’une des parties se mettait à dénoncer le traité de façon unilatérale ou se comportait de manière à le rendre caduque, violant la légalité municipale, Santa Soledad courrait vers de graves ennuis, auprès desquels le gouffre imaginaire n’apparaîtrait plus que comme une inepte farce.

    Le Commissariat fut aussitôt averti.

    « Comment, aboya Luciano Cazaladrones en troussant ses babines et faisant saillir ses crocs, de quel droit entrent-ils dans la ville avec tout leur fourbi ? C’est strictement défendu ! Ils ne doivent arriver qu’à pied, ou en voiture, mais sans aucune de ces habitations mobiles ! J’envoie une escouade pour les expulser aussitôt. »

    Felipe Carabiniero fut chargé de commander une dizaine d’agents robustes et bien pourvus de matraques et revolvers chargés de peu digestes pruneaux. La délégation policière semblait suffisamment dissuasive pour obliger à reculer les plus téméraires.   C’était ne pas tenir compte de l’éloquence de Mathew Dawnside, ailas Mark Mywords et vice-versa, ni de sa capacité de conviction.

    Les policiers avaient reçu pour instruction de n’utiliser la force qu’en ultime recours. Felipe Carabiniero palabra sans enthousiasme avec l’adversaire, beaucoup plus aguerri que lui au duel verbal. Ne désirant pas utiliser les arguments balistiques, l’inspecteur appela son chef, qui gronda de déplaisir, mais permit provisoirement aux visiteurs de retourner dans leurs logis, après qu’il eût consulté Monsieur le Maire à ce sujet.

    «  D’accord, Cazaladrones, je vais les recevoir dès cet après-midi. Je vais me débrouiller pour avoir une heure libre. Nous n’avons pas le droit de nous montrer inhumains. Avant de refuser la réintégration, il faut que nous examinions le risque encouru par le phalanstère. Je commence à me demander si ce gouffre n’est pas, plutôt qu’une légende, une réalité. A plus tard, Commissaire. 

 »

    Augusto Valle y Monte tint parole. Quelques heures plus tard, Amanda Carabiniero introduisit les cinq délégués dans le bureau de Monsieur le Maire de Santa Soledad. Les négociations commencèrent aussitôt. Mark Mywords et ses amis insistèrent sur la nécessité d’agir avec promptitude.

    Quarante-huit heures plus tard, le cataclysme éclata. Dans Santa Soledad comme dans la Edad del Sol, tous dormaient lorsque les profondeurs furent agitées de soubresauts, se contractèrent et se révulsèrent. Des centaines d’arbres furent arrachés, tels de fragiles cheveux. Du haut des montagnes ébranlées dévalèrent des torrents de rochers, dont le hurlement propagea des ondes de terreur jusqu’à cent kilomètres à la ronde, réveillant les animaux qui, ensemble, improvisèrent une cacophonie à la fois sinistre, grotesque et déchirante. 

    D’une manière subite et terrifiante, la gueule s’agrandit et, d’une seule bouchée,  l’abîme dévora le phalanstère. Hommes, femmes, enfants, choses et bêtes, tout fut mêlé, tout se confondit en une débandade dévastatrice, un atroce vacarme de pierres dégringolant, de bois se fracassant, d’os pulvérisés, de chairs broyées. Saisis en plein cœur d’un rêve ou d’un cauchemar, qui peut-être fut prémonitoire, les condamnés n’eurent ni le temps d’appeler, ni même de s’éveiller.

    En quelques minutes, l’extermination des artistes avait été consommée.       

 

 

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