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16/03/2012

La mission

LA MISSION (Extrait de Au crux du Styx)

 

    Après d’impitoyables procédures de sélection et de formation, David fut intronisé pilote de chasse. Nous transcrivons ici un extrait du discours que prononça le Ministre de la Défense, en exercice à cette époque :

    «  Vous allez appartenir à un corps d’élite. La Nation place en vous une confiance absolue, car vous serez ses sentinelles aériennes, ses oiseaux de mort et de feu. Jour et nuit, vous veillerez sur son travail méritant, son sommeil mérité. Si l’Ennemi vous y contraint, vous le combattrez, afin de garantir à la population civile la sécurité sans laquelle nul ne pourrait vivre ni travailler normalement. »

    Avec sept autres camarades, le novice fut plus particulièrement chargé de surveiller les Territoires de l’Est, les plus menacés, selon la presse, par un éventuel envahisseur. La tâche fut ainsi répartie entre les huit aviateurs : l’Etat-major les divisa en deux patrouilles, qui alterneraient pour assurer l’intégrité territoriale, tant diurne que nocturne. De ce fait, chacun volerait une semaine la nuit, et l’autre le jour. Pendant les premiers mois de cette mission, jamais la silhouette d’un avion ennemi ne vint troubler la routine de ces inspections, lesquelles risquaient de devenir monotonie. 

    David s’était emparé des commandes de son Faucon au début du mois de novembre et ne connut, durant cette période souffreteuse, que la platitude désespérante de la grisaille. Il lui fallait se frayer un chemin entre les amas des nuages et les zébrures brisées des éclairs. Il pouvait donc sembler que, pour toujours, l’hiver avait imposé son empire, un règne blême et sans relief, la dictature veule d’une humidité blafarde et molle. Seul parfois un astre timide et ratatiné dessinait un petit cercle pâle dans le ciel, loin, très loin, hors de portée du plus intrépide des hommes.

    David était considéré comme étrange par ses pairs, dont il ne partageait pas les goûts. Par exemple, il jouait rarement aux cartes. On le voyait encore plus rarement au bar. Aux interminables libations, dans ses moments de loisir, l’original préférait lire et animer sa solitude de visions ensoleillées, car ses lectures étaient consacrées au pourtour méditerranéen,  et plus particulièrement à la Grèce.

    La pâture livresque de l’helléniste ne manquait pas d’éclectisme : romans, nouvelles, récits de voyages, traités d’histoire, guides touristiques, mais aussi œuvres philosophiques, tragédies, sans oublier l’Iliade et l’Odyssée, enfin, pour couronner le tout, une encyclopédie de la mythologie.

    Plus le solitaire lisait, et plus il se convainquait qu’il lui faudrait aller vivre là-bas, dans le pays qui fut la source de tant de sciences. Il semblait à David qu’il ne pourrait rencontrer sa vérité, l’accomplissement de son destin, que là-bas, dans la patrie des mythes. Les légendes des héros le passionnaient plus que tout, parce qu’il s’agissait d’êtres monstrueux, situés à mi-chemin entre le divin et l’humain ; et, parmi les héroïques monstres, Icare et Prométhée le fascinaient, par l’audace de leurs exploits et l’horreur du châtiment qu’ils avaient subi.

    Parfois, l’apprenti philosophe se demandait si, dans notre monde technologique, pouvaient encore exister des gens capables de conquérir l’impossible,  ou du moins de s’y efforcer avec vigueur et conviction ; si l’on pouvait rencontrer des héros à l’esprit follement aventureux, qui n’hésiteraient pas soit à s’envoler, soit à plonger –haletants, assoiffés, glacés, brûlés, éblouis, certains de réussir l’instant d’un bond, trompés qu’ils seraient par cette féroce et mutilante illusion : devenir des surhommes.


 

14:58 Publié dans Nouvelles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : test

15/03/2012

Ces si belles lettres de nos très chers éditeurs…

 Ces si belles lettres de nos très chers éditeurs…


(Extrait de Hautes sources, vastes estuaires)

 

    Qu’il est agréable de recevoir des lettres de refus ! Oui, je vous entends déjà dénoncer le goût, pervers et dépravé, du paradoxe. A moins d’être masochiste, quel auteur se plairait à ne lire que de froides missives, lui annonçant que son funeste ouvrage est mis au rancart ?

     Pour autant, si nous y réfléchissons posément, le refus nous épargne de nombreux déboires : les critiques acerbes dans les revues littéraires, la mévente du livre, enfin l’indifférence habituelle de nos « amis ». Nous ne deviendrons pas célèbres. L’incognito préservera la tour d’ivoire, où l’œuvre s’élabore dans le secret du silence.

      Quel soulagement, n’est-ce pas ? Personne ne nous imposera de « rectifier » le tapuscrit. Nous ne serons pas « invités », c’est-à-dire convoqués, pour « participer » à des émissions, où l’on attendrait de nous que nous soyons bassement médiatiques.   

      Les si belles  lettres de nos très chers éditeurs, dans le genre « esquives polies » sont des chef-d’œuvres, qui méritent d’être encadrés. En effet, ces dames et ces messieurs se montrent si courtois ! Ils n’aiment pas nous peiner.

     D’accord, il y a peut-être une part de calcul dans cette gentillesse. Supposez, par exemple, que le gâcheur de papier nous ponde « le » plus grand succès de librairie » de la décennie, du siècle !

      Oui, c’est très improbable, mais il vaut mieux ne se fâcher avec personne. Même cet écrivaillon de dernière zone peut se révéler, quelque jour lointain, sous les traits du génie que profondément il est, si profondément que cela n’est pas encore paru en pleine lumière éditoriale…

     Reconnaissons que nos très chers éditeurs se montrent, sur le plan  épistolaire, beaucoup plus aimables que ne le sont parfois certaines de leurs secrétaires, téléphoniquement parlant. Ces efficaces dames savent nous envoyer aux cinq cents diables, sans le secours de la religion, ou sur les roses, sans arracher de ces fleurs les épines, donc sans la moindre précaution oratoire. Elles ont l’art de nous remettre à notre place, celle de vils tâcherons de l’écriture, qui jamais ne montreront notre face enfarinée dans les « étranges lucarnes ».

      Demandez à parler à M. Machin ou Mme Trucmuche, responsables de fabuleuses collections. Le ton, d’impersonnel qu’il était, devient hautain. Quoi, vous le lombric provincial, vous osez présenter une telle requête ! Converser, même à distance, avec cet aigle ou cette colombe, vous l’ignoble ver qui ne méritez pas même un coup de bec, vous qui toujours vous tortillerez sur la glèbe de vos ancêtres, manants et serfs ! N’y revenez surtout pas ! Vous n’existez pas ! L’avez-vous bien compris ?    

     Le mot le plus fréquemment usité, dans les courriers de désaveu, c’est « malheureusement » ; parfois, ils vont jusqu’à employer un tragique « hélas ». Ce refus n’est pas de leur fait. Le Malheur, divinité impersonnelle, s’acharne contre nous ; notre échec est causé par sa mauvaise volonté.

      De façon touchante, ils ajoutent qu’ils nous remercient pour notre « confiance ». Sortons nos mouchoirs. Humectons-les de larmes compatissantes. Ce refus peine au moins autant nos très chers éditeurs que nous-mêmes.

     Nous sommes si profondément émus, que nous nous sentons coupables de leur avoir envoyé notre torchon, même si, trop polis, ces Messieurs Dames du comité de lecture lui reconnaissent des « qualités », sans préciser lesquelles, ce qui permet aussi de supposer qu’ils y ont détecté, dans notre infâme copie, tant de défauts que vraiment, même avec la plus grande mansuétude du monde, il n’était pas pensable de publier…ça.

     Repentons-nous, mes sœurs et mes frères dans l’anonymat, de causer tant de chagrins aux propagateurs de la Pure Littérature, ces jansénistes de l’écrit, à l’esprit résolument éloigné des ignobles calculs commerciaux. 

    Ceci dit, quelques uns  de ces promoteurs des Belles Lettres ne s’embarrassent pas de circonlocutions. Nous n’en voudrons pour preuve que cct échantillon, modèle de concision, reçu moins d’une semaine après l’expédition du manuscrit :

    «  Nous vous remercions de nous avoir envoyé votre projet, malheureusement notre comité de lecteur ne peut en envisager l’édition.

        Bien cordialement. »

    Certes, on ne pourra pas reprocher à cette «  maison », que  nous ne nommerons pas, de manquer de clarté. Poliment, cela dit :

    «  Allez-vous faire foutre chez les Grecs. »

    Veuillez m’excuser, Messieurs les Honorables Membres du Comité de Lecture, mais jamais je n’eus le goût de la sodomie, qu’elle soit passive ou active. Ensuite, je remarque une erreur dans votre courrier : mon tapuscrit n’est pas un « projet », puisqu’il est réalisé, achevé. Si vous l’avez vu sous la forme de projet, c’est que vous aviez mal chaussé vos binocles.