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07/09/2021

19 Le sociologue

19 Le sociologue

   

    « Si j’en crois mes nouveaux amis de Santa Soledad le plus grave reproche que la majorité « normale » a toujours adressé à la minorité des « farfelus » n’est pas de se réunir le soir en conclaves, afin de découvrir et commenter les œuvres de leurs compagnons de l’incompréhension. Cette manie, loin d’être subversive ou même seulement gênante, a confiné les activités jugées désespérément ésotériques à l’intérieur du cercle,  avec pour   effet positif d’épargner à la jeunesse la contamination artistique. Donc, cela n’est pas le plus grave.

    Le pire est que les rêveurs freinent le rythme du Labeur. Le « L » majuscule n’est pas purement décoratif. Même la plus triviale des choses peut être divinisée. 

    A bien y réfléchir, pourquoi ne croirais-je pas les Casagrande, Petrov Moskoravin et la belle Elena Mirasol ? A la dernière personne citée, je me surprends  à penser de plus en plus fréquemment…  Pourquoi, en effet, ne les croirais-je pas, lorsque ma propre expérience ici même confirme chaque jour la véracité de leurs affirmations ? Tout m’incline à choisir leur camp, même si d’ordinaire je répugne à devenir partisan. Trop souvent l’adhésion à une cause, un dogme, amène à renoncer à l’esprit qualifié de « critique », à défaut duquel la création est pour le moins difficile.

    D’ailleurs, que serait l’Esprit, s’il cessait de se montrer critique ?    Enfin, la paradoxale, l’effroyable organisation de la prétendue « bibliothèque » de Santa Soledad en dit plus long que tous les manifestes ou discours, sur l’espace très marginal dont doit se contenter  l’artiste à Santa Soledad.

    Cet isolement sanitaire et salutaire ne saurait empêcher que chaque nouvelle génération secrète quelques spécimens de « l’engeance rêveuse ».  Lorsque l’enfant dévoile innocemment une propension pour ces activités non pas exactement illicites, mais au mieux tolérées pourvu qu’elles ne ralentissent pas l’inexorable organisation du Labeur, les parents du petit monstre se désolent et accusent quelque ancêtre oublié d’avoir transmis la tare à leur progéniture. Généralement, l’époux jette l’opprobre sur la lignée maternelle, tandis que l’épouse, refusant la culpabilité, l’attribue au clan paternel. Les invérifiables accusations mutuelles empoisonnent l’atmosphère, au sein de laquelle le rejeton rejeté s’efforce de respirer.

   Selon les artistes de Santa Soledad, travailler à la façon des gens dits « normaux » est synonyme de s’affairer. Cela signifie, pour les lucides détracteurs de l’ordre social, se rendre tel le vaincu, chaque jour dans le même lieu morne, pour machinalement y accomplir, à force de routines instillées à hautes doses dans les replis du cerveau, les mêmes tâches inintéressantes, parce que répétitives, en compagnie des mêmes personnes ennuyeuses, dans le cadre d’horaires immuables. Dans  l’optique des artistes, la plus infime trace d’enthousiasme ou de joie sur le lieu de travail serait suspecte.

    On m’objectera que ce sinistre tableau paraît caricatural. Peut-être cela est-il vrai, mais, n’ayant pas moi-même l’expérience du travail salarié dans Santa Soledad, je n’ai guère d’arguments à opposer à cette vision. Elle est celle de mes amis, donc elle vaut pour eux, mais pour eux seulement, car des gens comme l’ingénieur Neil  Steelband, le technicien  Ignacio Ganatiempo, le commissaire Luciano Cazaladrones semblent parfaitement épanouis dans leurs métiers.   Or, ce que l’on reproche aux artistes, c’est de ne point partager avec leurs concitoyens la commune vision de la société, puis de briser ça et là quelques maillons de l’adorable chaîne des habitudes.

    Elena Mirasol m’a parlé des mesures prises par la Municipalité, afin de remédier à cette  situation, que les notables et les cadres jugent  déplorable. Je vais transcrire ici les données que j’ai lues dans le journal local, avec toute l’impartialité dont je puis faire preuve. Cette approche est l’une des étapes de la recherche romanesque, au cours de laquelle l’écrivain se documente, assemble les éléments et matériaux qu’il utilisera pour bâtir sa vision imaginaire de la réalité. La seule imagination, dépourvue de base réelle, risque de déboucher sur l’incommunicable, tandis que le strict réalisme stérilise la création. Du moins, ce sont des postulats sur lesquels je désire m’appuyer, afin de créer les conditions nécessaires à la suite de ce récit.   

    Une enquête objective, menée tout au long d’une année par des sociologues, a révélé que l’on surprend les poètes et autres écrivains, pendant les heures de présence au bureau ou à l’atelier, en train de griffonner des lignes hâtives dans de secrets carnets,  lesquels, dès qu’apparaissent les chefs, s’enfouissent dans les poches des contrevenants. De même, les musiciens, sur des feuilles probablement dérobées à la communauté, inscrivent en signes cabalistiques des projets de partitions ; vite, dans les tiroirs, ils dissimulent les preuves de leurs délits.

    Les peintres, en marge de très sérieux dossiers, esquissent les dessins préparatoires à leurs tableaux. Ailleurs, des sculpteurs malhonnêtes osent tailler, dans des gommes fournies par l’Administraiton, des ébauches de statues.

    Or, c’est cela, cette répétition journalière de larcins du temps collectif, qui scandalise la population surnommée par les contestatires « Les adorateurs du Labeur » ou « les Laborieux ».  Existerait-il une religion officielle, à Santa Soledad ? Au-delà du dieu Travail, n’adorerait-on pas plutôt le dieu Argent ? 

    Dans le rapport final, les économistes et statisticiens affirment que la déviance artistique obère le fonctionnement économique, parce que les envols récurrents des « irresponsables » vers les mondes imaginaires alentissent la production de marchandises et le traitement des dossiers, dans tous les secteurs d’activité. Or, la forte interdépendance de l’Administration, du commerce et de l’industrie nécessite une excellente coordination de tous les services et secteurs. Le disfonctionnement   d’un maillon provoque le relâchement de la chaîne. 

    Grâce à des calculs assez précis, basés sur les constatations précédentes, les sages gestionnaires ont démontré que, si les retards ne se produisaient plus, le rendement moyen par travailleur augmenterait de 2 à 5%. La richesse de Santa Soledad en serait d’autant accrue, donc, également, le pouvoir d’achat des gens « sérieux ».  En retour, une consommation plus importante permettrait de mieux développer l’économie. Gardant présent à l’esprit l’intérêt général, les administrateurs et les gestionnaires ne pourraient que s’en féliciter.

    L’on peut, bien sûr, poser la question de savoir ce qu’est le sérieux… Que doit-on ou ne doit-on pas prendre au sérieux ? Nous savons aussi que bien des études dites purement « objectives » n’échappent pas à l’emprise de l’impure subjectivité… Tous les chiffres sont contestables, puisque le choix des éléments considérés puis le mode de calcul relèvent de la maudite subjectivité. »