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23/08/2021

18 La voisine

18 La voisine

 

 

      Lorsque la violoniste fit la connaissance de la « danseuse », sa voisine, elle se demanda comment classifier cette personne, du point de vue sexuel. En vertu des apparences vestimentaires, du maquillage et de la coiffure, Elena Mirasol était en présence d’une femme, et même d’une très belle femme, élégante et fine, mais sa voix plutôt grave, un tantinet rauque, démentait la première hypothèse.

   

    « Nous autres femmes n’aimons pas ces êtres ambigus, qui parfois s’approchent si fidèlement de l’idéal féminin de beauté que nous croyons être face à une rivale. Puis, lorsque nous comprenons que la personne en question n’est qu’une contrefaçon, nous éprouvons du dégoût.

    L’homme qui, de manière pointilleuse nous imite, nous copie, se disqualifie en tant qu’homme, mais, cela, précisément, est son but ; par contre, il n’en acquiert pas pour autant la qualité de femme.

    L’être ainsi fabriqué, ce transfuge, n’est plus personne à nos yeux. Il ne sera vraiment une personne que pour les hommes qui désirent ce genre de personnages, mais j’allais écrire « monstres », car tout être unique,  écartelé entre deux pôles, cet être est monstrueux. Si d’ailleurs je veux me montrer parfaitement lucide, il me faut admettre que, à Santa Soledad, la vocation artistique est l’une des formes de la monstruosité. 

    C’était ainsi que je concevais les choses, jusqu’à ce que je connusse Isabel Amapola.

   Dans les débuts, j’évitai ma « voisine », comme je l’aurais fait d’une pestiférée. Peu à peu, nous avons sympathisé. En semaine, nos horaires sont différents, voire incompatibles. Quand je reviens du bureau, dans ce lieu où trop souvent je subis les foudres de Mme Amanda Cazaladrones, la secrétaire de Guiseppe Mascara, le Président de l’Université, Isabel se prépare pour se rendre au bar « Le vol du condor », où elle danse le flamenco, joue des castagnettes, et probablement se livre à d’autres activités dont je préfère ne pas parler.

    Le dimanche, nous nous croisons près de l’immeuble, ou dans l’escalier, ou bien dans l’une des boutiques du quartier. Parfois, nous revenons ensemble de la boulangerie ou de l’épicerie. Des hommes sifflent à notre passage. Est-ce plus pour elle que pour moi, ou l’inverse ? Je l’ignore, mais, de façon évidente, ma vanité voudrait que ce soit pour moi, même si ces manières dénotent une totale absence d’éducation.  Nous nous rendons de menus services : si l’une a oublié d’acheter le sel ou les œufs, l’autre lui prête la nourriture manquante.

    Je n’avais jamais assisté aux spectacles donnés par Isabel Amapola, dans ce bouge où je ne songerais pas même à mettre les pieds. Cependant, j’éprouvais de la curiosité à cet égard. L’association de la musique et de la danse constitue la plus sublime forme d’art. Les notes s’élèvent, qui emportent sur leurs ailes immatérielles des corps souples et vifs, dans des mouvements qui peuvent être alternativement rapides ou lents ; dans tous les cas, ils exigent de la part des danseurs, hommes et femmes, le don total de soi, don à la fois corporel et spirituel. La danse est beaucoup plus que le mouvement mécanique de muscles et d’articulations et la coordination de membres. Elle est d’abord une prédisposition de l’esprit au don sans réserve de l’être, dans un geste dépourvu de calcul, avec pour seule volonté le plaisir et la joie de s’affranchir partiellement de la pesanteur inhérente au corps, tout en donnant aux spectateurs le plaisir et la joie de participer, grâce à l’alliance des sens et de la pensée, de cette idéale envolée. 

    Un jour que nous revenions de courses ensemble, j’ai parlé à ma voisine de mon désir de la voir danser.

    « Rien de plus facile, m’a-t-elle répondu, je peux vous en donner un échantillon chez vous, si cela peut vous faire plaisir, un soir où le bar fait relâche. »

    J’ai remercié Isabel pour sa proposition, mais j’ai précisé que cela me gênerait un peu qu’elle se donnât de la peine pour moi seule.

    « Vous pouvez inviter quelques amis, si vous le voulez. »

    Mon appartement eût été trop petit pour accueillir un public même restreint, tout en laissant la place nécessaire aux déplacements de la danseuse.

    « Cela vous dérangerait-il de venir danser chez des amis à moi, qui ont une grande maison ? Nous nous réunissons de temps à autre, pour lire des poèmes, jouer de la musique, voir les dernières sculptures ou les derniers tableaux réalisés par les membres du groupe.  Qu’en dites-vous ? Evidemment, il faudra d’abord que je demande l’accord de mes hôtes, mais je pense que mon idée leur plaira. »

    Ma proposition a surpris Teresa et Paolo, mais ce sont des gens à l’esprit très ouverts, aussi ont-ils accepté l’offre, qui bien sûr ne les engage à rien pour l’avenir. De toute façon, Isabel Amapola est rarement libre le soir. Sa venue parmi nous sera peut-être une occasion unique. »

 

   « Le vol du condor » a fermé ses portes. Le rapace s’est-il endormi ? C’est douteux, car il a conservé sa posture menaçante. Le dernier buveur est parti en titubant, hurlant ses obscénités à la face de sa solitude nocturne et la nuit de son abrutissement. Les riverains dérangés par le tapage appellent la police. Felipe Carabiniero, qui venait, après quatre heures de ronde, de s’installer dans son bureau pour y passer le reste de la nuit, ces heures blanches malgré l’obscurité, reçoit les appels outrés.

    « D’accord, j’arrive avec deux agents. Nous allons cueillir cet ivrogne et le coffrer. »

    La voiture hurlante au gyrophare aveuglant perce la nuit de ses lumières mouvantes, dont les pièges saisissent parfois des chats, que la terreur cloue sur le macadam. Les pneumatiques crissent horriblement. Le chauffeur s’efforce d’éviter les petits félins, qui pourchassent les rats en quête de manne pourrissante. Le conducteur n’épargne pas les rongeurs affamés. Bien plutôt, férocement, il utilise le bolide comme une arme, et, pour cela, n’hésite pas à causer des embardées. A chaque fois qu’il touche la cible, un « floc » flasque indique assez clairement la réussite. Les deux agents regardent par la lunette arrière et confirment la victoire. Demain, les employés municipaux s’occuperont de ramasser les dépouilles et les viscères éparpillés.  

    Felipe Carabiniero, que le manège amusa d’abord, commence à s’énerver :

     « Arrête de faire l’imbécile ! Tu veux nous tuer ou quoi ? D’accord, les rats sont des vermines, tout juste bonnes à écraser, mais tu nous retardes. Nous avons une mission à accomplir, purée ! »

    Le

conducteur se le tient pour dit. Sagement, il obtempère.

    Le soiffard s’est appuyé contre une porte, sur laquelle il cogne des deux poings, puis à coups de pieds :

    « Ouvre-moi, Magdalena ! Je… je … veux dormir dans mon plumard… pas dehors… »

    Une tête d’homme se penche vers lui, depuis l’étage :

    « Fous le camp, espèce de sale poivrot ! Tu n’es même pas chez toi ! Il n’y a pas de Magdalena, ici. T’es tellement bourré que tu ne sais même plus comment trouver ta baraque, pauvre mec ! »

    L’apostrophe ne calme pas l’ivrogne, bien au contraire, elle aggrave sa colère. Il hurle, tempête, vocifère, crache en direction du contradicteur, mais le crachat lui retombe sur le nez. L’affront auto infligé l’irrite davantage encore. D’autres fenêtres s’ouvrent à la volée, des visages courroucés se montrent, un déluge d’injures s’abat sur l’indésirable fêtard. 

    La sirène achève de réveiller ceux des voisins qui dormaient encore. Quant à ceux qui déjà s’époumonent, l’appel strident musique doucement pour leurs oreilles. C’est le chant de la délivrance.   Là-haut, de sa fenêtre, le premier citoyen perturbé laisse couler un regard goguenard en direction du braillard :

    « Tu vas finir la nuit au violon, éponge à cocktails. Bien fait pour ta tronche. »

     Les phares de l’automobile blanche captent le pantin bavant, aux gestes incohérents. La lumière blanche le plaque contre le mur, comme des aiguilles épinglant le papillon dans la vitrine, ou comme l’injection la souris de laboratoire dans la cage d’où jamais elle ne sortira. Felipe reste assis à côté du conducteur, tandis que les deux agents sautent à bas de l’automobile, agrippent chacun la loque par un bras, et la jettent sur le siège arrière, avec cet ordre sanitaire :

    « Tâche de ne pas dégueuler avant d’arriver dans ta cellule, espèce d’enfoiré, sinon tu nettoieras ta saleté toi-même demain matin. Pigé ? »

    Aux étages,  fenêtres et volets se referment. Dormeuses et dormeurs se renfoncent sous les couvertures. Les mains des hommes trouvent et caressent les tendres et tièdes rondeurs des femmes, lesquelles se pressent contre les corps si agréablement chauds de leurs hommes. La câlinerie réciproque va ramener le calme, dans les corps et les esprits.

   

   Au Commissariat, Felipe Carabiniero rédige son rapport :

    « Mon supérieur hiérarchique, le Commissaire Luciano Cazaladrones, m’a chargé, à la date du…. de suivre et surveiller un suspect, répondant au double nom de Mathew Dawnside, sa véritable identité, d’une part, et de Mark Mywords, son pseudonyme littéraire, d’autre part. Le passeport et le permis de séjour de l’étranger sont authentiques et dûment mis à jour.

    Mathew Dawnside séjourne dans l’un des meilleurs hôtels de la ville, mais il a choisi la plus simple chambre.

    Chaque matin, il quitte l’hôtel après le petit-déjeuner, prend le bus n° 13 et va passer la matinée à la Bibliothèque. Interrogés à ce sujet, Luis et Alejandra Papelero, respectivement Conservateur et bibliothécaire, ont déclaré que l’écrivain étudie la prophétie des Maztayakaw, gravée sur des tablettes datant de trois mille ans avant Jésus Christ. Il semblerait que le visiteur prépare un roman historique, basé sur les thèmes de la prophétie.

    A treize heures, le chercheur va déjeuner dans le centre de Santa Soledad. Il change de restaurant chaque jour.  

    Depuis le début de la surveillance, l’individu ne s’est livré à aucun acte illégal, crime ou délit. Il n’y a donc pas de motif juridique valable pour ordonner l’arrestation ou  l’expulsion.

    La seule chose que l’on peut lui reprocher, ce sont ses articles assez négatifs à propos de Santa Soledad, mais nous sommes dans un pays libre, où le délit d’opinion n’existe pas.

    Ce soir, le suspect s’est rendu au bar « Le vol du condor ». Il y a consommé une boisson sans alcool et rencontré deux clients. Renseignements pris, les deux hommes s’appellent l’un Neil Steelband, ingénieur, et l’autre Ignacio Ganatiempo,  technicien. Tous deux travaillent à l’usine d’armements. Leurs casiers judiciaires sont vierges. Ils n’auraient jamais eu de relations avec les groupes d’artistes séditieux.

    A ma connaissance, il n’y avait jamais eu de contacts entre les trois hommes avant cette soirée. Ils ont très certainement fait connaissance au bar « Le vol du condor ».

    A travers les propos que le serveur et moi-même avons pu surprendre, il apparaît clairement que la communication n’a pas été facile entre l’écrivain et les deux résidents locaux. Les points de vue étaient fortement divergents, le désaccord quasi-total. Steelband et Ganatiempo ne se sont pas laissés influencer par les arguments de l’auteur. L’attitude saine de ces braves travailleurs est à l’image de la communauté

laborieuse, qui ne s’en laisse pas conter par les rêveurs, de passage ou non.

    Neil Steelband et Ignacio Ganatiempo sont restés dans l’établissement « Le vol  du condor », après la fermeture, car ils avaient loué les services de deux prostituées. Il semblerait que ces messieurs, célibataires tous les deux, fréquentent régulièrement ce genre de lieux. 

    Mathew Dawnside est parti bien avant la fermeture, aux alentours de minuit. Lui n’a manifesté qu’un médiocre intérêt pour les filles, qui sont employées là régulièrement et sont toutes sous contrôle médical strict. L’écrivain observait tout froidement, sans prendre part à la fête.

    Je l’ai suivi jusqu’à son hôtel. Arrivé là, l’homme est immédiatement monté à sa chambre. Il y eut de la lumière dans la pièce pendant une heure, mais tout était silencieux.        

    Le fait suivant est plus étonnant que tout le reste ; il s’agit de la présence, au bordel, d’un dénommé Domingo Malaespina, prêtre et secrétaire particulier de l’archevêque, Angel Pesar de la Cruz. Monseigneur ne serait pas ravi d’apprendre que l’un de ses collaborateurs fréquente une maison close.  L’indicateur affirme que ce client atypique passe deux soirées par semaine au bar.

    Pour aggraver les choses, le jeune prêtre a montré un intérêt tout particulier pour une « danseuse », nommée Isabel Amapola, en fait un travesti. Après la fermeture, le prêtre est allé rejoindre la danseuse dans sa loge. Je tiens cette information du tenancier.

    Isabel Amapola vit dans le même immeuble que l’une des personnes suspectes à Santa Soledad, nommément Elena Mirasol. Mme Amanda Cazaladrones, l’épouse de mon supérieur hiérarchique, le Commissaire Luciano Cazaladrones, déplore souvent le manque de conscience professionnelle de cette violoniste, qu’elle surprend parfois en train d’étudier des partitions, au lieu de traiter les dossiers en cours. Un dénommé Petrov Moskoravin, exilé politique, signerait les  partitions. Ce musicien exerce la double profession d’interprète et de traducteur. Actuellement, j’ignore si la violoniste et le compositeur entretiennent des relations amoureuses. 

    Si je puis me permettre d’exprimer une opinion personnelle, tout cela me semble assez préoccupant. La présence de Mathew Dawnside, ailas Mark Mywords, parmi les artistes déjà si rebelles, ne peut qu’être source d’ennuis. Parce qu’il jouit d’une renommée mondiale, l’écrivain  paraît cautionner l’attitude négative des artistes à l’égard de notre cité laborieuse, en se liant d’amitié avec eux.

    Il serait donc préférable de poursuivre la surveillance continue de l’individu. Le moindre faux pas servira de prétexte à l’expulsion.

    Felipe Carabiniero, Inspecteur Principal ».   

     

    Isabel est assise devant son miroir, sur un pouf en  simili cuir noir, autour duquel croulent les innombrables volants de sa jupe de gitane. Les couleurs vives du taffetas rutilent dans la pièce à la peinture défraîchie, au plafond fissuré, aux meubles de bois blanc achetés au rabais. Isabel restaure, dans l’équilibre tout provisoire de son maquillage, ce que la danse a détruit. Pour Domingo, chaque geste de son amante est partie d’un spectacle intime, à lui seul réservé, qui l’enchante et le torture à la fois, car Isabel ne se donne à lui que lorsque d’autres clients, plus nantis, lui laissent un peu de temps. Malaespina doit se contenter des restes, lui l’amoureux, le fou d’amour.

    Isabel se lève, dans un froufrou suavement odorant. Elle commence à se déshabiller, d’abord pour se doucher,  puis se changer, car la tenue de gitane est réservée à la scène. Une longue robe de soie rouge, fendue jusqu’à mi-cuisses, et des bas noirs à résilles, plairont au privilégié de cette nuit. 

    Domingo Malaespina murmure sa plainte :

    « Tu es un démon, Isabel, ou plutôt une diablesse. Quand ne seras-tu plus qu’à moi ? Lorsque tu auras suffisamment grossi ton magot ? Mais quand cela viendra-t-il ? Dans combien d’années ? Allons-nous vieillir ainsi, dans l’attente d’être libres tous les deux ? Voudras-tu encore de moi, lorsque ton métier t’aura enrichie ? Réponds-moi, je t’en supplie.  Pour toi, je me damne, je me condamne aux flammes éternelles. A quoi me servent toutes mes prières, puisque je vis cette existence de perdition ? Pourtant, je suis heureux. Tu combles mes sens, tous mes sens. Je t’aime, Isabel, je t’adore comme un fou, mais je souffre que tu ne sois pas qu’à moi, que tu te donnes à d’autres pour de l’argent. Tu me dis que je suis ton luxe, moi qui ne puis t’offrir que de menus cadeaux. Nous autres, les prêtres, sommes de pauvres hères. Jamais je ne pourrai t’offrir la fortune, ni même l’aisance, Isabel.  Crois-tu en Dieu, mon amour ? Crois-tu en Notre Seigneur, Jésus Christ ? Alors, prie pour le salut de mon âme, car elle en aura besoin. Que pourrai-je dire au Juge Suprême, lorsqu’Il mettra mes bonnes actions dans un plateau de la balance, et les mauvaises dans l’autre ? Me pardonnera-t-il la douce ignominie dans laquelle tu m’entraînes, où je m’enfonce avec délices, où tu m’enchaînes pour mon bonheur et mon malheur ? Isabel, avec toi j’aurai connu le Paradis de la jouissance et l’Enfer de la jalousie  sur Terre. Que me restera-t-il à vivre, dans l’éternité ? » 

14/08/2021

17 "Le vol du condor"

 

17 «  Le vol du condor »

    

   

    «  Depuis plusieurs jours, j’ai l’impression d’être suivi, surveillé, espionné. Suis-je en train de devenir paranoïaque, dans cette étrange ville étrangère, où le Commissaire de police m’a convoqué pour me chapitrer à cause de la supposée incorrection de mes articles ? Faudrait-il que je soumette ma copie à la censure de M. Luciano Cazaladrones, avant de l’expédier au rédacteur en chef de la revue Planeta ?

    Lorsque je suis sorti de son antre, les yeux me picotaient à cause de la dense fumée qu’il produit comme une cheminée. Les oreilles me tintaient, à la suite de ses avertissements désagréables.

J’espère que cet entretien sera le seul de la sorte. Ceci mis à part, ce shérif m’a fourni le parfait modèle de personnage, pour un roman policier. 

    Ce soir, j’ai décidé d’aller traîner un peu mes guêtres, même si je ne porte pas ce type de vêtements, dans le quartier réservé aux divertissements. Je n’ai généralement que peu de goût pour les bars et les bordels, mais  dans ces endroits l’on peut rencontrer des personnes au comportement, à l’habillement  pittoresques, véritables documents vivants, qui fournissent des éléments pour l’invention de personnages. Le romancier doit puiser dans la réalité le matériau de ses fictions.

    Je me dépêche de transcrire, le plus exactement possible, ce que j’ai observé ce soir. Dans le bar même, je n’ai pris que des notes mentales. Sortir un carnet, puis gribouiller en présence d’autrui, c’est une attitude (ou une habitude) qu’il vaut mieux ne pas adopter, car elle est jugée associable. Celui qui saisit le stylographe et noircit ligne après ligne s’isole du groupe, se concentre sur l’expression de la pensée, à moins qu’il ne se contente de noter scrupuleusement les propos tenus autour de lui. Son texte ne sera, dans le second cas, que le miroir de l’évènement. S’agira-t-il pour autant de littérature     ? Non, cela sera, au mieux, du journalisme, et de la pire sorte, sans aucune ambition ni relief, triviale et mécanique, tel l’enregistrement fait par le magnétophone, avec la masse de redites, d’hésitations, d’erreurs, d’emplois fautifs,  de truismes, de grossièretés, de vulgarités, qui polluent sans cesse le langage parlé.

    Au début de la soirée, j’ai marché au hasard, à la recherche d’un lieu dont l’aspect m’intriguerait tant que j’éprouverais l’envie d’y pénétrer. Après une heure d’infructueuses pérégrinations, l’illumination s’est produite face au « Vol du condor ». 

    Collé sur la façade au-dessus de la porte, fait de stuc peint et déployant ses ailes d’une envergure égale à celles de l’oiseau naturel, je vis le condor. La représentation du rapace est fidèle à l’original. Rien n’y manque : les serres sont prêtes à saisir, le bec à déchirer, à becqueter. Même figée, l’existence du rapace n’en est pas moins terriblement menaçante    . Il n’inspire pas la terreur, mais  il peut causer de la crainte, si l’observateur le fixe longuement, avec l’avidité de celui que fascine le mystère des royaumes fantastiques.

    La présence du condor exceptée, rien ne distingue ce lieu de beuverie des autres du même genre. La façade est peinte de couleurs criardes, écarlate et jaune d’or. La porte est bleu foncé, les volets sont vert sapin.  Claironnante palette, contraste des plus inattendus avec les teintes plus assourdies, plus discrètes du rapace sur le point de s’envoler.

    De dessous la porte coulait une langoureuse musique. Elle s’épandait sur l’asphalte, ruisselait en vagues pâteuses, égrenait ses notes doucereuses, amollissantes et mielleuses, telle de la guimauve devenue sonore grâce à quelque manipulation de la chimie, mais ce voluptueux  déroulement était dépourvu de réelle harmonie.

    La lumière, jaune et tamisée, suintait des abat-jour jusque sur le trottoir, où elle coulait des flaques dansantes, imprévisibles quant à la forme et l’ampleur, et ceci à cause des fréquents passages de clients, qui s’interposaient entre les lampes et les vitres. Des rires tonitruants, d’autres aigus, se mêlaient à des bribes de conversations, des phrases mal segmentées, des cris aux tonalités crûment contrastées.

    Du bouge sortit un homme ivre ; il rotait, s’esclaffait et titubait. L’ivrogne appuya le dos contre le mur jaune d’or, sur lequel sa silhouette sombre forma saillie. Un deuxième comparse ouvrit la porte à la volée, s’approcha du soiffard et lui dit :

   « Alors, Fred, comment que c’est que t’encaisses ta biture ? »

    Le second buveur paraissait un peu moins éméché que le premier. Il tapota l’épaule du pote, qui lui rota en pleine figure.

    «  T’es dégueulasse, Fred ! T’es un vrai porc ! »

    Tout en bavant ces ignobles propos, l’homme ricana, comme si en fait la grossièreté de Fred le divertissait au plus haut point. Avec dégoût, j’examinai les deux loques, sans essayer de masquer mon mépris.

    « Pourquoi qu’tu nous zieutes comme ça, toi le mecton, brailla dans ma direction le plus saoul des deux.

    - Méfie-toi, Fred. T’as pas vu comment qu’il est bâti, le particulier           ? A ta place, j’irais pas lui chercher des noises. Tu y laisserais des crocs. » 

    L’ivrogne me considéra de haut en bas, puis dans le sens de la largeur. Il devait, malgré l’ébriété, avoir conservé un reste de lucidité, car l’examen ne l’encouragea manifestement pas à déclarer les hostilités.

    « Bon… Bon… Bonsoir, Monsieur, bredouilla-t-il. »

    Disant cela, l’homme ouvrit la porte du bar. Il s’apprêtait à en franchir le seuil, mais son ami l’arrêta :

    «  Attends, Fred, laisse Monsieur entrer le premier. »

    Je passai devant eux, en leur demandant de m’excuser et les remerciant. Ma courtoisie les laissa éberlués, bouche béante. La scène de dégradation ne m’avait guère incité à pénétrer, mais je m’y résolus, tel l’intrépide zoologue, qui, sans tenir compte de la dangerosité du lion, suit sa trace, le débusque et le filme dans sa fauve intimité : ou, comparaison qui dans ce cas sera plus juste, le savant ne se laisse pas rebuter par la puanteur de la hyène et suit sa trace pour la surprendre se repaissant de charogne. 

    A l’intérieur, le sol est couvert de larges dalles vert bouteille. L’acier chromé du long bar étincelle sous la rampe d’ampoules de couleurs variées, qui le colorient joyeusement. Beaucoup de consommateurs fument, mais pour la plupart, les cigarettes ne contiennent pas du tabac. L’efficace ventilation absorbe les flots bleutés, qui planent au-dessus des têtes. A l’opposé du bar, une scène aux planches luisantes de cire offre le spectacle de danses et chansons. A plusieurs tables, des femmes dont le maquillage et l’habillement dénoncent immédiatement, et de façon crue, la déshonorante profession, parlent et rient bruyamment. Hommes et femmes se bécotent à pleines bouches, tandis que les mains des mâles troussent les jupes sous les tables.

    Je me dirige vers le bar, prend la carte des cocktails, où se présente le choix entre boissons avec ou sans alcool. Le serveur en gilet noir, avec chemise à plastron garni de broderies blanches et noeud-papillon de velours noir, s’approche de moi. C’est un éphèbe, aux cheveux longs, rejetés en arrière par un bandeau de satin rouge. Il a souligné ses cils d’un trait de crayon noir. Le serveur ne manque certainement pas de succès auprès de la clientèle friande d’êtres interlopes.  

    « Un cocktail de fruits rouges, s’il vous plaît, frais mais sans glaçons. »

    L’adonis efféminé s’éloigne de quelques mètres, desserre le robinet sous la citerne de verre, laquelle semble rouge à cause du  mélange de cerises, fraises, groseilles, raisin, framboises, cassis et myrtilles. Panoplie de saveurs et de vitamines. Il revient vers moi, sans hâte ni  lenteur, pose le grand verre devant moi, encaisse l’argent, dépose  sur le comptoir la menue monnaie, que je lui laisse en guise de pourboire. Il me remercie, et m’adresse un sourire par lequel il semble m’inviter à des contacts plus charnels que ceux des regards. Je fais mine de n’en rien remarquer.

    A ma gauche, deux hommes assis sur de hauts tabourets sirotent de vastes bières mousseuses et dorées, comme des dames blondes sortant de chez la coiffeuse. Ils parlent des femmes qui vendent ici leur corps et les détaillent comme le maquignon le ferait de juments.

    «  Alors, Neil, tu penches pour laquelle ?

    - La grande blonde assise là-bas, au fond à gauche. Non, là-bas ! Tu la vois, Ignacio ? Le vieux qui est avec elle n’aura sûrement pas les moyens de l’occuper toute la nuit. C’est du matériel à déclasser, ce pépé ! » 

    La finesse de la plaisanterie les unit dans un rire indicateur de joie phallique anticipée. Neil applique une sonore bourrade sur le dos de Ignacio, qui lui sourit complaisamment.

    « C’est une boisson pour femmes que vous avez prise là, m’apostrophe brusquement Ignacio. »

    Je pivote sur mon tabouret, le regarde en face et lui rétorque :

    « Chacun place sa virilité où il le peut. »  

    Neil s’esclaffe :

    « Là, tu es tombé sur plus fort que toi, Ignacio. Le client a la langue bien pendue. Tu n’auras pas le dernier mot. Vous êtes étranger, me semble-t-il, Monsieur ? »

    C’est ainsi que la conversation a commencé. Chacun se présenta, moi sous le nom de Mathew Dawnside, bien que je fusse presque certain que mon pseudonyme littéraire leur était inconnu. Vite j’appris que Neil Steelband est ingénieur à l’usine d’armements, et Ignacio Ganatiempo technicien dans la même entreprise. Ils me fournirent ces informations professionnelles sans que je les eusse demandées. J’en conclus que, dans leur vie, la fabrication d’armes occupe la place prépondérante. Ils voulurent savoir quel métier j’exerce.

    « Ah, tiens, journaliste ? Et vous venez pour écrire des articles sur Santa Soledad ? Ça alors, un journaliste étranger ici, ce n’est pas courant ! Si je ne suis pas trop indiscret, qu’est-ce qui vous attire ici, Mr Dawnside ? Comment ? La prophétie des… Comment dites-vous ? Les Maztayakaw ? Je n’ai jamais entendu parler de ces sauvages. Et toi, Ignacio ? Non, pas plus que moi, bien sûr. Vous croyez aux prophéties, Mr Dawnside ? Alors, pourquoi voulez-vous l’étudier ? Ah, pour écrire un roman historique… »

    Mes deux interlocuteurs étaient médusés. Vaguement admiratifs, légèrement soupçonneux, ils me scrutèrent comme le ferait le zoologue découvrant une espèce jusqu’alors inconnue.

    « Alors, comme ça, vous êtes écrivain ? »

    La question était superflue, mais Ignacio Ganatiempo la posa tout de même, comme pour s’assurer qu’il ne rêvait pas éveillé.

    « Et vous en vivez ? »

   L’interrogation de Neil Steelband alla droit au but. Elle visait la plus primordiale des préoccupations : cette …. Comment nommer cela ? Occupation ? Oui, cela suffit-il à garnir le réfrigérateur une fois par semaine ? Parce que, si vous me répondez oui, je condescendrais à nommer « ça » un métier ; par contre, si vous me répondez non, je vous accorderai, au mieux, que la littérature est un loisir parmi tant d’autres, comme le jardinage, le bricolage et le tricotage.

    Dans le potager, les légumes sont alignés de façon régulière, et l’addition des rangées de carottes et poireaux forme des rectangles ou des carrés ; de même le texte sur la page. A cette différence près, qui n’est pas négligeable, que les légumes se mangent, tandis que les mots n’emplissent pas l’estomac.    

    D’accord, l’écriture est une sorte de bricolage où tout, constamment, se défait pour mieux se refaire, mais si je tapisse les murs de ma chambre, les traces laissées par mon effort persistent quelques années, tandis que le texte, au contraire, demeure malléable et mouvant. La nature du texte, c’est d’être insaisissable. Il se redéfinit sans cesse lui-même, par des séries de retranchements, de rajouts, de déplacements, de permutations, de ratures et de ratages, de balbutiements et d’hésitations, de développements et de raccourcis, de pannes et de fulgurances, qui rendent la tâche infinie, à jamais inachevée, telle une condamnation à perpétuité.

    Tricotage, oui, une maille à l’envers, une maille à l’endroit, les aiguilles se croisent et s’entrecroisent,  cliquètent, et le lainage s’allonge, mais parfois une maille lâche, et la patiente élaboration est une fois de plus compromise. En dépit de ces menus incidents, ces heures de patience vous fournissent le chandail qui vous tiendra chaud le long des grises et froides journées.

    Tandis que l’écriture, si cette « occupation » ne gonfle pas le porte-monnaie, dites-moi donc à quoi peut-elle servir ? A chercher du sens ? A donner du sens à sa vie, précisément par la poursuite mot à mot, ligne après ligne, du possible sens au-delà de l’absurdité de l’existence, jaillie du néant et vouée au néant ?

    Excusez-moi, cher Monsieur, mais nous qui sommes des hommes concrets, nous qui vivons au cœur de la vie pratique, vos considérations d’écrivain nous dépassent.

    Un homme d’apparence très anodine, de taille et corpulence  moyennes, le cheveu rare et châtain clair, passa près de nous. Il grimpa sur l’un des tabourets accolés au comptoir, et commanda un porto blanc. L’éphèbe accourut, la mine empressée, sans que cela parût émouvoir le client.

    « Tout de suite, Felipe. Alors, toujours en chasse ? Est-ce que le gibier se laisse prendre ? »

    Felipe posa l’index droit sur les lèvres et dirigea un regard dissuasif en direction du serveur, lequel rougit comme une vierge ingénue, qui se serait comportée de manière inconvenante s’en apercevrait, la gaffe à peine commise :  

    «  Euh… Tu n’as que l’embarras du choix, au « Condor en vol ». Nous avons reçu un nouvel arrivage : une chinoise, deux négresses, des ukrainiennes,  trois mexicaines… Pour tous les goûts. »

    Felipe sourit complaisamment au serveur, mais lorgna sournoisement de mon côté, comme pour vérifier quel effet les paroles du loufiat produisaient sur moi. Instantanément, je crus sentir glisser sur ma nuque le regard de provenance mystérieuse, que depuis plusieurs jours je sentais presque partout aux aguets. Du coin externe de l’œil, j’examinai Felipe. Se pouvait-il que ce type, banal jusqu’à incarner l’idéal de la banalité, pût être un policier ?

    « Vous connaissez ce client, demandai-je à Neil et Ignacio.

    - Non, je ne l’avais jamais vu. Toi non plus, Ignacio ? »

    Le fait que ni l’un ni l’autre de mes nouvelles connaissances n’eût jusqu’à ce moment remarqué le personnage passe-partout ne me rassura qu’à moitié. La première qualité requise d’un bon filc, c’est d’être difficilement repérable, de préférence invisible pour le suspect soumis à surveillance. Tous les auteurs de polards vous le diront. Ne transgressons pas les règles du genre. Donc, puisque j’avais repéré ce Felipe, certainement il n’était pas policier.

    « Vous aussi, Mr. Dawnside, vous venez ici pour les putains ? »

    Certes, je n’eusse pu reprocher à Neil de n’être pas assez direct.

    « Pas particulièrement… J’aime l’atmosphère des bars et des bordels, parce que les personnes les plus diverses s’y mêlent.

    - Je comprends… Vous utilisez les gens comme des rats de laboratoire, pour vos romans. Vrai ou faux ? »

    Qu’il osât penser que j’assimilais des personnes réelles à des rongeurs dans des cages me fit frémir.

    « Vous caricaturez quelque peu, Mr Steelband. Je n’ai pas atteint le degré de froideur qui me permettrait d’examiner

hommes et femmes avec, par exemple,  le détachement de l’entomologiste en présence de papillons épinglés dans une vitrine. »

    L’accent circonflexe que formèrent les sourcils d’Ignacio me dirent assez clairement qu’il ignorait la signification du mot « entomologiste ». Je m’attendais à ce qu’il m’en demandât le sens, mais au lieu de cela, il affecta le sourire emprunté de qui ne sait sur quel pied danser, avec pour seul résultat d’écraser les pieds de sa cavalière.

    Le patron de l’établissement parut en scène pour annoncer le nouveau numéro. Après une plantureuse chanteuse de charme, fausse blonde qui langoureusement roucoula, puis un groupe de musiciens noirs dont le jazz stimula les spectateurs, la danse allait paraître en scène :

    «

 Mesdames, Messieurs, je ne dis pas « Mesdemoiselles », car ici, nous n’avons jamais de demoiselles (rires fusant de tous côtés) je présente à nos nouveaux clients Isabel Amapola, danseuse de flamenco de réputation internationale ! Mesdames, Messieurs, je vous en prie, applaudissez Isabel Amapola, la danseuse qui s’envole sur les notes et plane sur ses cotillons ! » 

    Tous s’esclaffèrent. Les rires des femmes s’élevèrent si loin, comme pour atteindre le sommet des aigus, tandis que ceux des hommes tonitruaient, que le bar tout entier sembla rire. L’hilarité secoua les lampes, les chaises et les tables, dont les pieds martelèrent le sol.  Même les murs se gondolèrent, comme bousculés par les vagues de joie. La danseuse apparut dans le tourbillon mousseux de ses jupons, les mains sur les hanches, les pieds sautillant sur le parquet avec splendide vivacité. Un disque de flamenco déroulait l’ardente cadence, nourrie de ce que les Andalous appellent «  duende », cette inspiration jaillie des profondeurs, ou, du moins, c’est ce qu’il me sembla, car je ne suis pas grand connaisseur de ce genre musical.

    Isabel Amapola virevolte, bondit de ci, de là, pirouette, elle est à droite, à gauche, au centre, au bord de la scène, et la danse est si rapide que la femme est au même instant partout. Nous ne voyons plus une danseuse, mais une envolée de danseuses, qui s’entrecroisent follement et savourent l’ivresse du risque sans cesse renouvelé. Claquent et cliquètent encore les castagnettes, comme pour accélérer le rythme déjà quasiment infernal. La jupe multicolore chatoie, ses paillettes rutilent. Le « duende », variété de diablotin, se tapit là, sous les dentelles d’Isabel Amapola.

    « Qu’en dites-vous, Mr Dawnside ? Belle fille, n’est-ce pas ? »

    Pour donner plus de valeur à ma réponse, j’attends une seconde, puis j’évalue la prestation en ces termes :

    « Oui, et elle danse fort bien.

    - Ça vous plairait de passer une nuit avec elle, Mr Dawnside, pas vrai ?

    - Pourquoi pas ? Même si je ne suis pas venu spécialement pour ça… »

    De façon sardonique, Neil sourit à Ignacio, et le gratifie d’un amical choc de coude.

    « Tu vois, Ignacio, ceux qui ne sont pas prévenus s’y laissent tous prendre ! »

    Tous deux ricanent, tels des collégiens ayant réussi la mauvaise blague qu’ils avaient méchamment concoctée. Je commence à subodorer la vérité.

    « Où voulez-vous en venir ? Qu’il y a supercherie ?

    - Et comment ! Je ne vous conseille pas d’aller fouiner sous les jupons d’Isabel Amapola ! Vous y trouveriez un appareil de contrebande, qui défigure le tableau ! »

    Je fus déconfit. La belle danseuse n’était qu’une contrefaçon ! Décidément, le toc et la pacotille ont tout faussé !

    « Un travesti ? Pas possible ! Ça ressemble trop à l’original !

    - Mais si, me confirma Ignacio, nous ne l’avons jamais connu que sous le nom d’Isabel Amapola, mais c’est un mec, tout équipé, avec la pompe à vélo et les deux sacoches ! Du moins, c’est ce qu’on m’a dit, car je n’ai pas pris le risque d’aller vérifier ça ! » 

    Les deux noceurs éclatèrent ensemble d’un rire magistralement obscène. Ce fut alors que j’eus la plus forte surprise de la soirée. 

    Je regardai vers la droite, puis la gauche, enfin derrière moi, comme pour prendre à témoin le premier client venu que je ne partageais pas la grossière hilarité de mes nouvelles connaissances. Assis à quelques mètres de là, seul face à une chope de bière à moitié vide, la mousse ayant laissé des bavures blanches dans la partie supérieure du verre, je vis un homme jeune, aux cheveux coupés en brosse, à la peau bronzée, aux traits anguleux, au nez aquilin.

    Le buveur était totalement absorbé par la danse endiablée d’Isabel Amapola. De façon patente, il l’admirait, avec une sorte de candeur gourmande, se régalait de la vision fugitive des jambes gainées de bas de soie noire, sous la neige ondulante et chaude des jupons de dentelle. La bouche de l’homme s’entrouvrait un peu, ses pupilles s’élargissaient considérablement, ses mains se crispaient sur la chope, avec une telle force que je craignis qu’il ne la brisât et ne se tailladât les doigts. Au total, le spectateur manifestait tous les signes d’un irrésistible désir, mais je crus lire, dans le regard fasciné, outre l’expression de ce besoin charnel, celle d’un amour passionnel, que l’homme ne pouvait en aucun cas dissimuler, en présence de l’aimée.   

    Je me demandai pourquoi ce quidam m’intéressait à ce point. Ce pouvait n’être qu’un benêt, l’un de ces niais qui se laissent leurrer par les apparences. Puis je réfléchis que j’avais été moi-même berné quelques instants. Si mes camarades de hasard ne m’avaient pas détrompé, n’aurais-je pas continué d’admirer la fausse danseuse de flamenco ? Finalement,  me vint cette pensée : j’étais sûr d’avoir vu ce visage depuis mon arrivée à Santa Soledad. Où donc l’avais-je vu ? Entre l’impression du moment et le souvenir d’une rencontre supposée, j’eusse aimé pouvoir établir le lien nécessaire, afin de nommer ce personnage, mais entre les deux zones du cerveau, qui tentaient de collaborer pour élucider le rébus, se dressait l’impalpable mur, que parfois nous sentons se dresser mystérieusement, et qui paralyse ou du moins ralentit notre capacité d’analyse ou de mémorisation.    

    Le buveur solitaire dut pressentir qu’il était observé. Son regard se détacha de la scène et de l’interlope objet de sa passion, puis circula tout autour de la salle, afin d’y dénicher l’observateur ou l’espion qui le dévisageait. Son regard et le mien se heurtèrent. J’emploie ce verbe à dessein, car il y eut, dans ce choc, une violence réciproque. L’un comme l’autre, nous fûmes choqués de reconnaître l’autre en ce bas-fond de Santa Soledad. L’amoureux débordant de lascivité, j’en étais sûr maintenant, n’était autre que Domingo Malaespina, le jeune prêtre qui m’avait guidé dans la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos. Pour en être convaincu, je n’avais qu’à faire enfiler la soutane noire au buveur solitaire. 

    Son regard se détourna vivement du mien, comme s’il avait été piqué par un serpent venimeux. Dans ses yeux sombres, où plaisir et concupiscence l’un de l’autre se nourrissaient, la seconde et le premier devenant tour à tour la bûche et le brasier,  brusquement se noyèrent et s’éteignirent, pour céder la place à la fébrile inquiétude. Très vite, le prêtre se maîtrisa. Sa physionomie se recomposa. A l’intérieur de ce crâne,  la lutte dut être herculéenne, entre la peur et la volonté de se maîtriser, d’affecter l’indifférence et de faire mine de ne m’avoir pas reconnu. Ses mains ne tenaient plus la chope. Sur la table, il les avait croisées. Je les vis s’empoigner avec violence, tels deux lutteurs qui veulent plaquer l’adversaire au sol, l’immobiliser, le contraindre à crier « Grâce ! ». Puis, lentement, elles se dénouèrent, se détendirent, s’aplatirent sur le faux marbre, aux veines sinueuses, de longueurs irrégulières. Domingo Malaespina fixa le vide et sembla ne plus s’intéresser au spectacle ondoyant, froufroutant, cliquetant donné par Isabel

Amapola.

    Neil Steelband et Ignacio Ganatiempo avaient remarqué mon étonnement, puis la surprise effrayée du prêtre.

    « Vous connaissez ce type, Mr Dawnside ?

    - Non, je ne l’ai jamais vu. 

    - Vous avez eu l’air épaté de le voir, pourtant.

    - C’est qu’il ressemble de façon frappante à l’un de mes amis, voilà tout. Cet ami n’est jamais venu à Santa Soledad. Il y a fort peu de chances pour qu’il y vienne jamais.

    - Neil, j’ai l’impression d’avoir vu ce gogo quelque part dans la ville, mais je ne me souviens plus où. Et toi ?

    - Non, sa tête ne me dit rien. Nous l’avons peut-être croisé dans d’autres bars…

    - C’est bizarre… Je me demande si je ne l’ai pas vu sortir de la cathédrale ou de l’archevêché, en soutane….

    - Tu délires, Ignacio ! Qu’est-ce qu’un curé viendrait foutre ici ?

    - Ils ne sont pas tous des saints, Neil. Ils ont beau porter des robes, ils sont comme nous. De temps en temps, il faut qu’ils vident la burette, qu’ils fassent la vidange ! »

    Les deux butors furent de nouveau secoués par un rire dénotant une peu recommandable complicité. Du coin de l’œil, j’observai Domingo Malaespina. On eût dit qu’il n’entendait pas cette explosion de gaieté vulgaire.

    « Avez-vous déjà eu le temps de faire connaissance avec des gens de Santa Soledad, Mr. Dawnside ? 

    - Oui, avec un cercle d’artistes, entre autres un couple dont la femme est peintre et le mari sculpteur.       

    - Tiens donc ! Est-ce qu’ils ne s’appelleraient pas les Casagrande, par hasard ?

    - Si, tout à fait. Teresa et Paolo Casagrande. Vous les connaissez aussi ?

    - Paolo travaille dans la même usine que nous, l’usine d’armements. C’est la plus importante de la ville. Elle fait vivre beaucoup de monde, ici.

    - Elle en fait sûrement mourir d’autres ailleurs, ai-je objecté. »

    L’ingénieur et le technicien se sont regardés, comme s’ils se demandaient mutuellement que répondre à ce reproche. Eux et moi, malgré le bruit ambiant, nous nous trouvâmes englobés dans une bulle de silence, alourdie de gêne.

    « Que voulez-vous, Mr Dawnside, répliqua Neil, il faut bien vivre. Nous sommes réalistes et pragmatiques. Ce qui nous intéresse, c’est la technique, les machines, les pièces à concevoir puis fabriquer, les matières à travailler. Nous pourrions tout aussi bien être employés dans une usine de machines agricoles, pas vrai, Ignacio ?  

    - Beaucoup de gouvernements dictatoriaux et corrompus dépensent des fortunes en armements, tandis que leurs peuples pourrissent dans  l’ignorance, la crasse, la malnutrition, ou crèvent comme des mouches à cause des contagions, et quand tout cela ne suffit pas à éliminer les gens, la guerre se produit de façon providentielle…

    - D’accord, Mr. Dawunside, admit Ganatiempo, mais que voulez-vous que nous y fassions ? Nous ne sommes pas responsables de la politique menée par les tyrans du monde entier. Si ces peuples apprenaient la démocratie, tout irait mieux.

    - Comment voulez-vous qu’ils apprennent la démocratie, lorsque la principale préoccupation est la survie quotidienne, animale ?  

    - Mr Dawnside, reprit Steelband, ce n’est pas possible pour un homme de porter sur ses épaules toute la misére du monde. Vous, vous êtes un penseur. Votre métier, c’est de réfléchir. Le nôtre, c’est d’abord de fabriquer. Ça ne veut pas dire que nous ne pensons pas. Lorsque nous réfléchissons, c’est pour améliorer la qualité des produits et la productivité. Me comprenez-vous ? »

    Oui, je les comprenais. Qu’avais-je à répondre ? Deux univers se tournaient le dos : celui du réalisme dur, impitoyable, qui veut que les forts écrasent les faibles, et sans remords ; de l’autre, la posture morale de désapprobation, la censure de la violence, du mercantilisme le plus brutal, uniquement soucieux de se perpétuer, sans une once de regret pour les conséquences catastrophiques de cette insatiable avidité, cette hideuse cupidité. Entre eux et moi, l’incompréhension paraissait insurmontable. Je changeai de sujet.

    « Avez-vous jamais vu les sculptures de Paolo, les tableaux de Teresa ?

    - Non, pas vraiment. Des photos sur des affiches, annonçant des expositions. Tout ça nous laisse froids. Une femme à poil, d’accord, mais à condition qu’elle ne soit pas de pierre !

    - Et la musique, la littérature ?

    - Oui, les chansons à la mode et un polard de temps à autre. Vous savez, Mr Dawnside, lorsque l’on travaille dur comme nous, la détente idéale, c’est celle-ci : boire un bon coup avec les copains, puis se taper une pute. On n’a plus envie de se creuser la cervelle. »

    J’y renonçai. Mon verre était vide. Ma récolte d’observations avait été bonne. Mieux valait retourner à l’hôtel. Je pris congé des deux viveurs.

    Comme je m’éloignai du bar, je me sentis observé. Pirouettant avec vivacité, je vis que l’homme à l’insignifiante apparence me suivait du regard. Il était descendu de son tabouret. Quant à Domingo Malaespina, sans se dresser, il avait tourné la tête dans ma direction.

    Ensemble, les deux regards fuirent le mien. Dans ce jeu de muets, qui jouait le rôle du chasseur, qui celui du gibier ?  

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04/08/2021

16 La débauche

16  La débauche

 

    A l’usine d’armements, l’heure de la débauche approche. Ignacio Ganatiempo, le technicien plus particulièrement chargé d’organiser, surveiller, contrôler la fabrication des chargeurs et munitions retourne dans le petit bureau vitré, d’où sans cesse il peut observer les opérations rapides, certaines complexes, d’autres simples, auxquelles se livrent les ouvriers, en accord métallique et bruyant avec les machines productrices de mort en conserve. Le bureau d’Ignacio n’a pas de fenêtre sur l’extérieur, mais cela pour lui ne compte pas. L’important est de voir et savoir ce qui se passe dans l’atelier, à tout moment, dame Folle Cadence oblige. 

    Ganatiemepo ne répugne pas à manipuler les rouages, les mécanismes, à réparer tel moteur ou telle machine, à plonger  les dix doigts dans le cambouis.  Le technicien dégraisse ses mains au moyen de chiffons qu’il imbibe d’essence. Ça pue, mais c’est efficace. Cet adjectif est le plus usité à l’usine d’armements, d’abord parce que c’est le mot clef de Monsieur le Directeur, Hector Escudo. Efficaces, les hommes et les femmes doivent l’être dans leur tâche quotidienne. De même, la chaîne de montage ne doit jamais cesser d’être efficace. De l’exaltation de cette nouvelle déesse, l’efficacité, dépendent le rendement et le profit, véritable dieu de Santa Soledad.

    Ensuite, les armes produites sont réputées pour être efficaces, c’est-à-dire qu’elles permettent de tuer de loin, rapidement et massivement les populations civiles, dont le seul tort est de vivre dans les zones  ciblées. Les produits fabriqués par l’usine de M. Hector Escudo sont de grande qualité : légers, robustes, durables, performants, ils permettent d’obtenir un bon rendement, le rapport élevé entre chaque bombe lâchée, d’une part, et le nombre de victimes, d’autre part.

    « La guerre existe depuis toujours, opine M. Hector Escudo. Si nous ne fabriquions pas les armements, d’autres le feraient à notre place, et empocheraient les dividendes.  Nous contribuons à enrichir Santa Soledad. A nos concitoyens, nous donnons des emplois. S’ils étaient au chômage, ils seraient à la charge de la société, tandis que, gagnant leur vie grâce à de la mort potentielle enfermée dans des caisses, ils dépensent de l’argent chez les commerçants, ce qui enrichit la ville en général. 

    Il est des esprits chagrins pour nous accuser d’encourager les peuples à s’entredéchirer, se massacrer. Pas du tout ! Nous nous contentons de fournir aux gouvernements les moyens de se défendre contre les agressions extérieures   . Refuseriez-vous aux Etats le droit de se défendre ? Bien sûr, parfois des fanatiques et des sadiques commettent des exactions, que d’aucuns nomment « génocides », mais de cela nous ne sommes pas plus responsables que le fabricant d’automobiles ne l’est des accidents de la circulation.  »

    Ce noble discours, Ignacio Ganatiempo le connaît par cœur, si bien qu’il l’a fait sien. Ce ne sont plus les paroles d’un autre, mais ses propres pensées qui s’expriment ainsi, à voix haute, sans que lui-même ait à les prononcer. A vingt-cinq ans, Ignacio Ganatiempo déborde d’ambition. Certes, il est déjà technicien chef de tout l’atelier, mais son appétit d’ascension sociale ne se satisfait pas de cette situation qui le place à mi-hauteur. Le soir, il assiste à des cours de formation continue, afin de passer le concours d’ingénieur. Cela prendra du temps mais il ne désespère pas d’y parvenir, en deux ou trois ans.

    Ignacio Ganatiempo a fini de nettoyer ses mains. Il jette le chiffon sale dans la corbeille à papier, puis se dirige vers le lavabo, pour y procéder à un savonnage, long et systématique, destiné non seulement  à parfaire l’hygiène, mais aussi à donner une agréable senteur à la peau. Ce soir, le technicien sortira en compagnie de son chef et modèle, l’ingénieur Neil Steelband, son aîné de dix ans. Tous deux célibataires, ils aiment se retrouver après la fermeture. Deux loisirs les unissent : le sport d’équipe, et plus précisément le ballon au pied, puis la chasse invétérée aux dames de minuscule vertu. Après les heures d’atelier commence la vraie débauche…

    Ignacio Ganatiempo range ses dossiers dans les tiroirs de son bureau métallique. Au mur est fixé un tableau d’acier scintillant, où sont accrochés de nombreux  outils. Sur la table, tout est strictement ordonné. La règle d’acier souligne d’un trait clair le côté droit du rectangle formé par le plateau, sur lequel sont encore disposés, en ordre de bataille, la calculette électronique, le pied à coulisse, le mètre pliant, la clef anglaise et la burette d’huile. Ignacio Ganatiempo examine attentivement l’ordonnance de ses outils, s’assure que chaque objet se trouve exactement où sa main peut facilement le saisir, sourit de satisfaction, sort de la pièce et en verrouille la porte.

    Il croise alors Paolo Casagrande, qui s’achemine en direction des vestiaires en compagnie d’un couple d’ouvriers, Lucas et Josefina Obrero. Lucas exhorte Paolo à s’intéresser un tant soit peu au divin sport de ballon au pied, mais Paolo ne l’écoute que d’une oreille fermée. Josefina houspille son mari, pour qu’ils aillent vite chercher les enfants à la crèche, dirigée par Pilar Escudo, l’épouse du directeur de l’usine.

    Le couple Obrero affiche une trentaine épanouie. La fabrication des joujoux mortifères et l’éducation de leurs enfants occupent leur temps et leurs pensées. Le luxe de Lucas consiste à se délecter de la transmission des matches entre équipes de ballon au pied. Le subtil loisir, prisé par d’odieuses brutes, qui consiste à provoquer des bagarres autour des stades ne l’attire pas du tout. Lucas est un homme paisible, même s’il participe à la production de chargeurs et de munitions. Les slogans nationalistes ou racistes ne font pas vibrer en lui la corde du chauvinisme.

    «  Ah, toi, Paolo, tout le monde sait ce qui te passionne : tes sculptures, toujours tes sculptures ! Je me demande bien pourquoi tu continues d’en produire, puisque personne ne te les achète. Tu ne crois pas que tu ferais mieux de faire autre chose, dans tes loisirs ? »

    Paolo se contente de soupirer, puis de hausser les épaules. A quoi bon essayer de faire comprendre la passion de l’Art, à qui ne lui voue que la plus irrémédiable indifférence ?

    Ignacio Ganatiempo ne se mêle pas à la conversation, laquelle en l’occurrence est plutôt le monologue de Lucas, célébrant les vertus de l’olympique ballon au pied. Quant à Josefina, elle se moque bien et de la sculpture, et du sport en général. Son obsession est d’arriver le plus vite possible à la crèche, pour ne pas retarder la sortie des puéricultrices et s’occuper au plus tôt des fruits charnels des ébats matrimoniaux.

    Ignacio Ganatiempo monte au premier étage, où son chef direct est en train de ranger ses dossiers, avec la méticulosité que le technicien admire : « Bazookas Beaux Dégâts », « Mitraillettes Casse-tête », « Chargeurs Bons Perceurs », « Bombes Hécatombes », « Mines aux Hommes Troncs »,  merveilles aux noms si poétiques, déclinant la beauté de la boucherie programmée.

    «  Alors, Ignacio, ce soir, nous allons au « Vol du condor » ? Te sens-tu en forme pour bander comme un taureau ? »

    Ignacio Ganatiempo sourit complaisamment à Neil Steelband. Avec l’ingénieur, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il appelle une chatte une chatte, une bite une bite. L’une de leurs plus belles complicités, c’est le langage vulgaire. A l’usine, il faut adorer la trinité de l’efficacité, du rendement et du profit, mais, sortis de l’atelier, l’homme doit débrider sa virilité, afin de toujours donner satisfaction au patron, M. Hector Escudo.

    «  Je me douche ici, comme d’habitude, je me change, et nous allons dîner avant de voir quel gibier nous pouvons lever ce soir. D’accord, Ignacio ? »

    Ce programme va comme un gant au technicien, ou plutôt lui convient tel le préservatif, objet dont il possède en permanence quelques exemplaires dans ses poches. A tout moment,  l’homme moderne est prêt à saillir la chienne.

    « Moi aussi, je vais me doucher et me changer ici. Ça nous fait gagner du temps pour la soirée.

    - Rien à signaler à l’atelier, Ignacio ?

    - Non, sauf ce Paolo Casagrande, comme d’habitude. Je sens qu’il n’a pas la tête à son travail. Toujours ses satanées sculptures… Quelquefois, je le surprends qui rêvasse, au lieu de s’activer.

    - Envoie-le moi, pour que je lui passe un savon. Il n’y a pas de raison que ce type flemmarde et retarde la chaîne de montage. Nous devons veiller à ce que la machine soit parfaitement huilée, à ce que tout file à la vitesse V. Tu es bien d’accord avec moi, Ignacio ? »

    Formulant cette affirmation sous une forme faussement interrogative, Neil Steelband vrille son regard d’acier gris bleuté dans les prunelles marron de son subalterne, qui hoche la tête. Tous deux se flattent d’avoir de   larges épaules, des corps minces et musculeux, une taille au-dessus de la moyenne nationale. Neil est un peu plus grand qu’Ignacio. L’ingénieur lorgne le technicien depuis sa hauteur corporelle et professionnelle. 

    «  Neil, tu sais bien que nous sommes d’accord sur l’essentiel. L’affaire de Hector Escudo, c’est aussi la nôtre. Nous  croyons au succès de l’entreprise, et nous la servons de notre mieux. La prospérité de l’usine est aussi la notre. Et nous réussissons. Chaque année, le bilan financier le montre. »    

    Ignacio Ganatiempo se rengorge. Il se sent investi d’une mission quasiment sacrée, celle de prêcher au quatre coins du monde la foi en l’invulnérabilité du capitalisme et de louer la sublime beauté des marges bénéficiaires. Le sort des paysans qui perdent jambes ou bras sur des mines sournoisement dissimulées ne l’empêche pas de dormir, et Neil Steelband non plus. Ces « incidents » se produisent si loin de là. Puis, ce ne sont pas eux qui disposent, consciencieusement et savamment, les machines mutilantes.

    A la sortie, les deux hommes échangent quelques paroles avec le Directeur, qui procède à l’inspection vespérale de fin de semaine. Le patron a la quarantaine avantageuse : légèrement bedonnant, la calvitie conquérante, le sourire de satisfaction de soi justifié par la réussite de l’usine d’armements, l’impitoyable regard noir et fouineur pour les fautes et manquements d’autrui.

    «  A lundi, mes amis. Amusez-vous bien. Profitez du week-end pour vous détendre. Ah, mais je vois que vous emportez du travail ! Mes félicitations ! »

    Neil Steelband et Ignacio Ganatiempo portent chacun sous le bras un lourd dossier. La promotion de la mort multipliable à volonté, de la boucherie à la carte, ne souffre pas de retard. La glorification du dieu Profit non plus.

    Le couple   Obrero marche d’un pas rapide sur l’aire de stationnement de l’usine, et, non sans peine, trouve sa petite automobile parmi les centaines qui sont garées là. Lucas et Josefina pestent contre le petit retard. Tout est minuté : la sortie de l’usine, les commissions au supermarché, la récupération des enfants à la crèche…

    Au supermarché, « De tout pour pas cher » Petrov Moskoravin s’apprête à quitter le bureau. Les traductions commerciales ne ravissent ni l’intelligence, ni la sensibilité du pianiste, mais la tâche quotidienne permet au corps et à l’âme de retarder l’irrémédiable divorce, que l’inanition précipiterait. Par bonheur, ce soir il a terminé les travaux demandés.

    «  Ouf ! Rien à emporter chez moi ! Deux jours de liberté pour composer... Je verrai sûrement Elena et les amis. Est-ce que Mathew Dawnside va revenir chez les Casagrande ? Ce journaliste m’a laissé une très forte impression… Il a un regard qui scrute les choses et les gens… C’est à se demander si  quelque chose peut lui échapper. Ce gaillard est sans cesse aux aguets.  »

    Petrov Moskoravin laisse la porte du bureau grande ouverte. La femme de ménage, Maria Hazacan,  passera plus tard. La femme de l’éboueur va ainsi dans différents lieux de travail, nettoie tel jour les salles de cours à l’Université Technologique, tel autre jour les bureaux dans une banque, et, finalement, additionnant les emplois à temps partiels, cumule l’équivalent d’un poste et demi.

    Petrov et Maria se croisent dans le couloir. Ils se connaissent un peu. Petrov sait que Maria manifeste de l’empathie à l’égard d’Elena, lorsqu’elle subit l’exécrable humeur d’Amanda Cazaladrones. Le musicien connaît aussi l’estime réciproque de Paolo et Pedro. Le sculpteur et l’éboueur ne partagent pas les mêmes goûts, mais cela ne les empêche pas de considérer l’autre avec bienveillance et respect.

    «  Comment allez-vous, Mme Hazacan ?

    - Bien, M. Moskoravin. Votre semaine est donc finie !

    - Eh oui, j’ai cette chance, alors que la vôtre ne l’est pas ! Je vous souhaite bon courage et je vous dis à la semaine prochaine ! Attendez ! Mme Cazaladrones s’est-elle montrée plus tolérante, plus humaine, aujourd’hui, envers Elena ?    

    - Hélas non, M. Moskovarin, pas vraiment. Heureusement que le Président, M. Guiseppe Mascara, sait calmer son personnel. Je crois que même lui parfois en a marre d’Amanda Cazaladrones, mais que peut-il faire contre la femme du Commissaire, je vous le demande ?

    - Pas grand-chose, assurément. J’en suis navré pour Elena. C’est une personne de grande valeur. Se faire piétiner ainsi, quelle honte !

    - Vous avez raison, M. Moskoravin. Excusez-moi, mais il faut que je vous laisse. La serpillière et le balai m’attendent. Ce sont eux, mes chefs !  

    - Encore une fois bon courage, Mme Hazacan. Reposez-vous bien pendant ces deux jours ! »

    Au bout du couloir, près de la porte de sortie, Petrov aperçoit la sihouette obèse de William Quickbuck, le Directeur du supermarché. Entre les deux hommes règne l’antipathie. William Quickbuck subodore que Petrov Moskoravin n’est pas totalement dévoué à la cause commerciale. Le musicien accomplit sa tâche, mais sans zèle ni enthousiasme. Au cours des réunions où sa présence est requise, le traducteur paraît s’ennuyer. Il lui manque la fibre mercantile. Or, cette aptitude, pas plus que n’importe quelle autre, ne peut s’acquérir en échange d’une somme d’argent…

    Pour sa part, s’il lui était permis d’exprimer sa pensée à haute voix, Petrov Moskoravin reprocherait volontiers au patron d’utiliser la musique uniquement comme argument de vente. Des partitions bâclées,  des notes au rabais, des chansonnettes sans rimes ni raison, des flopées de sottises et d’inepties, à l’écoute desquelles se pâment d’aise les cuistres qui confondent tambourinage et musique, paroles et babillage ; c’est la pâtée musicale offerte aux clients… Petrov se garde bien de formuler la moindre attaque contre l’usage dévoyé de son art, mais il souffre de cette situation.

    «  Ah, vous nous quittez, cher M. Moskoravin ! Etes-vous bien à jour dans vos traductions ? Oui ? Parfait ! Je vous dis à lundi ! Profitez de ce temps libre pour bien réfléchir à propos de nos réunions de qualité. Nous devons tous améliorer les capacités de vente du supermarché. Donc, je compte sur vous et vos idées !

    - Au revoir, M. Quickbuck. A lundi ! »

    Petrov Moskoravin tend la main à William Quickbuck, La poigne du gros homme ne manque pas de vigueur. La première fois, cela surprend, car l’on s’attend à frôler une chose flasque et moite. Le regard est aussi ferme que la poignée de main : il fouille, inventorie, pèse et soupèse, calcule. Petrov Moskoravin se sentira toujours mal à l’aise, face à cet éléphant caparaçonné de chiffres.       

    Comme le traducteur et musicien sort du supermarché, il voit venir Lucas et Josefina Obrero. L’homme pousse un chariot, qu’ils vont charger de boites de conserves et victuailles diverses, afin de regarnir le garde-manger, qu’une semaine de fringales sans cesse renaissantes vide toujours trop vite à leur goût. Dans le petit chariot métallique, ils vont aussi empiler détergents et  leessives aux indépassables vertus hygiéniques, mais que Fée Publicité se chargera de détrôner une semaine plus tard, au nom de Sainte Nouveauté. 

    «  Josefina, Lucas, bonsoir ! Alors, le ventre crie famine, comme tous les vendredis ! Je parie qu’après cela, vous allez courir chercher les loupiots à la créche, pas vrai ?

    - On ne peut rien vous cacher, Petrov. Etes-vous content de votre semaine ?

    - Pas trop mécontent, mais encore plus content de voir arriver le congé hebdomadaire ! Comment va mon ami Paolo ?

   - Couci-couça, toujours plus ou moins en bisbille avec Neil Steelband et Ignacio Ganatiempo. C’est une véritable maladie, chez vous les artistes. Jamais en accord avec le milieu professionnel, toujours un peu marginaux, n’est-ce pas ? Dites-moi un peu : à quoi ça vous avance ? Faire des statues ou composer n’a jamais nourri son homme.

    - Lucas, c’est difficile de comprendre ça, lorsque l’on n’y participe pas soi-même. Peut-être le comprendrez-vous mieux si l’un de vos enfants se tourne vers un métier artistique.

    - Ah, j’espère bien que non ! Ça jamais ! Ne me parlez pas de malheur ! Elever des enfants pour qu’ils choisissent des voies professionnelles sans issue !

    - Lucas, arrête donc de discuter avec M. Moskoravin. Allons plutôt faire nos courses ! Dépêche-toi ! Sinon, tu vas nous mettre en retard ! La crèche va fermer dans trois quarts d’heure !

    - Ah, les femmes, elles ne pensent qu’à leurs marmots ! C’est bon, j’arrive Josefina ! Ne t’affole pas ! Allez, au revoir, Petrov ! Et cessez donc de vous monter la tête entre vous contre les humbles travailleurs comme nous !

    - Nous ne nous « montons pas la tête », comme vous semblez le croire. Nous essayons de défendre le droit à la création, que trop de gens jugent encombrant. Allez, bonne fin de semaine et à bientôt, Josefina et Lucas ! »

    Petrov Moskoravin va chercher sa petite voiture. Il marche d’un pas lent, fatigué, lourd. Dans les chaussures de cuir, pourtant assez confortables, les pieds sont douloureux, suants. Il ne les soulève pas mais les traîne. Pouvoir enlever  les godasses, voilà le rêve trivial et charmant qu’il entretient. Sa pensée se concentre sur la plus lointaine partie de son anatomie, les orteils, qu’il se représente ratatinés, souffreteux, rougis, endoloris. Seraient-ils animés d’une volonté propre ? Il les sent pousser contre les parois de cuir, tels des prisonniers essayant de briser les barreaux de la cellule. L’image des dix orteils s’agite dans sa cervelle. Ce ne sont plus des orteils, mais dix diablotins, qui se rebellent contre le propriétaire, contre le trop lointain cerveau, contre les usages qui veulent que nous couvrions nos pieds. Sur ses épaules, sa tête pèse comme une enclume de fonte.

Puis vient le désir de se débarrasser de toute la défroque sociale, de se dénuder entièrement, de jeter pêle-mêle les habits sur le fauteuil ou le lit, dès que possible…

    A la cadence débridée de la maman soucieuse de récupérer au plus vite sa progéniture, le chariot s’est empli. La file d’attente est, malignement, toujours trop longue. Josefina s’impatiente, peste contre la lenteur supposée de la caissière, tandis que Lucas s’efforce de calmer les ardeurs maternelles et vindicatives de son épouse.

    « Enfin ! Pas trop tôt ! J’ai cru que nous allions y passer la nuit !

    - Tu exagères ! La pauvre caissière fait de son mieux ! Tous les clients ont des chariots bourrés de marchandises. Comment veux-tu qu’elle aille plus vite ?  

    - Maintenant, active la manœuvre, que nous ne soyons pas en retard !

    - Calme-toi, nom d’une pipe ! S’il nous arrive un accident, nous serons bien avancés ! »

    Le couple Obrero, cahotant sur les bosses de ses contradictions, parvient à la créche sans collision.

    La directrice, Pilar Escudo, épouse du patron de l’usine d’armements, est assise dans la grande cabine, vitrée du côté du couloir, poste depuis lequel la vigilante puéricultrice peut surveiller toutes les venues, puis les allées. La quadragénaire n’a pas jugé bon de s’armer jusqu’au chignon, pour défendre la sécurité de la crèche et des nourrissons. Les parents ne doivent en aucun cas s’inquitéer : rien n’échappe au regard de Pilar Escudo. Jamais un voleur d’enfants ne s’introduira dans le havre de la très jeune enfance.

    «  Bonsoir, M et Mme Obrero ! Mais non, il n’y pas de problème, voyons ! La crèche ferme dans un quart d’heure et nous n’avons jamais laissé un bébé sur le trottoir, que je sache ! Ce n’est pas le genre de la maison !

    - Ah, Mme Escudo, avec vous comme directrice, c’est les yeux fermés que nous vous confions nos enfants, pas vrai Lucas ?

    - Bien sûr ! Qui s’est occupé d’eux, aujourd’hui ?

    - Carla Curatodo. Approchez-vous de la barrière ! Elle va vous passer les précieux paquets par-dessus ! »

    Les parents s’avancent jusqu’à la petite barrière, que nul n’est autorisé à franchir sans autorisation expresse de Pilar Escudo, ou de l’une des aides- puéricultrices. Carla Curatodo les a vus, les bambins aussi. La fille et le garçon, des jumeaux, accourent les bras tendus vers le couple.

    «  Juanito, Mercedes, dans nos bras ! »

    Effusions des retrouvailles, comme s’ils s’étaient séparés depuis des semaines. La poule glousse de plaisir, les poussins pépient, le coq garde son « cocorico » pour le lever matinal.

    Carla Curatodo approuve de son regard bleu, qui ruisselle en vagues douces de dessous la masse de ses boucles brunes, le tableau de la réunion familiale et vespérale. Agée de seulement vingt-cinq ans, elle se flatte de posséder le mari le plus savant de la ville, puisqu’il ne s’agit pas moins que du célèbre Dr Arturo Curatodo, duquel Dolores Valle y Monte chante les merveilles thérapeutiques, mais qui malheureusement est submergé de tâches administratives pour pouvoir exercer pleinement le métier de médecin. Arturo s’estime un quadragénaire comblé, avec une si belle et jeune épouse, que tous s’accordent pour qualifier comme « appétissante ».

    «  La journée s’est-elle bien passée, Mme Curatodo ? Ont-ils bien joué, bien mangé ?

    - Comme d’habitude ! Ils ont très bon appétit et ils participent à tous les jeux que nous leur proposons. Vous avez des enfants pleins de vitalité. Ensuite, ils forment un tandem de choc. Au revoir, les enfants ! »

    Avant de remettre les jumeaux à Lucas et Josefina, Carla Curatodo les a embrassés légèrement sur chaque joue. De son poste, Pilar Escudo surveille tout sans dire un mot. Carla fait mine de ne pas s’en rendre compte, mais cela l’irrite. La directrice ne sait pas vraiment faire confiance à son personnel. Cela crée des tensions entre elle et l’équipe de puricultrices. Lorsqu’elles rentrent chez elle, chacune des deux femmes se plaint à son mari du comportement de l’autre, Carla Curatodo de la surveillance tatillonne de la directrice, et Pilar Escudo de l’attitude de défi de l’aide- puéricultrice. Arturo Curatodo et Hector Escudo se connaissent et s’estiment, en dépit des objectifs opposés de leurs professions. Aussi tentent-ils de calmer le bellicisme de leurs épouses, mais sans obtenir des résultats notables.

    «  Nos femmes sont adorables au foyer, mais sur le lieu de travail, elles deviennent intrataibles. Comment expliquez-vous ça, M. Escudo ?

    - Je l’ignore… Ce n’est pourtant pas moi qui attise les passions belliqueuses ! »

    Ravi d’avoir osé répéter pour la centième fois la détestable plaisanterie, qui ne l’innocente pas des carnages qu’il favorise, Hector Escudo se laisse secouer par sa propre hilarité. Le Docteur Arturo Curatodo le regarde avec patience. Il attend que l’accès s’achève par une quinte de toux, pour recommander au directeur de l’usine d’armements de prendre le sirop « Gorge lisse », afin de pouvoir encore le lendemain communiquer ses ordres mortifères.