17/03/2012
La réserve
La réserve
Je rencontrai ce « personnage » dans un bar.
Il n'était constitué que d'os et de nerfs. Ses cheveux avaient déserté son crâne, trop aride.
Un bec crochu remplaçait son nez et des serres ses doigts. Sa voix tranchante vous écorchait le tympan.
Il me révéla :
« Par profession, directeur d'école, j'avoue la taxidermie pour passion. Seriez-vous intéressé. Monsieur, de voir ma collection ? »
Intéressé, je l’étais médiocrement. Je n'acceptai que par courtoisie.
Devant sa porte, il me dévoila:
« Peut-être ma collection vous paraîtra-t- elle insolite. Mais j'ai détecté en vous un libre esprit, et je ne crois pas que vous en serez choqué. »
Nous entrâmes, et je réprimai un sursaut, à la vue d'un enfant figé, au regard fixe et vide, debout sur une console dans le vestibule. De fines tiges de fer le soutenaient.
« Voyez-vous, Monsieur, j'empaille les enfants. Admirez ce petit blond aux yeux verts ! Et cette brunette aux yeux bleus ! Au-dessus de dix ans, je refuse les candidats. Notez bien qu'ils ne souffrent pas. J'emploie un poison euphorisant. Ils croient s'endormir. Quelle chance pour eux ! Jamais ils ne connaîtront les affres de la vieillesse, la décrépitude, la sénilité, le gâtisme, la démence ! Un sourire de jouvence agrémentera pour toujours leurs traits, épanouis comme des corolles printanières.
Hélas, l'hypocrisie dominante stigmatise encore cet inoffensif passe-temps... Néanmoins, chacun le pratique, peu ou prou, en catimini. Il faudra que quelques innocents collectionneurs soient martyrisés pour soulager la conscience puante de nos contemporains. Plus tard, on les réhabilitera ; à leur mémoire, on édifiera un monument, devant lequel les sommités débiteront des discours pleurnichards et conventionnels.
Pourtant, Monsieur, nous rendons des services à la société. Aux parents qui me vendent leurs enfants, j'épargne les inconvénients et les déconvenues de l'élevage ; et surtout, je conserve les exemplaires les plus représentatifs d'une espèce en voie de disparition. »
Ma physionomie ne traduisait pas la satisfaction. Le taxidermiste s'en rendit compte et me demanda :
« - Mais, Monsieur, quelle est votre passion ?
- La vie, Monsieur, la vie… »
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La conciliation
La conciliation
A gauche, il chaussait du 33 et a droite, du 47.
Cette dissymétrie lui coûtait beaucoup ; par exemple, pour obtenir une paire de chaussures, il devait en acheter deux.
Mais le plus insoluble de ses problèmes consistait en ceci : son pied droit avançait plus vite que le gauche, entraînant avec lui la jambe, la hanche, la moitié du buste, l'épaule, la moitié du visage.
Ainsi, sa partie droite formait avec la gauche un angle droit, ce qui 1ui conférait l'aspect, physique et moral, d'un homme perpendiculaire à lui-même.
Son côté droit, plus fort et plus doué, remorquait, sans lui permettre de discuter de la direction à choisir, le gauche qui s'essoufflait, renâclait et se décourageait.
Un observateur zélé eût pu déceler, après des années de tiraillements, les symptômes du divorce; un conjoint accusait l'autre de se précipiter sans cesse, tandis que celui-ci reprochait à celui-là de croupir dans sa lenteur.
Un jour d'extrême lassitude, pour la première fois d'accord, ils convinrent d'aller chacun de leur côté.
Néanmoins, ses amis, qui selon leurs préférences, avaient choisi de fréquenter l'une ou l'autre de ses moitiés, s'accordaient sur un point : séparées, elles avaient perdu le goût de vivre.
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16/03/2012
La mission
LA MISSION (Extrait de Au crux du Styx)
Après d’impitoyables procédures de sélection et de formation, David fut intronisé pilote de chasse. Nous transcrivons ici un extrait du discours que prononça le Ministre de la Défense, en exercice à cette époque :
« Vous allez appartenir à un corps d’élite. La Nation place en vous une confiance absolue, car vous serez ses sentinelles aériennes, ses oiseaux de mort et de feu. Jour et nuit, vous veillerez sur son travail méritant, son sommeil mérité. Si l’Ennemi vous y contraint, vous le combattrez, afin de garantir à la population civile la sécurité sans laquelle nul ne pourrait vivre ni travailler normalement. »
Avec sept autres camarades, le novice fut plus particulièrement chargé de surveiller les Territoires de l’Est, les plus menacés, selon la presse, par un éventuel envahisseur. La tâche fut ainsi répartie entre les huit aviateurs : l’Etat-major les divisa en deux patrouilles, qui alterneraient pour assurer l’intégrité territoriale, tant diurne que nocturne. De ce fait, chacun volerait une semaine la nuit, et l’autre le jour. Pendant les premiers mois de cette mission, jamais la silhouette d’un avion ennemi ne vint troubler la routine de ces inspections, lesquelles risquaient de devenir monotonie.
David s’était emparé des commandes de son Faucon au début du mois de novembre et ne connut, durant cette période souffreteuse, que la platitude désespérante de la grisaille. Il lui fallait se frayer un chemin entre les amas des nuages et les zébrures brisées des éclairs. Il pouvait donc sembler que, pour toujours, l’hiver avait imposé son empire, un règne blême et sans relief, la dictature veule d’une humidité blafarde et molle. Seul parfois un astre timide et ratatiné dessinait un petit cercle pâle dans le ciel, loin, très loin, hors de portée du plus intrépide des hommes.
David était considéré comme étrange par ses pairs, dont il ne partageait pas les goûts. Par exemple, il jouait rarement aux cartes. On le voyait encore plus rarement au bar. Aux interminables libations, dans ses moments de loisir, l’original préférait lire et animer sa solitude de visions ensoleillées, car ses lectures étaient consacrées au pourtour méditerranéen, et plus particulièrement à la Grèce.
La pâture livresque de l’helléniste ne manquait pas d’éclectisme : romans, nouvelles, récits de voyages, traités d’histoire, guides touristiques, mais aussi œuvres philosophiques, tragédies, sans oublier l’Iliade et l’Odyssée, enfin, pour couronner le tout, une encyclopédie de la mythologie.
Plus le solitaire lisait, et plus il se convainquait qu’il lui faudrait aller vivre là-bas, dans le pays qui fut la source de tant de sciences. Il semblait à David qu’il ne pourrait rencontrer sa vérité, l’accomplissement de son destin, que là-bas, dans la patrie des mythes. Les légendes des héros le passionnaient plus que tout, parce qu’il s’agissait d’êtres monstrueux, situés à mi-chemin entre le divin et l’humain ; et, parmi les héroïques monstres, Icare et Prométhée le fascinaient, par l’audace de leurs exploits et l’horreur du châtiment qu’ils avaient subi.
Parfois, l’apprenti philosophe se demandait si, dans notre monde technologique, pouvaient encore exister des gens capables de conquérir l’impossible, ou du moins de s’y efforcer avec vigueur et conviction ; si l’on pouvait rencontrer des héros à l’esprit follement aventureux, qui n’hésiteraient pas soit à s’envoler, soit à plonger –haletants, assoiffés, glacés, brûlés, éblouis, certains de réussir l’instant d’un bond, trompés qu’ils seraient par cette féroce et mutilante illusion : devenir des surhommes.
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