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17/04/2012

De la malvoyance à l'écriture

De la malvoyance à l’écriture

 

    Le mot « handicapé » sert souvent, de nos jours, à désigner les personnes en fauteuils roulants. Ce faisant, on oublie tous les autres : aveugles, sourds ou débiles mentaux…

    Je suis né amblyope, autrement dit « malvoyant », terme qui m’horripile, parce qu’il contient le mot « mal » ; évidence première : le mal est le contraire du bien. comme si « aveugle » était une injure.

    Je puis dire, sans exagération, que j’ai passé mon enfance et ma jeunesse sous le signe d’une double malédiction. L’handicap, je l’héritais d’une arrière-grand-mère, qui passa les dernières années de sa vie au fond de la plus totale obscurité. Dans toute la famille, je fus le seul à bénéficier de  ce privilège.

    Le souvenir de la bisaïeule était maintes fois évoqué, avec pour sinistre corrélation que je n’étais pas, de ce point de vue, différent de la vieille dame. Autrement dit, le temps avait galopé contre moi puisque dès la naissance, j’étais affligé d’une vue de vieillard.

    Afin d’empirer les choses, les adultes ajoutaient :

    - Ah, elle n’a vraiment pas eu de chance ! Finir comme elle a fini... La pauvre, ce cancer généralisé l’a terriblement fait souffrir. Un vrai martyr… 

    La famille se plaisait aussi à décrire le cancer comme « une pieuvre qui vous ronge de l’intérieur ; quand ça commence, rien ne l’arrête. »

    Voici l’imagerie, fantastique et terrifiante, qui se forma et se déroula dans l’esprit du garçonnet : la vieille dame n’avait pas vu venir la pieuvre, qui n’avait éprouvé aucune difficulté à s’introduire en elle. Puisque je voyais extrêmement mal, je deviendrais aveugle et, à mon tour, idéale proie de la pieuvre, je succomberais au cancer, puisque cette monstruosité succédait fatalement à la cécité.

       De l’enfance, si l’on en croit la psychanalyse, tout suppure ou jaillit. Pour moi, la nuit de la non voyance préludait à celle du tombeau.

    Je ne veux pas dire que les adultes voulurent m’inculquer ces angoisses, mais leur calamiteuse manière de parler du passé frappa très fortement sa sensibilité ; je n’aurais pu formuler clairement ce qui me tourmentait, mais l’obscure pieuvre me hantait.

    A mon avis, la question essentielle se pose en ces termes : comment percevais-je le monde et quelles furent les conséquences de cette perception ?

    De façon évidente, pour nous, déficients visuels, le monde n’offre que brouillard. Le réel manque de réalité.

    De cette brume surgissent les choses et les êtres, soudainement, sans autre avertissement que les sons, les odeurs et parfois les couleurs. Au mieux,  n’apparaissent, sur une ligne  d’horizon mal définie, que des silhouettes fantomatiques. Le monde se résume aux seuls mots de menace et de péril.

    Aussi les chocs sont-ils inévitables et nombreux. Souvent, à l’école ou après la classe, des jambes invisibles mais très matérielles se tendent au travers du passage. Un poing issu du néant s’écrase entre les deux yeux et brise les lunettes, laissant la victime désemparée, à la merci d’une bonne âme qui voudra bien le conduire.

    Pour tout aggraver, l’épaisseur des verres, qui rend le regard inexpressif, assure au binoclard une réputation de stupidité. Sa maladresse aux jeux de ballon renforce l’opinion des autres gamins : celui-là est un étranger, qui ne mérite pas d’être fréquenté.

     L’amblyope est assis « le cul entre deux chaises » : ni voyant, ni aveugle, il n’appartient pas à une catégorie connue. D’emblée, son absence de statut le classe hors-jeu. Il vit en solitude. 

    Si maintenant l’on examine les choses d’une manière plus positive, l’école permet surtout la découverte da la lecture, plaisir préféré de l’amblyope, puisqu’il peut se pratiquer en vision rapprochée. Lecture, en premier lieu, rime avec ouverture et aventure.

     Le livre nous rapproche des hommes et des femmes les plus divers ; le livre nous transporte à travers l’Histoire et l’univers ; le livre nous découvre les traditions et les révolutions ; le livre instaure des dialogues silencieux, mais fructueux, avec les écrivains de toujours et de partout. Potentiellement, il est la clef de toutes les portes et le passeport, sans limite de validité, pour toutes les frontières.

    Les mondes imaginaires se trouvent à la portée de « Quatre Yeux ». Il suffit, pour les pénétrer, de se laisser captiver par les images et les mots. Ainsi s’échappera-t-il de cette réalité organisée par et pour les « bien voyants ».

     Le risque de la lecture, considérée comme un refuge, est celui d’une fuite infinie, donc de l’égarement aux bornes du réel et de l’imaginaire. Ce danger s’accentuera au cours de l’adolescence, lorsque les limites se brouilleront. Le rêve en crue déborde et inonde la réalité. La veille n’est plus alors parfois que le prolongement du sommeil.

     Très tôt, l’amblyope sait qu’il sera incapable de…  Enumérer ses inaptitudes serait interminable et fastidieux. Au milieu de personnes indifférentes ou compatissants, ou même hostiles, mais qui s’accordent pour penser que celui-là ne pourra pas, très forte est la tentation de repliement sur soi.

    Dès l’enfance, je connus l’étroitesse de mon champ d’investigation. Le concret demeurait hors de ma portée. Il ne me resta plus qu’à m’inventer l’univers intérieur, duquel je me sacrai le monarque. Je me plus à fabriquer des personnages et  concocter des situations invraisemblables. De mes premières histoires, le plus souvent, je me rêvais le héros.

    Le monde imaginaire facilita ma revanche symbolique sur la réalité. L’on pourrait m’objecter que je me contentais de la victoire des impuissants. Peut-être cela est-il vrai, jusqu’au jour où la parole, fixée sous la forme écrite, devient acte, dès que je la donne à lire et la soumet aux jugements d’autrui. D’où possibilité de dialogues et d’évasion du cachot nommé « solitude ».  

    Ces histoires que d’abord j’avais cru inénarrables, face à un minuscule public, ses sœurs et ses cousins, parfois des camarades soigneusement choisis, je ne réussis pas à les retenir en moi-même. Cela s’échappa de moi ; les autres, les valides m’écoutaient.

    Pour mon tout premier essai de rédaction, à l’école primaire, l’instituteur me félicita ; il alla même jusqu’à me déclarer :

    - Toi, quand tu seras grand, tu deviendras écrivain.

    J’admirais profondément M. Blin, qui m’avait réconcilié avec l’école, après une très douloureuse expérience. Il m’avait rendu ma dignité. Il ne pouvait que dire vrai. Je n’avais qu’un désir : agir de sorte qu’il eût raison. Puisqu’il me prédisait un avenir d’écrivain, je consacrerais mes forces à réaliser sa prédiction.

     Le langage, ce territoire commun aux hommes, sur lequel ils se rencontrent et s’affrontent, l’apprenti des mots voulait le conquérir. Encore aujourd’hui, à chaque fois que j’ouvre le dictionnaire, je suis tristement convaincu de mon ignorance.

 

 

 

 

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