02/03/2021
4 L'inconnue
4 L’inconnue
« La jeune dame en face de laquelle je m’étais assis m’a paru, dès le premier regard, fort différente des autres femmes de Santa Soledad. D’abord, elle était beaucoup plus grande que ne le sont la plupart des autres habitantes, qui ne doivent pas mesurer, en moyenne, plus d’un mètre soixante. Avec mes deux mètres, je passe pour un géant quasiment partout, mais j’imaginai facilement que, si ce vis-à-vis féminin s’était dressé, même à côté de moi, n’aurait pas semblé minuscule. Néanmoins, cette seule particularité n’eût pas suffi à me la rendre intéressante.
Les hommes et les femmes d’ici ont très souvent une allure affairée, comme s’ils couraient sans cesse d’une tâche à l’autre, ce qui je présume est réellement le cas. L’agitation ne semble pas les gêner. Je dirais que ce rapide mouvement de leur existence constitue leur milieu naturel, comme l’est l’eau pour les poissons. Ils nagent dans le foisonnement d’activités avec un bonheur candide.
A tout cela, hommes et femmes mettent une sérieuse application, mais les femmes savent aussi rire plus facilement que les hommes, à propos de choses apparemment dépourvues de toute drôlerie. C’est du moins ce que j’ai remarqué, dans mes relations intermittentes avec des vendeuses ou des serveuses, des commerçantes ou de simples passantes à qui je demande mon chemin, mais aussi en écoutant les conversations qu’elles tiennent entre elles à voix haute, dans les lieux publics, sans se gêner, comme s’il n’y avait pas de témoins.
Il est à parier que l’inconnue, comme tant d’autres, se rendait sur son lieu de travail. Personne ne lui parlait, alors que toutes les autres voyageuses bavardaient à deux, trois ou même quatre. Elles parlaient assez fort, s’esclaffaient, se moquaient plus ou moins ouvertement des hommes en général, de leurs chefs ou de leurs époux en particulier, avec dans les yeux le contentement et le pétillement que donne la douce complicité. La solitude de l’inconnue m’attira. Si, chaque matin, elle prend cet autobus à la même heure, comment expliquer son isolement, ce fier silence ? Il me parut que ses lèvres dessinaient une moue méprisante, lorsque des gloussements nous parvenaient d’un autre siège. Je la vis même hausser les épaules, à l’occasion de propos particulièrement sots.
Bizarrement, elle fermait les yeux. Etait-elle déjà lasse ou fatiguée ? Son visage aux traits d’une exquise finesse formait comme un masque digne d’orner les statues antiques. En d’autres termes, elle me sembla presque trop parfaite pour se trouver là, au milieu de cet aréopage rieur et babillard. Elle finit par ouvrir les yeux, pourtant, peut-être parce qu’elle se sentit observée. Je fus un peu gêné d’être découvert.
Son regard aussi différait de celui des autres habitantes. C’était la première fois que je voyais de la tristesse obscurcir des yeux, dans cette ville où tout semble concourir à l’action, mais interdit la contemplation. Pourtant, la tristesse n’est-elle pas l’un des sentiments les plus communs sur le globe terrestre ? Par-delà cette pure mélancolie, j’entrevis la profondeur vertigineuse d’une personnalité certainement originale, chose que je n’avais pas encore vue depuis mon arrivée à Santa Soledad. Les gens d’ici s’empressent, se hâtent et s’affairent tant, que je ne lis rien dans leurs yeux, que la suite fluctuante de leurs occupations et préoccupations. En d’autres termes, l’étrange personne me parut étrangère à la ville, c’est-à-dire très éloignée de la façon d’exister, dominante ici.
J’aurais voulu l’aborder, sans autre intention que de vérifier, par un questionnement latéral, l’exactitude de mes suppositions. Je m’étonnai de mon propre mutisme, moi qui d’habitude ne souffre d’aucune timidité en présence des femmes, comme si la solitude presque hautaine de cette beauté aux cheveux très longs, d’un noir très luisant, si plein de reflets, que le regard s’y noie comme dans le puits, m’imposait le silence et me tenait à distance.
Je tentai de lui sourire, sans m’attendre à autre chose qu’un regard de froide désapprobation, mais elle me sourit en retour. Ses yeux couleur noisette me considérèrent avec sympathie, puis elle détourna la tête, comme pour examiner le décor, d’elle pourtant certainement si connu. Je la voyais maintenant de trois quart. Son regard fut tantôt tendre et rêveur, tantôt suavement moqueur. Elle ouvrit son châle, achevant de découvrir l’étoffe imprimée de fleurs et d’oiseaux de sa robe fuchsia. J’avais déjà favorablement apprécié la rondeur du mollet, la finesse de la cheville et la délicatesse du pied. Cet examen ne parut ni l’importuner, ni lui plaire.
Comme prévu, je descendis à l’arrêt de la bibliothèque, tandis que la silencieuse personne à la chevelure nocturne poursuivait sa route dans le bus numéro 13. »
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