11/03/2021
5 L'appel
5 L’appel
Mme Aurora Carabiniero quitta le bureau de Monsieur le Maire, et laissa derrière elle la trace doucement capiteuse et parfumée de son passage. L’élu local aimait respirer ce sillage, sans qu’il essayât de définir la nature exacte du plaisir éprouvé. De sa secrétaire, il ne pensait que du bien, d’abord sur le plan professionnel, puis en tant qu’homme qui juge hautement une femme. La conduite maritale de Mme Carabiniero ne permettait aucune de ces médisances, qui souvent courent de bouche à oreille. Quant au Maire, il prisait au plus haut point la fidélité conjugale. Il opinait qu’un homme responsable et respectable doit être suffisamment fatigué par sa journée de travail, ses enfants et l’hommage rendu à l’épouse, donc ne devrait pas éprouver le besoin d’éparpiller sa semence aux quatre vents. Si parfois il complimentait la secrétaire à propos de sa coiffure ou de sa robe, c’était un peu par galanterie, mais principalement pour lui signifier qu’il remarquait ses efforts de bonne présentation professionnelle. La flatteuse et sincère appréciation exalte la vanité, laquelle à son tour accroît l’ardeur à la tâche.
La revue « Planeta » était restée ouverte sur la table, à la page de l’article dont les termes et la teneur déplaisaient à Monsieur le Maire. Le front se plissait de manière désapprobatrice. A l’aide d’un stylographe serré dans la main droite, il tambourinait sur la table, geste qui chez lui signalait un mélange d’irritation et de perplexité. Valle y Monte interrompit le tambourinage, et se mit à souligner d’un trait noir les passages qui l’incommodaient le plus. Lorsqu’il eut fini ce balisage dénonciateur, il soupira profondément, puis se leva et se dirigea vers l’une des grandes baies vitrées donnant sur la Plaza de la Mayoria, que traverse l’avenue principale.
Longue de neuf kilomètres, la Avenida de la Conquista court d’Est en Ouest, à travers Santa Soledad. Bordée d’arbres poussiéreux et fleurant la flatulence des pots d’échappement, plumets maladifs aux essences incertaines, résultats de maniplations génétiques, cette percée s’intitule « de la Conquista » en souvenir de la victoire des envahisseurs sur les légitimes occupants des lieux. Le long de l’artère, qui draîne le sang nourricier de la ville, s’alignent banques et commerces de toutes sortes. L’avenue coupe trois places en deux parties égales, sur lesquelles débouchent les trois boulevards, qui descendent du Nord vers le Sud, rencontrent et fécondent leur grande sœur, l’avenue, avec une incestueuse efficacité, en grossissant au cours des heures diurnes le flot multiforme de l’incessant trafic, toujours empressé même et surtout en cas d’embouteillage. Les affaires sont les affaires, le temps c’est de l’argent, ou du pétrole, ou de l’or, la valeur suprême qui fait courir les hommes en tous lieux, à toutes les époques.
Lorsque la nuit, sur la « Ciudad » suante, essoufflée, menacée d’infarctus ou d’apoplexie, dépose son couvercle de ténèbres, tout s’apaise. La ville s’abandonne à une léthargie apparemment,
mais faussement totale. Ici comme partout, lorsque les honnêtes gens dorment, le crime sévit. Sous des oripeaux différents, l’or continue de régner. C’est contre ce mal éternel que vaillamment lutte Augusto Valle y Monte, assisté en cela par Monsieur le Commissaire Luciano Cazaladrones, ses madrés inspecteurs et les sévères hommes de robe.
Dans Santa Soledad, c’est la Plaza de la Mayoria qui joue le rôle de cœur et imprime aux jours le rythme hâtif des systoles et diastoles commerciales et industrielles. Les firmes et les banques les plus importantes y ont installé leur siège.
La plaza de la Mayoria présente la forme du rectangle. Sur le côté situé à l’Est se dresse l’Hôtel de Ville, tandis qu’à l’Ouest, la Chambre du Commerce voisine avec le Palais de Justice. Le Commissariat de Police est derrière le Palais de Justice, comme caché par celui-ci, dans une rue adjacente. Selon certaines rumeurs, des couloirs discrets mèneraient de l’un à l’autre, permettant de cette façon de traiter plus rapidement le cas des criminels et délinquants pris la griffe sur le sac à mains.
Au centre de la Plaza, un parvis circulaire couvert de dalles grises permet aux fidèles, après les offices à la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos, de s’égailler sans danger, car, bizarrement, l’édifice religieux forme un îlot de fixité minérale, au milieu du vortex des véhicules.
Augusto Valle y Monte regarda la cathédrale, en admira une fois de plus le style baroque, jugé par certains esthètes sans grâce et surchargé, mais selon le notable, ces reproches étaient absurdes. Reprocherait-on, par exemple, à l’architecture de la Renaissance d’être la synthèse de la finesse et de l’élégance aérienne ?
« Notre cathédrale baroque offre aux regards de ceux qui savent voir sans préjugés la généreuse profusion des motifs décoratifs les plus variés. Qui se plaindra d’assister au spectacle de l’abondance ? »
L’autobus n°13 passa sur la place. Le Maire le vit, c’est-à-dire que ses yeux enregistrèrent le mouvement, mais sa conscience négligea le fait, trop quotidien pour mériter l’attention du premier magistrat de la ville. La religiosité de Monsieur le Maire était, même si plus formelle que profonde, sincère et constante. Il est de ces choses qui jamais ne doivent être contestées, par exemple l’existence de Dieu, le Père doué d’ubiquité, omniscient, tout-puissant et miséricordieux. Pour que la société vive et perdure, il lui faut d’indiscutables fondements moraux. La religion forme ce socle, à la solidité garantie par le céleste assureur suprême. Diable et Dieu, voilà des entités très commodes, qui départagent le Mal du Bien, les bons des mauvais, les paresseux des travailleurs.
Augusto Valle y Monte sourit à la cathédrale, comme s’il était en présence d’une vieille amie, toujours fréquentée avec le même plaisir, calme et sans surprises. Son regard se porta sur la girouette, à la forme inhabituelle, car, au lieu de figurer le coq, volatile domestique, matutinal et rassurant même si bruyant, elle assumait l’apparence d’un aigle aux ailes repliées. Dans le bec du rapace était serré un long serpent qui se tortillait, dans les affres d’une agonie sans fin.
« Quelle girouette bizarre, murmura-t-il, comme s’il la voyait pour la première fois. Je ne sais pourquoi, cela me surprendra toujours, bien que je l’aie vue des milliers de fois… »
La vue de l’aigle d’acier tenant le reptile captif, au faîte de l’édifice chrétien, pouvait faire couler dans le dos du touriste un frisson de malaise. Monsieur le Maire n’était pas aussi impressionnable, et même s’il l’avait été, la girouette n’était que l’un des éléments du décor citadin et journalier. Malgré l’usure causée par l’habitude, elle ne laissait pas de l’intriguer encore parfois. L’aigle immobile et pourtant vivant lui paraissait toujours être une anomalie, qu’il fallait tolérer puisque Monseigneur Angel Pesar de la Cruz lui-même n’y voyait pas malice.
« Santa Soledad est la seule ville au monde à pouvoir se flatter de posséder une telle girouette, si fortement originale, s’enorgueillit le Maire. Qu’elle me plaise ou non est accessoire. Sa présence incongrue enrichit le patrimoine historique de la ville. Voilà l’essentiel. »
Augusto Valle y Monte sortit de sa contemplation architecturale, religieuse et décorative, tourna le dos à la haute et large fenêtre encadrée de rideaux de velours bleu pâle, se rassit, décrocha le combiné du téléphone, et appuya sur l’une des touches, qui le relierait directement à l’un de ses correspondants habituels.
Sur le bureau de Monsieur le Commissaire de Police, le téléphone sonna d’une manière particulièrement énergique. Luciano Cazaladrones se flattait de deviner qui l’appelait, avant même d’avoir décroché le combiné. Il prétendait que l’appareil sonnait de façon câline, si c’était son épouse, Amanda, qui l’appelait ; la sonnerie lui caressait alors les tympans, comme l’aurait fait l’aveu réitéré d’une indéfectible passion amoureuse. Un appel en provenance de Monsieur le Maire n’avait pas cette douceur féminine, mais une force impérieuse et courtoise.
Luciano Cazladrones était un petit homme vigoureux et trapu, à la fine moustache et aux cheveux gris, au front assez ridé, aux yeux noirs très perçants, pour tout voir mais ne rien laisser paraître aux suspects, aux vastes oreilles décollées, pour tout entendre… Le cendrier en forme de grand coquillage, plein à déborder de mégots refroidis, témoignait, avec la pugnacité de ses relents mortifères, contre le vice, la manie ou la maladie, selon le substantif que l’on voudra lui appliquer, qui ravageait les journées et parfois les nuitées de Luciano Cazaladrones. Ce tabagisme impénitent souciait sa femme, Amanda, qui craignait fort que son policier de mari n’abrègeât son existence par l’abus des petits cylindres bourrés de feuilles séchées.
« Oui, Monsieur le Maire, c’est moi, Luciano Cazaladrones, pour vous servir. Que puis-je faire pour vous ? Ah, oui, cet article paru dans la revue « Planeta ». En effet, comme vous je l’ai lu, et comme vous je suis navré que l’on ose imprimer une telle détraction de notre cité. Non, je ne connais pas ce Mark Mywords. Je présume qu’il est ici en situation régulière, car, sinon, j’aurais vu passer la fiche signalétique. Personne ne m’a parlé d’un suspect répondant à ce nom. Si ses papiers sont en règle, s’il a un casier judiciaire vierge, nous ne pourrons rien faire contre lui, en tout cas pas l’expulser. Tout de même, je vais diligenter une enquête à son sujet. Felipe Carabiniero saura mener ça de main de maître. »
Le soir de ce même jour, Augusto Valle y Monte ne put cacher le déplaisir que lui avait procuré la lecture de l’article. Il en était encore si touché que le triple menton tremblotait d’indignation. Toute la masse graisseuse de Monsieur le Maire se soulevait, ondulait, se boursouflait, sous le vent du noble courroux municipal. Cela lui conférait une monstrueuse beauté, que Dolores admirait autant qu’elle en redoutait les néfastes effets pour la santé de l’époux.
« Te rends-tu compte, Dolores, quelles horreurs cet auteur étranger se permet de publier sur notre bonne ville ? Cela ne frise-t-il pas la calomnie, voire la diffamation ? Pour qui se prend-il ? Le Juge Suprême ? Heureusement que nous avons une police vigilante. Luciano Cazaladrones m’a dit qu’il va lancer Felipe Carabiniero sur la piste de ce plumitif. Si ce Mark Mywords commet la moindre incartade, il l’interpelle et nous le faisons rapatrier. Nous n’allons tout de même pas nous laisser insulter !
- Allons, calme-toi, Augusto ! La colère n’est bonne pour personne, et encore moins pour toi, l’objurgua son infirmière d’épouse. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Qui lira cet article ? Des intellectuels, tous coupés des réalités. Que nous importe leur opinion ? Avec l’aide des autres notables, tu gères bien Santa Soledad. N’est-ce pas le principal ? Arrête donc de t’énerver. Je parierais que ta tension artérielle est en train de monter dangereusement. Méfie-toi. Aujourd’hui, l’ambulance nous a encore amené un malade frappé de congestion cérébrale. Ce genre d’attaque laisse toujours des séquelles. Arturo Curatodo me l’a encore dit ce matin. Même s’il ne soigne plus, il continue de s’intéresser à la médecine. Il se tient au courant des progrès accomplis. C’est un excellent directeur. Je m’entends bien avec lui. Par contre, j’ai encore eu un différend avec faciles avec Eleonora Mascara. Comme d’habitude, j’ai dû me plier. Quel mauvais caractère elle a ! Il faut que les toubibs aient toujours le dernier mot. Son mari ne doit pas rire tous les jours. C’est à se demander qui porte la culotte dans ce ménage. Augusto, sois gentil, fais-moi plaisir et reprends un verre d’eau minérale. Pense à l’avenir de nos enfants, mon chéri ! Changeons de sujet. Figure-toi que Monseigneur est venu rendre une visite de charité, à l’hôpital. Il m’a parlé avec l’exquise courtoisie qui nous séduit tous. Angel Pesar de la Cruz est vraiment le meilleur archevêque possible pour Santa Soledad. Par contre, je n’aime pas beaucoup son secrétaire. Je ne sais pas pourquoi, mais il me met mal à l’aise. Pourtant, il est très correct et poli, mais sa tête ne me plaît pas… Allons, ce que je dis là n’est pas chrétien ! N’en tenez pas compte, mes enfants !»
Les six enfants, âgés de dix à dix-huit ans, trois pour chaque sexe, étaient tous assis autour de la table. Ils regardaient le père avec une inquiétude certaine. La parole thérapeutique de Dolores, infirmière chef à l’hôpital, faisait autorité dans le foyer. L’épouse du Maire portait sans complexe une cinquantaine épanouie par la joie d’avoir conçu les six beaux fruits féminins et masculins, qui ne perdaient pas une syllabe du dialogue parental. Dolores était une petite femme pétulante, énergique, assez primesautière, pleine de charme. Elle et son mari s’adoraient, comme peuvent s’adorer des êtres humains, c’est-à-dire grâce à la symbiose de la chair et de l’esprit qui caractérise le bonheur des gens équilibrés.
Obéissant avec joyeuse reconnaissance, Augusto Valle y Monte reprit un verre d’eau minérale. Ravi d’abandonner sa défroque de premier magistrat de la cité, l’époux sirota suavement l’eau lustrale de la ferveur maritale.
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