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03/06/2021

15 Le musée de la Nature

 

15 Le musée de la Nature

   

 

   

    « Au centre de Santa Soledad, j’ai cherché un lieu de promenade, afin de me détendre au cours de la journée. Les sous-sols de la bibliothèque anti-littéraire causeraient, à longueur de temps, une dépression nerveuse à l’homme le mieuxs équilibré du monde, sachant surtout que les seuls rats de bibliothèques visibles sont d’authentiques rongeurs…  

    Elena Mirasol et Petrov Moskoravin m’ont parlé du Parc. Pour la plupart des habitants de Santa Soledad,  l’attrait principal réside dans le jardin public, botanique et zoologique, bien qu’il soit de la plus impersonnelle conception, avec ses allées sablonneuses, qui se faufilent entre les pelouses munies de l’arrosage automatique et nocturne. L’émeraude végétale est interdite aux écrasantes semelles. Sagement, les fleurs s’ordonnent en massifs et parterres, qui composent d’impeccables figures géométriques, d’une régularité militaire, comme si l’on voulait de ce lieu proscrire le détestable hasard.

    Le Parc se situe dans un quartier morne, aux habitations dépourvues d’intérêt architectural, à l’image de certaines gens aux insipides personnalités, qui se contentent d’y vivoter, me disent mes amis les artistes. A la décharge des âmes timorées, il me faut préciser que Santa Soledad, à défaut d’avoir été totalement épargnée par l’Histoire, se voudrait sans  histoires… Ici, la vitalité inquiète, aussi cherche-t-on à l’étouffer, sous l’ouate de l’hypocrisie. Souvent, la politesse n’est que le masque de l’envie, la rancœur et la haine. Toujours selon mes nouveaux amis, de nombreux habitants dilapident en cachotteries, ou  épuisent en médisances et calomnies la maigre énergie que leur a laissée le Labeur. Je peux du moins affirmer que j’ai vu les gens se comporter ainsi ailleurs qu’à Santa Soledad, partout en fait où l’Art est catalogué comme un luxe de peu d’intérêt.

    L’existence d’une ville présuppose la réalité d’un centre, point idéal et focal, vers lequel convergent d’invisibles rayons. Selon toute apparence, à Santa Soledad,  le centre se trouve sur la Plaza de la Mayoria. La bordent les principaux bâtiments : la Mairie, le Palais de Justice, la Chambre du Commerce et la Poste. La cathédrale Santa Trinidad de los Castigos trône au milieu de la place. La nuit venue, les citoyens peuvent s’endormir paisiblement, puisque tout est rigoureusement placé sous contrôle. Réalisme et pragmatisme tiennent les commandes.

    Le rêve de quelques insatisfaits, fou comme tout rêve qui se respecte, serait que, transcendant la trivialité des lieux, sous la cendre du quotidien, rougeoieraient drame et mystère, guettant l’instant où, revêtus de formes et couleurs inédites, ils déferleraient afin d’engendrer la stupéfaction, l’émerveillement, voire la terreur. Le pire des états serait le statu quo. C’est du moins le rêve de la violoniste, Elena Mirasol, du peintre Teresa Casagrande, de son mari, Paolo le sculpteur, de Petrov Moskoravin, le compositeur et de leurs amis.

    Santa Soledad n’a jamais compté que peu d’artistes. Si  j’en crois mes nouveaux amis (mais pourquoi ne les croirais-je pas ? Il me faut prolonger l’étude de Santa Soledad jusqu’à m’assurer d’une certaine vérité, la mienne…)  l’Esthétique ne fait guère vibrer leurs banals concitoyens. Ceux-ci seraient accoutumés de penser d’abord à leurs portefeuilles, dont avec soin ils dissimuleraient  soit la maigreur, soit l’embonpoint, comme s’il s’agissait des parties les plus intimes de leur anatomie ; ensuite, à leur estomac, et plus généralement à leurs entrailles, à propos desquelles ils sauraient être diserts et dont ils s’attarderaient à décrire le fonctionnement plus ou moins harmonieux ou chaotique, avec une complaisance écoeurante.

    Si vraiment il est de tels gens, gageons qu’ils n’accorderont d’existence qu’à ce qu’ils peuvent soit toucher de leurs doigts gras ou rugueux, soit constater de leurs yeux si réalistes que, d’emblée, de leur univers borné ils excluront les sortilèges de la poésie. Pour un grand nombre d’entre eux, le mot « poésie » n’évoquera que la pénible récitation de textes obscurs, ennuyeux et désuets, parfois même infligée comme punition. Les exilés de la Poésie se remémoreront les séances de « traduction », pendant lesquelles l’accoucheur pédagogique tenta de rendre intelligible, dans un langage simplifié donc outrageusement réducteur, une langue qui ne fut conçue que pour se dresser, parée de somptueuses métaphores et de symboles lumineux, dans la magnificence de sa solitude.

    Si vraiment il en est ainsi, dans le meilleur des cas, l’on écoutera les artistes avec une courtoisie de surface, aux formules hâtives et mécaniques, ou, plus souvent, l’on feindra de les écouter, avec une expression d’ennui ou un sourire narquois, mais dès que la porte derrière les « toqués » se sera fermée, on les ridiculisera :

    «  Avez-vous jamais entendu de pareilles prétentions ?

    - Ces rêveurs ne content que des calembredaines !

    - Qui serait assez fou pour risquer le moindre centime dans les entreprises de ces songe-creux ? »

    Ainsi devisent les gens raisonnables. Poètes, musiciens, peintres et sculpteurs en sont douloureusement conscients, et parmi eux rares sont les dupes des grimaces que la majorité sensée leur a réservées. Aussi, de la vie les créateurs iront chercher un fade écho dans le Parc, baptisé Julio Bravo, du nom d’un politicien local qui, pendant trois décennies, sut administrer efficacement Santa Soledad.

    Un étroit ruisseau artificiel, où barbotent des poissons maigrichons, traverse le Parc. Sur l’eau verte du bassin, aboutissement obligatoire de toutes les allées, mais qui n’est qu’une terne miniature de lac, voguent sans espoir de voyage un couple de cygnes devenus gris d’ennui et des canards au plumage éteint. L’endroit possède encore des enclos, dans lesquels courent et picorent des poules caquetantes et sautillent des lapins couineurs. L’originalité des premières consiste en ce qu’elles sont naines, et celle des seconds en ce qu’ils sont angoras, probablement les seules raisons qui justifient leur exposition à la curiosité des badauds.

    Derrière les grillages, les paons balayent de leur traîne la poussière grise ou brune, n’osant que très occasionnellement déployer le flamboiement bigarré, comme s’ils savaient habiter un lieu condamné à la laideur et la médiocrité, qui les rendrait honteux de leur beauté. Le visiteur observe encore des daims, des chèvres et un mouflon, enfin le cerf entouré de la harde et arborant sa royale ramure. Les pointes des andouillers ont été sciées, afin de leur ôter toute offensive utilité. 

    Cete collection d’herbivores broute une herbe avare et anémiée, qui ne peut leur rappeler la Nature que de très lointaine façon, d’une manière quasi fantomatique.

    Quant à l’unique phoque, le plus souvent affalé sur la rampe cimentée qui glisse vers l’eau noirâtre du second bassin, celui-ci guère plus grand qu’une baignoire, le promeneur compatissant croit déchiffrer dans son regard la résignation d’un être qui n’attend plus que la délivrance, atroce mais irréparable, offerte par la Mort.

    Dans le Parc, tout évoque la contraction de l’espace et la suppression de liberté. Faune et flore ne sont entretenues que pour être contenues et retenues, comme si les hommes n’avaient voulu conserver ce simulacre de Nature que par remords d’en avoir saccagé la réaltié. De même, la nostalgie en vogue exhibe, dans les musées aux salles sombres, témoignages et reliques d’un passé populaire et régional, dont le souvenir ne survit plus que marginalement, la planète entière ayant été submergée sous des flots de ketchup, coca-cola, niaiseries, violence et pornographie hollywoodiennes.       

    Peut-être est-il difficile d’affirmer que les artistes ou ceux qui se croient et se veulent tels,  et s’efforcent de s’approprier le rôle en adoptant les attitudes du personnage, trouvent dans le Parc Julio  Bravo 

le réconfort, la plénitude et la séérnité que ne leur procure pas le commerce de leurs dissemblables.

    De mes soupçons j’ai reçu la confirmation hier matin. Le Commissaire, un dénommé Luciano Cazaladrones, m’a convoqué pour me questionner sur les raisons de ma présence à Santa Soledad.

    L’apparence de ce policier m’a presque inquiété. Il ressemble plus au bouledogue qu’à l’homme. Ceci dit, Cazaladrones ne s’est pas comporté de manière agressive, mais plutôt cauteleuse, attitude contre laquelle il n’est pas moins difficile de se défendre que contre la pure hostilité.

    Comme les autres fenêtres du Commissariat, celle de son bureau est munie de barreaux d’acier. Arrivé là, le suspect se sent aussitôt emprisonné. Luciano Cazaladrones fume comme un pompier qui serait devenu pyromane. C’est insensé. De plus, c’est foncièrement désagréable pour les gens qu’il « reçoit », ou qu’il « cuisine », selon que l’invité verra la situation de manière positive ou négative.

    «  Que cherchez-vous, à Santa Soledad ? Un journaliste aussi renommé que vous n’a vraiment pas grand-chose à se mettre sous la dent, ici. Vous perdez votre temps. Méfiez-vous de ces gens que vous fréquentez. Ce sont des paranoïaques. Ils se prétendent artistes, mais ce ne sont que des ratés, de pauvres hères, inadaptés que leurs employeurs conservent à des postes subalternes par pitié, par charité. Nous savons que ces gens-là dénigrent Santa Soledad. Ne croyez pas un mot de ce qu’ils racontent. La ville n’est pas seulement affairiste, comme ils voudraient le faire accroire. Enfin, il faut que je vous dise que vos articles peu flatteurs déplaisent profondément à notre Maire, Augusto Valle y Monte. Bien sûr, chacun a le droit d’être critique, mais partisan, cela me paraît plus discutable. Sommes-nous d’accord, M. Mark Mywords ?

    - Si je vous comprends bien, j’ai le droit de penser ce qu’il me plaît, pourvu que ce soit la même chose que vous.

    - Comme vous y allez ! Ne déformez pas mes propos ! Je vous conseille simplement de vous méfier.

    - Dois-je prendre cela comme un conseil, un avertissement ou une menace ?

    - Vous êtes très suscepttible, Mr Mark Mywords. Ne prenez pas si vite la mouche. Restez calme. Nous sommes entre gens civilisés, n’est-ce pas ?

    - Je le crois aussi. J’ajouterai : « intelligents ». Gardez présent à l’esprit que mon statut de journaliste me protège contre les procédures hâtives ou carrément arbitraires. 

    - Personne ne songe à rogner vos droits de journaliste, Mr Mark Mywords. Allons, détendez-vous. Puis-je vous offrir un cigare ? Ah, vous ne fumez pas… C’est dommage. Cela détend et favorise la réflexion. Vous craignez que le tabac n’abîme votre mémoire ? Pour ma part, je n’ai rien remarqué de tel. Oui, vous êtes écrivain. C’est peut-être différent pour les auteurs. Au revoir et bonne journée, Mr Mark Mywords. »        

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