29/09/2021
21 Le sale ttorchon
21 Le sale torchon
Tandis que les dignes notables et leurs vertueuses épouses s’esbaudissent, Monseigneur Angel Pesar de la Cruz se déleste, dans l’ombre habituellement silencieuse de la sacristie, de ses nombreuses parures de cérémonie, aidé en cela par la blanche envolée des enfants de chœur asexués, tous âgés de moins de dix ans, devenus angelots grâce à leurs aubes immaculées, sous lesquelles ils ne portent pas de pantalons pour ne point souffrir de la chaleur, les pieds encore menus chaussés de sandalettes dorées. Au total, il ne leur manque plus que les ailes pour s’élever jusqu’à la voûte de la cathédrale, où ils resteraient suspendus, charnels et merveilleux, matériels et miraculeux. Un tel prodige rendrait Santa Soledad célèbre du jour au lendemain.
Monseigneur aime ses enfants de chœur d’un très pur amour, paternel et sacerdotal. Ce ne sont plus des petits mâles, mais l’aube ne les transforme pas non plus en filles. Voilà ces êtres à la troublante apparence élevés à la dignité de chérubins…
Domingo Malaespina dirige le ballet piailleur et mignard. Sa voix d’androgyne ne choque pas les garçonnets, qui flottent sur les dalles sombres, leurs sandales dépassant à peine de l’aube. Autour de Monseigneur s’esquisse, se dessine, virevolte la capricieuse formation d’ailes de colombes. La plupart des séraphins portent les cheveux courts, mais deux ou trois parent leur dos étroit d’une queue de cheval, que les parents tolèrent comme le moindre mal.
L’un de ces êtres à la frontière de la chair et de l’esprit débarrasse Angel Pesar de la Cruz de la crosse de noyer, incrustée d’ivoire, aux volutes passées à la feuille d’or, précieux bâton de pélerin que soigneusement il remise dans l’étui de chêne clair tapissé de velours bleu marine, piqueté d’étoiles d’or. Monseigneur s’assied, sur une chaise très simple, à dossier droit. Ses immenses robes se déploient autour de lui, exhalant le froufrou subtilement parfumé d’encens qui, lorsqu’il s’avance avec noblesse dans la nef, suit et précède à la fois le prélat, invisible mais efficace accompagnateur, car l’assistance n’a nul besoin de se tourner pour savoir qui glisse ainsi majestueusement sur les dalles.
Le deuxième angelot allége l’archevêque de la mitre, qu’avec déférence il dépose sur l’une des étagères de l’armoire qui couvre la moitié d’un mur, face à la porte de communication avec le déambulatoire. Le troisième lève adroitement l’étole de lin somptueusement brodée de fils d’or, qu’avec ferveur il plie. Le précieux tissu a couvert les épaules de Monseigneur, sur lesquelles repose la sainte responsabilité de l’Eglise. Plus qu’une étole, cela devient une relique, imprégnée de la puissance de conviction du prêcheur.
Le quatrième et le cinquième petits anges détachent délicatement le surplis de dentelle blanche aux complexes motifs, qu’ils ajoutent à la collection des ornements et symboles épiscopaux. Se demandent-ils si, quelque jour lointain, à leur tour ils revêtiront les ornements et parures emblématiques de cette autorité morale ?
Monseigneur a fini de quitter ses oripeaux d’apparat. Parce que c’est aujourd’hui dimanche, Angel Pesar de la Cruz ne va pas derechef revêtir le costume gris anthracite qu’ordinairement il affectionne. Par modestie, comme le plus simple des curés, il va porter la soutane noire. Dédaignant le luxe de l’automobile, c’est à pied qu’il traversera la Plaza de la Mayoria en compagnie de Domingo Malaespina et de quelques autres ecclésiastiques, plus ou moins considérables dans la hiérarchie. La vaste salle à manger au lustre de cuivre, garni d’ampoules à la forme fuselée, derrière ses portes capitonnées d’épais cuir noir, va préserver l’aréopage des indiscrétions. Le repas ne sera ni plantureux, ni savamment gourmet, car Monseigneur ne tolère pas l’ostentation. Le vin sera consommé avec la plus sage des modérations, parce qu’il serait indécent que les vapeurs éthyliques gagnent et dominent les cervelles des clercs.
Après la Foi en elle-même et sa propagation, la grande passion d’Angel Pesar de la Cruz est la théologie. Les déjeuners dominicaux fournissent les principales occasions à ces joutes amicales sur tel ou tel autre point du dogme, dont le sublime Mystère séduit tant l’archevêque et sa suite.
Avant le repas, Monseigneur veut passer par son bureau. Même le dimanche, il arrive que des paroissiens déposent du courrier dans la boite à lettres. Il n’est donc pas vraiment surpris de voir cette lettre, posée au milieu de sa table de travail. En apparence, elle est semblable à tant d’autres, anodines, courtoises, charitables et chrétiennes.
Angel Pesar de la Cruz prend l’enveloppe, la tient à distance de sa presbytie, la rapproche de ses narines épiscopales pour la humer, comme si ce double examen, olfactif et visuel, allait lui permettre de deviner le contenu de la missive. L’écriture lui semble étrangement tourmentée. Sur l’enveloppe, les lettres se contorsionnent, se convulsent, se télescopent méchamment, comme si la haine les tourmentait. Monseigneur flaire la sulfureuse proximité du Démon. S’il était superstitieux, il s’imaginerait tenir un talisman maléfique, fabriqué par quelque sorcier déterminé à l’envoûter.
L’archevêque n’aime pas céder facilement à ces oppressantes impressions. Afin de s’en libérer, le visage empreint de noble componction, Angel Pesar de la Cruz se signe, en murmurant :
« Au nom du Père, au nom du Fils et du Saint Esprit, amen… »
Il s’assied devant le bureau, saisit le coupe-papier, en glisse la lame sous le rabat collé, découpe nettement le papier, extrait la lettre de l’enveloppe sans froisser ni l’une, ni l’autre, déploie le papier sur la garniture de cuir vert et lit ce qui suit :
« Vieille fripouille,
Tu te crois planqué, dans ta bicoque de luxe, à te faire servir comme un pacha. C’est là que tu te goures complètement, grand guignol.
Essaye donc de filer au train de ton secrétaire si particulier, vieille tantouze enjuponnée. Cet enculé de Domingo Malaespina te lèche le cul, mais le soir, il va se faire défoncer le sien ou défonce celui d’un travelo, ça dépend de son humeur.
C’est la vérité à poil, face de rat du Vatican. Tu vas me traiter d’ordure, d’accord. Mais moi je suis un franc salaud, tandis que ton Domingo Malaespina, c’est un faux jeton, qui se tape l’hostie tous les jours mais suce des bittes dès qu’il en a l’occas. Pigé ?
Un ennemi qui te veut du mal. »
A mesure que les yeux de Monseigneur parcouraient l’exécrable serpillière, son visage a pâli, rougi, verdi, sous les assauts des sentiments divers mais tumultueux qui l’assaillaient, le tourmentaient. Lui qui d’habitude contrôle si bien ses gestes et ses propos, il n’a pu réfréner le tremblement de ses mains. Chacune tire sur le papier, comme pour le fendre par le milieu. Chaque injure le blesse, perce et transperce sa dignité, sa dilection pour la vertueuse élévation de l’âme. Sous ses yeux soudainement devenus douloureux, le stupre s’étale, dans toute son infernale impudeur. Les obscénités le choquent en profondeur, propagent des ondes de dégoût jusque dans ses plus secrètes entrailles.
Ce n’est pas une lettre que l’archevêque est en train de lire. Non, il décrypte un tas d’immondices, il plonge le regard dans le flot de purin, et ses narines inhalent la puanteur de la pourriture. Quelle cervelle en décomposition, atteinte de gangrène morale, a pu concevoir de pareilles insanités ? Cela dépasse l’entendement. Angel Pesar de la Cruz sent la nausée triturer ses entrailles.
« Mon Dieu, de telles horreurs sont-elles possibles ? Suis-je vraiment éveillé ? Ou suis-je en train de vivre le cauchemar de ma vie ? Mon Dieu, je vous en supplie le plus humblement du monde, éloignez cette coupe, ce calice de fiel de mes lèvres… »
Non, il n’est en pouvoir de personne, pas même de Dieu Tout-puissant de soustraire Monseigneur Angel Pesar de la Cruz, archevêque de Santa Soledad, à la torture du doute, de la honte d’avoir dévidé ce chapelet de crottes. Déjà, il le pressent, la pollution est en lui, pestilentielle, purulente, infectieuse et mortelle.
L’homme remet la saleté dans l’enveloppe, sort une clef d’une poche de sa soutane, ouvre le tiroir au milieu du bureau, glisse le document à charge sous une pile de dossiers, verrouille de nouveau le tiroir, serre la clef dans sa poche, se lève, va vers la haute baie vitrée. Là, debout, il actionne la poignée, ouvre la fenêtre, inspire une énorme goulée d’air frais. C’est alors qu’il se rend compte qu’il étouffait.
Le Rio Sangriento roule ses eaux rouges. Sang ou boucaro, dioxyde de fer ou rayons rasants du couchant, le fleuve contredit les autres fleuves du monde. Il est la monstruosité chérie de Santa Soledad. Qui veut cela ? Cette couleur est-elle une malédiction ?
Au-delà des tours de la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos, el Castillo de las Tormentas et le Torreon de los Aguilas surveillent ou guettent la ville. Qui saura jamais ? Ardhor est-il enfoui sous les masses rocheuses ? Celles-ci seraient-elles les ruines d’antiques forteresses, démolies par les siècles et les itnempéries ? Les Maztayakaw vont-ils resurgir du chaos ?
Angel Pesar de la Cruz fixe l’horizon, ou ce qui en tient lieu. L’archevêque ne croit pas en l’existence de l’horizon. Le domaine, le royaume qui l’appelle de sa voix sidérale se nomme « Infini ». Avoir les pieds qui trempent dans le fumier, les yeux presque noyés dans l’azur, voilà qui résume la condition humaine. L’infect fumet monte jusqu’à ses narines. Le prélat voudrait n’avoir plus de nez. S’il ne se maîtrisait, la violence le posséderait à tel point qu’il serait capable de commettre l’automutilation.
Mais qu’est cela, qui soudainement est apparu, là-bas, au sommet du Torreon de las Tormentas ? Malgré ses soixante ans, l’archevêque a conservé une excellente vue. Il ne peut en douter. Un aigle s’est posé sur le donjon. Il est arrivé sans hâte, sûr du fait qu’à ces hauteurs, aucun être vivant ne contesterait sa suprématie. Le rapace doit être immense, car il est nettement visible malgré la distance. Peut-être appartient-il à l’espèce des alérions.
Angel Pesar de la Cruz frissonne. Le puissant rapace a battu des ailes, tournoyé, a chuté, puis a rejailli vers le ciel qui l’appelle. Angel Pesar de la Cruz est subjugué. Non, ce n’est pas seulement l’oiseau qu’il voit. Monseigneur aperçoit la beauté de la Création, passée, présente et future, à travers ce vol qui semble hésiter, peut paraître jeu, mais dans lequel rien n’est totalement issu des mains du hasard.
Monseigneur sourit. La sauvage vision l’a rasséréné. Peut-être le prédateur s’attaque-t-il parfois aux agneaux, mais le spectateur muet ne veut pas pour l’instant y penser. L’essentiel est que Dieu se manifeste à lui, sous cette forme palpitante, aérienne, vibrante, rapide et magnifique. L’aigle fuse de nouveau vers l’azur. Au bout de sa course, le soleil rutile.
Angel Pesar de la Cruz respire de nouveau, bien à fond.
21 Le sale torchon
Tandis que les dignes notables et leurs vertueuses épouses s’esbaudissent, Monseigneur Angel Pesar de la Cruz se déleste, dans l’ombre habituellement silencieuse de la sacristie, de ses nombreuses parures de cérémonie, aidé en cela par la blanche envolée des enfants de chœur asexués, tous âgés de moins de dix ans, devenus angelots grâce à leurs aubes immaculées, sous lesquelles ils ne portent pas de pantalons pour ne point souffrir de la chaleur, les pieds encore menus chaussés de sandalettes dorées. Au total, il ne leur manque plus que les ailes pour s’élever jusqu’à la voûte de la cathédrale, où ils resteraient suspendus, charnels et merveilleux, matériels et miraculeux. Un tel prodige rendrait Santa Soledad célèbre du jour au lendemain.
Monseigneur aime ses enfants de chœur d’un très pur amour, paternel et sacerdotal. Ce ne sont plus des petits mâles, mais l’aube ne les transforme pas non plus en filles. Voilà ces êtres à la troublante apparence élevés à la dignité de chérubins…
Domingo Malaespina dirige le ballet piailleur et mignard. Sa voix d’androgyne ne choque pas les garçonnets, qui flottent sur les dalles sombres, leurs sandales dépassant à peine de l’aube. Autour de Monseigneur s’esquisse, se dessine, virevolte la capricieuse formation d’ailes de colombes. La plupart des séraphins portent les cheveux courts, mais deux ou trois parent leur dos étroit d’une queue de cheval, que les parents tolèrent comme le moindre mal.
L’un de ces êtres à la frontière de la chair et de l’esprit débarrasse Angel Pesar de la Cruz de la crosse de noyer, incrustée d’ivoire, aux volutes passées à la feuille d’or, précieux bâton de pélerin que soigneusement il remise dans l’étui de chêne clair tapissé de velours bleu marine, piqueté d’étoiles d’or. Monseigneur s’assied, sur une chaise très simple, à dossier droit. Ses immenses robes se déploient autour de lui, exhalant le froufrou subtilement parfumé d’encens qui, lorsqu’il s’avance avec noblesse dans la nef, suit et précède à la fois le prélat, invisible mais efficace accompagnateur, car l’assistance n’a nul besoin de se tourner pour savoir qui glisse ainsi majestueusement sur les dalles.
Le deuxième angelot allége l’archevêque de la mitre, qu’avec déférence il dépose sur l’une des étagères de l’armoire qui couvre la moitié d’un mur, face à la porte de communication avec le déambulatoire. Le troisième lève adroitement l’étole de lin somptueusement brodée de fils d’or, qu’avec ferveur il plie. Le précieux tissu a couvert les épaules de Monseigneur, sur lesquelles repose la sainte responsabilité de l’Eglise. Plus qu’une étole, cela devient une relique, imprégnée de la puissance de conviction du prêcheur.
Le quatrième et le cinquième petits anges détachent délicatement le surplis de dentelle blanche aux complexes motifs, qu’ils ajoutent à la collection des ornements et symboles épiscopaux. Se demandent-ils si, quelque jour lointain, à leur tour ils revêtiront les ornements et parures emblématiques de cette autorité morale ?
Monseigneur a fini de quitter ses oripeaux d’apparat. Parce que c’est aujourd’hui dimanche, Angel Pesar de la Cruz ne va pas derechef revêtir le costume gris anthracite qu’ordinairement il affectionne. Par modestie, comme le plus simple des curés, il va porter la soutane noire. Dédaignant le luxe de l’automobile, c’est à pied qu’il traversera la Plaza de la Mayoria en compagnie de Domingo Malaespina et de quelques autres ecclésiastiques, plus ou moins considérables dans la hiérarchie. La vaste salle à manger au lustre de cuivre, garni d’ampoules à la forme fuselée, derrière ses portes capitonnées d’épais cuir noir, va préserver l’aréopage des indiscrétions. Le repas ne sera ni plantureux, ni savamment gourmet, car Monseigneur ne tolère pas l’ostentation. Le vin sera consommé avec la plus sage des modérations, parce qu’il serait indécent que les vapeurs éthyliques gagnent et dominent les cervelles des clercs.
Après la Foi en elle-même et sa propagation, la grande passion d’Angel Pesar de la Cruz est la théologie. Les déjeuners dominicaux fournissent les principales occasions à ces joutes amicales sur tel ou tel autre point du dogme, dont le sublime Mystère séduit tant l’archevêque et sa suite.
Avant le repas, Monseigneur veut passer par son bureau. Même le dimanche, il arrive que des paroissiens déposent du courrier dans la boite à lettres. Il n’est donc pas vraiment surpris de voir cette lettre, posée au milieu de sa table de travail. En apparence, elle est semblable à tant d’autres, anodines, courtoises, charitables et chrétiennes.
Angel Pesar de la Cruz prend l’enveloppe, la tient à distance de sa presbytie, la rapproche de ses narines épiscopales pour la humer, comme si ce double examen, olfactif et visuel, allait lui permettre de deviner le contenu de la missive. L’écriture lui semble étrangement tourmentée. Sur l’enveloppe, les lettres se contorsionnent, se convulsent, se télescopent méchamment, comme si la haine les tourmentait. Monseigneur flaire la sulfureuse proximité du Démon. S’il était superstitieux, il s’imaginerait tenir un talisman maléfique, fabriqué par quelque sorcier déterminé à l’envoûter.
L’archevêque n’aime pas céder facilement à ces oppressantes impressions. Afin de s’en libérer, le visage empreint de noble componction, Angel Pesar de la Cruz se signe, en murmurant :
« Au nom du Père, au nom du Fils et du Saint Esprit, amen… »
Il s’assied devant le bureau, saisit le coupe-papier, en glisse la lame sous le rabat collé, découpe nettement le papier, extrait la lettre de l’enveloppe sans froisser ni l’une, ni l’autre, déploie le papier sur la garniture de cuir vert et lit ce qui suit :
« Vieille fripouille,
Tu te crois planqué, dans ta bicoque de luxe, à te faire servir comme un pacha. C’est là que tu te goures complètement, grand guignol.
Essaye donc de filer au train de ton secrétaire si particulier, vieille tantouze enjuponnée. Cet enculé de Domingo Malaespina te lèche le cul, mais le soir, il va se faire défoncer le sien ou défonce celui d’un travelo, ça dépend de son humeur.
C’est la vérité à poil, face de rat du Vatican. Tu vas me traiter d’ordure, d’accord. Mais moi je suis un franc salaud, tandis que ton Domingo Malaespina, c’est un faux jeton, qui se tape l’hostie tous les jours mais suce des bittes dès qu’il en a l’occas. Pigé ?
Un ennemi qui te veut du mal. »
A mesure que les yeux de Monseigneur parcouraient l’exécrable serpillière, son visage a pâli, rougi, verdi, sous les assauts des sentiments divers mais tumultueux qui l’assaillaient, le tourmentaient. Lui qui d’habitude contrôle si bien ses gestes et ses propos, il n’a pu réfréner le tremblement de ses mains. Chacune tire sur le papier, comme pour le fendre par le milieu. Chaque injure le blesse, perce et transperce sa dignité, sa dilection pour la vertueuse élévation de l’âme. Sous ses yeux soudainement devenus douloureux, le stupre s’étale, dans toute son infernale impudeur. Les obscénités le choquent en profondeur, propagent des ondes de dégoût jusque dans ses plus secrètes entrailles.
Ce n’est pas une lettre que l’archevêque est en train de lire. Non, il décrypte un tas d’immondices, il plonge le regard dans le flot de purin, et ses narines inhalent la puanteur de la pourriture. Quelle cervelle en décomposition, atteinte de gangrène morale, a pu concevoir de pareilles insanités ? Cela dépasse l’entendement. Angel Pesar de la Cruz sent la nausée triturer ses entrailles.
« Mon Dieu, de telles horreurs sont-elles possibles ? Suis-je vraiment éveillé ? Ou suis-je en train de vivre le cauchemar de ma vie ? Mon Dieu, je vous en supplie le plus humblement du monde, éloignez cette coupe, ce calice de fiel de mes lèvres… »
Non, il n’est en pouvoir de personne, pas même de Dieu Tout-puissant de soustraire Monseigneur Angel Pesar de la Cruz, archevêque de Santa Soledad, à la torture du doute, de la honte d’avoir dévidé ce chapelet de crottes. Déjà, il le pressent, la pollution est en lui, pestilentielle, purulente, infectieuse et mortelle.
L’homme remet la saleté dans l’enveloppe, sort une clef d’une poche de sa soutane, ouvre le tiroir au milieu du bureau, glisse le document à charge sous une pile de dossiers, verrouille de nouveau le tiroir, serre la clef dans sa poche, se lève, va vers la haute baie vitrée. Là, debout, il actionne la poignée, ouvre la fenêtre, inspire une énorme goulée d’air frais. C’est alors qu’il se rend compte qu’il étouffait.
Le Rio Sangriento roule ses eaux rouges. Sang ou boucaro, dioxyde de fer ou rayons rasants du couchant, le fleuve contredit les autres fleuves du monde. Il est la monstruosité chérie de Santa Soledad. Qui veut cela ? Cette couleur est-elle une malédiction ?
Au-delà des tours de la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos, el Castillo de las Tormentas et le Torreon de los Aguilas surveillent ou guettent la ville. Qui saura jamais ? Ardhor est-il enfoui sous les masses rocheuses ? Celles-ci seraient-elles les ruines d’antiques forteresses, démolies par les siècles et les itnempéries ? Les Maztayakaw vont-ils resurgir du chaos ?
Angel Pesar de la Cruz fixe l’horizon, ou ce qui en tient lieu. L’archevêque ne croit pas en l’existence de l’horizon. Le domaine, le royaume qui l’appelle de sa voix sidérale se nomme « Infini ». Avoir les pieds qui trempent dans le fumier, les yeux presque noyés dans l’azur, voilà qui résume la condition humaine. L’infect fumet monte jusqu’à ses narines. Le prélat voudrait n’avoir plus de nez. S’il ne se maîtrisait, la violence le posséderait à tel point qu’il serait capable de commettre l’automutilation.
Mais qu’est cela, qui soudainement est apparu, là-bas, au sommet du Torreon de las Tormentas ? Malgré ses soixante ans, l’archevêque a conservé une excellente vue. Il ne peut en douter. Un aigle s’est posé sur le donjon. Il est arrivé sans hâte, sûr du fait qu’à ces hauteurs, aucun être vivant ne contesterait sa suprématie. Le rapace doit être immense, car il est nettement visible malgré la distance. Peut-être appartient-il à l’espèce des alérions.
Angel Pesar de la Cruz frissonne. Le puissant rapace a battu des ailes, tournoyé, a chuté, puis a rejailli vers le ciel qui l’appelle. Angel Pesar de la Cruz est subjugué. Non, ce n’est pas seulement l’oiseau qu’il voit. Monseigneur aperçoit la beauté de la Création, passée, présente et future, à travers ce vol qui semble hésiter, peut paraître jeu, mais dans lequel rien n’est totalement issu des mains du hasard.
Monseigneur sourit. La sauvage vision l’a rasséréné. Peut-être le prédateur s’attaque-t-il parfois aux agneaux, mais le spectateur muet ne veut pas pour l’instant y penser. L’essentiel est que Dieu se manifeste à lui, sous cette forme palpitante, aérienne, vibrante, rapide et magnifique. L’aigle fuse de nouveau vers l’azur. Au bout de sa course, le soleil rutile.
Angel Pesar de la Cruz respire de nouveau, bien à fond.
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