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18/10/2021

22 La promenade

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22 La promenade

    « En compagnie d’Elena Mirasol et de Petrov Moskoravin, je suis allé me promener dans le Parc Julio Bravo. A moi-même, comment me cacherais-je que j’eusse préféré faire la promenade avec la seule Elena. Je suis quasiment sûr qu’elle et lui n’entretiennent que des relations amicales, et j’éprouve de la sympathie pour cet homme, étranger comme moi ici, mais qui, pour je ne sais quelles raisons, a choisi l’exil à Santa Soledad, c’est-à-dire le plus profond, le pire des exils, comme s’il voulait s’infliger un châtiment définitif. Par ailleurs, je ne me sens pas amoureux d’Elena, même si le fait d’affirmer cela constitue en soi un début d’interrogation sur la nature du sentiment. Or, le doute, lorsqu’il s’agit d’une femme, n’est-il pas l’une des formes du désir ?  

    Quadragénaire devenu, je m’étais persuadé que les émois de l’amour ne viendraient plus troubler la paix intérieure gagnée de haute lutte. Etre amoureux, cela n’est pas « sérieux » du tout ! C’est même risible, ridicule au plus haut point ! Toquades d’adolescent, illusions  de pucelles et puceaux, en mal de coïts… Puis, nous sommes la proie de la croyance quasi religieuse dans l’autre, qui soudain satisfait les pulsions génitales. Abusive idéalisation, absurde sacralisation. Vraiment, il y a mieux à faire après quarante ans. D’abord, nous savons qu’en toute probabilité,  si nous ne sommes pas malchanceux, déjà la moitié de la route est couverte. Si nous voulons réaliser quelque chose qui nous survivra, et si le chantier ne présente que les fondations, il est temps d’agir, et vite. Or, après quatre décennies, l’énergie diminue. Qu’en restera-t-il à cinquante, à soixante ans, etc… ? Alors, perdre même une infime portion du temps alloué par Madame la Mort, gaspiller une minuscule part de l’énergie prêtée par Madame la Vie, soyons réalistes jusqu’au cynisme : nous ne pouvons nous autoriser de pareilles folies. L’âme est une cavale qu’il faut savoir  brider. Celui qui se laisse emporter par sa monture est grotesque. 

    Mes deux amis et moi, nous  nous étions donnés rendez-vous dans le salon de  réception de l’hôtel. Je suis descendu  cinq minutes avant l’heure fixée, tant j’avais hâte de sortir et d’échapper, même pour  une heure seulement, à la cauchemardesque obsession qu’a introduite en moi la prophétie des Maztayakaw. Je comprends que les autorités locales aient enfoui les tablettes dans les sous-sols de la « bibliothèque ». Cet endroit, humide et sombre comme une cave, sert de subconscient à Santa Soledad. Qui se plairait à fouiller dans ces zones ?  

    Tous les trois, nous avons flâné, le long des allées, tout en parlant de nos projets, des partitions et des manuscrits en cours de composition, ou de projets plus lointains. Petrov Moskoravin rêve d’une symphonie qui serait à l’image du drame inavoué, mais aussi de la tragédie latente de Santa Soledad, sur laquelle les Maztayakaw ne cessent de jeter l’ombre du reproche. Une symphonie vibrante d’éclairs et de noirceur, étincelante de fureur mais aussi, par moments, fracassante à force de silence. Pour qui sait écouter, dans les plus fortes et les plus belles compositions, ces sublimes instants où la musique s’efface presque totalement pour se fondre dans la profonde lumière du silence, ces instants nous permettent d’approcher du lieu nommé « mystère », où les contraires ne sont plus inconciliables, mais s’épousent pour fonder une entité nouvelle, que, dans ce cas particulier, nous appellerons « le silence musical ». Suprême magie, lorsque l’avenir du morceau dépend d’une note à peine audible, indécise frontière entre l’existence et le néant, entre le possible et l’impossible. Or, plus que tout dans son art, cet aspect tourmente Petrov, l’obsède à tel point qu’il dit :    

    « Même lorsque l’orchestre symphonique donne toute sa mesure, je perçois encore la force virtuelle du silence. Il attend sa minute, avec patience, car il sait qu’inéluctablement  cela viendra, que la musique se taira, pour lui céder la scène comme à un seigneur. Elle est la terre, il est l’océan. Or, chacun sait quel espace occupent d’une part les continents, d’autre part les océans, sur le globe terrestre. Nous autres, occidentaux, n’aimons pas le silence, car nous pressentons qu’il est porteur de mille potentialités de nous inconnues, sur lesquelles nous n’exerçons pas de contrôle. Le silence nous horripile. C’est pourquoi nous l’emplissons autant qu’il est possible. Pour cela, tous les matériaux nous paraissent bons, même les pires, tel que l’insipide bavardage, le chahut médiatique, le radotage idéologique, la rumination théologique, et autres douceurs assassines. Dès que le silence gagne une réunion de bon aloi, la gêne empoisonne les âmes et les regards. Aux yeux de nos concitoyens trop bien élevés, le silence est un ennemi qu’il faut combattre toujours et partout, sans concession. » 

    Sur ce, Petrov se tut.  Il ne rouvrit la bouche que pour nous dire au revoir, ou presque. Un peu plus loin, j’aurai l’occasion de préciser les faits. Je lui concédai le mérite de la cohérence. Tout le temps que le compositeur avait parlé, la violoniste l’avait écouté avec l’attention que l’on réserve aux oracles. Elle ne parut ni surprise, ni choquée, du très long silence qui suivit sa forte analyse. Tiraillé qu’il est entre les pôles de l’exaltation et du désespoir,  Petrov est coutumier de brusques changements de régime, un peu comme le fleuve, effrayant torrent ce jour, pitoyable filet d’eau cet autre jour. Nous l’acceptons tel qu’il est. J’aurais mauvaise grâce à ne pas agir ainsi, car j’ai moi-même souvent connu ces extrêmes variations d’humeur et de débit. Petrov et moi sommes frères. Cela ne signifie pas qu’Elena n’est que notre sœur…   

    Pourquoi, surtout,  notre amie m’apparaît-elle plus belle de jour en jour ? Le devient-elle parce qu’elle-même serait amoureuse, ou n’est-ce pas plutôt mon regard qui projette sur sa personne des grâces  supplémentaires, afin de mieux me persuader, c’est-à-dire de me leurrer ?  Serais-je en train de retomber dans ce travers, qui consiste à se fabriquer des amours, moi qui m’étais juré que plus jamais je ne serais dupe ? Comment se défendre contre sa propre candeur, surtout lorsqu’elle est refoulée au fond de soi, enfouie telle une mine secrète, où le désir d’aventure va puiser le combustible qui de nouveau lui permet de s’enflammer ?  Cela ne mérite probablement pas d’autre nom que « imbécillité », mais si l’on peut tenter de lutter contre celle d’autrui, combattre la sienne est une gageure. Au fond, peut-être mes entrailles veulent-elles écrire le roman d’amour par excellence, celui de la plus inconditionnelle des passions. Voilà l’autre direction possible de ce livre. Il faudra que je me décide pour telle voie, ou telle autre, car ni les éditeurs, ni les lecteurs n’aiment le mélange des genres. Ils appellent cela « confusion ». 

    Revenons au Parc, puisque c’est de  cela qu’il s’agissait d’abord. La pensée suit le sinueux chemin des digressions, mais cette manie d’auteur peut aussi dérouter le lecteur. « Dérouter », c’est-à-dire faire s’écarter de sa route, autrement dit : perdre. Qui voudrait cela ? Pas l’auteur sensé, en tous cas, mais suis-je un auteur sensé ?   

    A l’artiste qui, las de feindre la soumission, cherche un reflet même lointain de la sauvagerie, afin de sa pensée pour un moment éloigner la « veulerie fatalement partagée » (la formule est de Petrov Moskoravin) le Parc n’offre guère qu’un couple d’ours bruns hypocondriaques, obèses et somnolents à force d’ennuyeuse inactivité ; au bord de la fosse se penchent les curieux, lesquels espérent y découvrir l’improbable bête féroce.

    « Regarde, papa, regarde maman, le gros ours ! Qu’est-ce qu’il mange ? Du miel, des poissons ? Il ne mange jamais d’enfants ? Ah, bon, il n’est pas méchant alors… Pourtant, il a des grosses dents.

    - Arrête de te pencher si près du bord, tu vas tomber dans la fosse ! Si tu bascules là-dedans, les ours vont te dévorer !

    - Mais, tu viens de me dire que les ours ne mangent pas les enfants !              

    - En général, non, mais il vaut mieux se méfier. Ce sont des bêtes féroces, tout de même.

    - Les vrais fauves ne sont pas enfermés, déclara Elena, en défiant du regard l’assemblée mouvante et provisoire des badauds qui se baguenaudaient, les bras ballants et l’air ballot.

    - Quoi ? Qu’est-ce qu’elle dit, la dame ? Il y a des ours qui ne sont pas enfermés ? J’ai peur ! Je veux partir !

    - Mais non, arrête donc ! Je ne sais pas… Peut-être qu’elle plaisante, ou bien elle est folle ! »

    A ce mot, Petrov a transpercé de son regard gris acier le père qui avait osé insulter notre amie. Moskoravin secoua sa crinière indisciplinée, couleur de la paille,  et grommela quelques mots en Russe.

    « Papa, le monsieur, il ne parle pas comme nous ! C’est bizarre, je n’y comprends rien !

    - Moi non plus, mais n’y fais pas attention ! Allons plutôt voir les lions, veux-tu ? »

    Aussi pathétiques d’impuissance, le lion et sa lionne au pelage rongé de pelade frottent et usent leurs flancs contre les barreaux de leur cage, laquelle est d’une grotesque exiguïté. Comme s’ils cherchaient une chimérique issue, sur eux-mêmes ils tournent, encore et encore, avec la maniaque obstination du dément. A haute voix,  Elena compatit avec les prisonniers :

    « Quelle abominable idée, d’enfermer des animaux faits pour vivre sur de vastes territoires de chasse ! Il faudrait enfermer les idiots qui prennent d’aussi stupides décisions, pendant une semaine ou deux, dans les mêmes conditions, pour leur faire comprendre ce qu’ils font subir aux bêtes. »

    Ces propos lui valurent les regards étonnés, soupçonneux ou même indignés des citoyens ordinaires, qui n’accordent aucune forme de sensibilité aux animaux. Quelques « spectateurs » murmurèrent même des propos désobligeants à l’encontre d’Elena. De nouveau, Petrov russifia d’hargneuses réparties, ce qui provoqua des œillades encore plus courroucées.     

    Le sort atroce de ces « fauves » illustre le savant sadisme de leurs geôliers prétendument civilisés. Aussi, l’on pourra gager que ce monotone, cet obsédant spectacle, n’apportera pas au rêveur insatisfait le soulagement qu’il en attendait, ni cette fuyante et capricieuse étincelle de beauté brute qui participe de la création d’un monde onirique personnel, aux très hautes exigences esthétiques.

    Aux travailleurs consciencieux qui, désiruex de se détendre, vont passer un moment de loisir au Parc Angel Bravo, celui-ci n’offre en guise de confort que des bancs de métal, glacés en hiver, brûlants l’été, accueil rébarbatif pour les dos, jeunes ou vieux. Des pancartes menacent d’amendes les intrépides qui marcheraient sur les pelouses. Quant à s’y allonger, même les plus fatigués d’entre les visiteurs n’y songeraient pas. Le farouche et très vigilant gardien, à la lippe agressive, ne tolère pas d’infraction au règlement. Ses bajoues sillonnées de plis profonds, sa voix grondeuse et souvent hargneuse, enfin ses yeux étroits qui lancent des regards d’une exemplaire méchanceté, lui confèrent une possible parenté avec le bouledogue, ressemblance qui lui a valu, de la part des artistes, le plaisant sobriquet de « Cerbère ». S’il y a vraiment une bête féroce dans le parc, c’est ce repoussant personnage.   

    Elena marchait entre nous, se tournait tantôt vers le compositeur, tantôt vers  moi, nous parlait et souriait avec une égale amabilité, même si le Russe paraissait ne pas l’entendre. Elle est habituée à ses accès de mutisme, et m’a dit que, même s’il ne nous répond pas, le musicien recueille chacun de nos propos, qu’il médite et commente plus tard, de la façon la plus surprenante. Je dois avouer, malgré tout, qu’à la longue la situation me pesa, car il me parut presque injuste que notre belle amie continuât de nous prodiguer sa souriante équanimité de cette façon égalitaire. N’en méritais-je pas davantage que le taciturne, même s’ils se connaissent de longue date ?  

   Pour leur amusement, les enfants disposent de jeux faits de plastique ou métal aux couleurs vives, jaune d’or, azur, rouge pimpant et vert pomme : échelles et passerelles, maisonnettes et labyrinthes, ainsi que tourniquets, balançoires, bascules et toboggans, objets dont chaque utilisation se solde par des gémissements, craquements et grincements ; n’oublions pas de mentionner l’inévitable bac à sable, où les félins domestiques viennent, après l’heure de la fermeture, déposé leurs nauséabondes offrandes, lorsque Cerbère s’est retiré dans sa niche pour la nuitée, car, dans la journée, le gardien canin pourchasse les greffiers peu mignons.  Ces malappris, ces vicieux, camouflent avec soin leurs saletés sous le sable, afin que les bâtisseurs de châteaux s’y empuantissent plus sûrement leurs menottes.

    Toutes  ces merveilles, zoologiques et ludiques, attirent les bambins accompagnés de leurs aïeux ou géniteurs, lesquels poussent de ces petits chariots à marmaille, laquelle, dès l’arrivée, piaille et s’égaille en pagaille. A quelques mètres derrière ce que l’on peut légitimement appeler « cabinets pour chats clandestins », des lieux de « mal aisance » dispensent d’âcres et pugnaces relents, auxquels les adeptes du bac à crottes et leurs accompagnateurs doivent se résigner comme à l’un de ces maux, inévitables et multiples, dont est affecté l’organisme humain. La haie de lauriers, censée former un écran aux pouvoirs filtrants, est rongée de bactéries blanchâtres, qui ont réduit la plupart des feuilles à l’état de dentelle irrégulière et maladive, terne et triste. Les constants efforts des jardiniers, à chaque saison répétés, n’ont pas réussi à sauver les arbustes de l’effritement.

    Dans les toilettes publiques, les murs sont incrustés de crasse, agrémentés de gribouillis infâmes et d’obscènes croquis. Quant à la porte de l’unique isoloir, elle est percée, à mi-hauteur, d’un trou qui sert d’observatoire aux voyeurs. Cet usage notoire, imprévu par les arrêtés municipaux, dissuade les dames non accompagnées d’utiliser la cabine. Parfois, m’a dit Elena, mi rieuse, mi scandalisée,  l’on voit quelqu’un, posté en faction devant la porte fautive, qui garantit l’intimité d’une personne en train de satisfaire aux humbles besoins corporels. La sentinelle affecte généralement une mine absente et un détachement de la réalité ambiante, qui ennoblissent la fonction et la teinte de graves nuances philosophiques.

    Le promeneur, s’il est curieux parce que nouveau venu, remarquera le kiosque à musique délabré, que plus aucun orchestre ne réveillera. Tel un cœur éteint, il occupe le centre du Parc public, botanique, zoologique et ludique.   

    Nous sommes allés tous les trois prendre un verre dans l’un des bars du quartier. C’est Petrov qui l’a choisi, car, évidemment, il connaît la ville beaucoup mieux que je ne peux le faire. Le cadre en était simple mais propre, et le patron, homme affable et sobre, ne tolère pas les ivrognes chez lui. Moskoravin n’aurait pas emmené notre aimable compagne dans un bouge. Là, le musicien s’est remis à nous parler. Nous avons passé une agréable demi-heure, principalement à parler de livres et de musique, accessoirement à partager nos impressions sur le Parc Angel Bravo. Globalement, elles n’étaient pas très positives. »

   

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