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30/11/2021

25 Inquisétudes des artistes

 

25 Inquiétudes des artistes

   

    « Hier soir, Elena Mirasol, Petrov Moskoravin et moi-même sommes allés en visite chez les Casagrande.  Il y eut grande animation chez Teresa et Paolo. Il est vrai que la maison de ce couple sert souvent de cadre à des discussions passionnées, au cours desquelles s’opposent les arguments les plus divers        .

    D’habitude, nous discutons des orientations très divergentes que prennent les « écoles de pensée », expression qui ne me plaît guère, car je ne suis pas favorable à l’enseignement de la pensée. Tout au plus peut-on fournir des méthodes permettant de développer sa pensée, de la mieux  formuler, mais franchir cette limite revient à s’exposer aux risques du dogmatisme et du totalitarisme. Même sur la question de la méthode, je suis prudent, car « la méthode » est le  produit d’une conscience, c’est-à-dire d’une subjectivité. Donc, rien ne me garantit qu’elle sera véritablement neutre. 

    Elena portait une robe de taffetas rouge à volants noirs, au col de dentelle blanche. Elle était ravissante. Je n’ai pu m’empêcher de le lui dire, d’abord en la regardant, puis en exprimant l’admiration à haute voix. Elle a ri puis rougi. Son rire était gai, mais j’eus l’impression qu’il masquait un sentiment plus profond que la simple gaieté.  Comme beaucoup de femmes, elle est encore plus belle lorsque de sa gorge coule la cascade musicale de la joie. Comme l’eau de lavande le corps, la joie parfume le visage. Elle enveloppe la beauté d’un halo de radieuse lumière. Elle peut même transfigurer la plus commune des faces, ennoblir des traits apparemment vulgaires. C’est une source  jaillie du plus profond de l’être, qui baigne, épure et purifie la physionomie, en balaye les scories de la fatigue, les poussières de l’usure et cautérise les plaies qu’a creusées l’épuisement. Si nous débondions plus souvent le rire, sa franche, sonore et vigoureuse vitalité nous guérirait de bien des angoisses.  

    Jusqu’à présent, je n’ai jamais entendu Petrov complimenter Elena Mirasol à propos de sa toilette. Peut-être le fait-il à d’autres moments, seul avec elle, car je sais qu’ils se voient en dehors de nos réunions chez les Casagrande, pour affiner les partitions et répéter ensemble. Il est pianiste, aussi va-t-elle chez lui pour des séances, dont j’espère qu’elles ne sont que musicales, mais après tout, en quoi cela me regarde-t-il ? Je ne puis clamer aucun droit sur l’intimité d’Elena. Hormis le goût partagé pour les  livres, la musique et les arts en général, rien ne nous lie. Par ailleurs, je n’ai pas non plus surpris le moindre geste qui suggérerait une relation amoureuse entre eux, mais certaines personnes sont très habiles à cacher cela.

    Une fois de plus je m’écarte du thème principal de ce texte, mais connaissons-nous jamais la limite entre l’essentiel et le secondaire ? La limite ne serait-elle pas plutôt mobile et floue ? Digresser n’est pas nécessairement synonyme de s’enliser. Enfin,  voilà que de nouveau  je parlais de celle qui me trouble, mais que je continue de traiter comme une amie, parce que je suis persuadé que mon séjour à Santa Soledad sera bref. J’aurais mauvaise conscience à m’engager dans une relation qui serait sans espoir ni lendemain, auprès d’une femme que j’estime et respecte véritablement.

    Or, depuis hier soir, la durée de mon séjour à Santa Soledad ne me paraît plus aussi strictement limitée que je le pensais. Peut-être devrais-je y rester plus longtemps que prévu, afin de collationner davantage d’informations pour élaborer le roman. Pour la première fois de ma vie, je ne suis pas certain de savoir ce que je veux écrire, ni comment je vais l’écrire. Au début, je n’envisageais pas autre chose qu’un roman à caractère historique, puis la dimension sociale a grandi, avec, à arrière-plan, des connotations évocatrices du roman policier, ce qui n’exclut pas d’autres développements, tels que la romance ou le récit fantastique.

    Si je mêle toutes les variétés de romans, je suis sûr de fâcher mon éditeur, qui n’aime pas du tout les cokctails littéraires. Je l’entends pester ! Il a si bien organisé les collections et chaque manuscrit doit pouvoir se glisser dans un tiroir clairement étiqueté, sans perturber l’ordre alphabétique, chronologique et thématique de l’entreprise éditoriale. Alors, imaginez un peu, lui présenter un fourre-tout littéraire ! Une injure faite au bon sens, volonté de sabotage du commerce littéraire…  

    Hier soir, il fut question de la rumeur selon laquelle des gens haut placés envisageraient la création d’un Comité de Salut Public, dont la tâche consisterait à réfléchir aux moyens qui permettraient de résoudre le sempiternel conflit entre l’Art et le Labeur. Peut-être ne s’agit-il que de l’un de ces murmures colportés de ruelles en places,  sans fondements ni substance, l’une de ces sottises auxquelles peu de gens croient au début, mais qui finissent par sembler raisonnables, parce que la crédulité devient contagieuse.

    Voici, autant qu’il m’en souvienne, comment s’opposèrent les opinions :

    « Ça me paraît si abracadabrant, s’exclama Teresa. Les citoyens normaux ne nous aiment pas beaucoup, mais ce sont des gens paisibles. L’idée même d’un Comité de Salut Public est outrancière. Nous ne sommes pas en guerre, ni en pleine révolution.

    - Nous les gênons, objecta Petrov, même avec la meilleure volonté possible, nous ne sommes pas à la hauteur de l’attente économique. Leur faire perdre

du temps et donc de l’argent, voilà ce qui pour eux est plus douloureux que tout.

     - Nous sommes tous d’accord là-dessus, est intervenu Paolo, mais la question est de savoir quel remède employer pour soigner le malade. Même une décision thérapeutique peut se discuter. Tel médecin préconisera l’homéopathie, tel autre la chirurgie, et, entre la douceur et la rigueur extrêmes, dix autres nuances s’exprimeront. Evidemment, la formation d’un Comité de Salut Public me paraît improbable, mais je ne puis personnellement l’exclure. Il y aura toujours des partisans de la manière forte.

    - Que pourrait faire ce comité,             ai-je demandé, si toutefois il se constituait ? Il ne disposerait d’aucun pouvoir. D’où tirerait-il sa légitimité démocratique ?

    - Oh, pour cela, les chefs auront de l’imagination, affirma Petrov. Ils sauront détourner de leur sens les textes les plus clairs, interpréter la législation de la façon qui leur est utile, puis ils manipuleront l’opinion pour lui faire accepter des aberrations. »

    Il y eut un moment de silence. Tous les présents étaient à la fois gênés et, selon leur tempérament,   sereins, quelque peu inquiets ou très angoissés. Le Comité de Salut Public n’existait pas encore, mais il n’en jetait pas moins déjà l’ombre de l’inquisition patronale sur notre amicale réunion. Jusque là silencieuse, Elena s’est exprimée : 

    « Je pense que tu exagères un peu, Petrov, car vois-tu j’ai une certaine confiance dans l’esprit de modération d’Augusto Valle y Monte. De plus, Dolores, sa femme, seconde Angel Pesar de la Cuz dans beaucoup de ses tâches caritatives. L’archevêque fustige le vice, depuis la chaire le dimanche matin, mais son premier souci est de préserver l’unité de la communauté, malgré les dissensions. Il s’opposerait à la création du comité. Comme il est très écouté, son avis ferait autorité.

    - Elena, je voudrais croire que tu as raison, a concédé Petrov, mais je reste méfiant. J’ai vu, ailleurs, se produire tant d’horreurs qui paraissaient inconcevables, et qui dépassaient même parfois les plus pessimistes prévisions.

    - Tu as raison, Petrov, l’a soutenu Paolo, ne nous fions pas aux apparences de bonhomie du Maire ni aux boniments  de l’archevêque. Malgré les grands airs d’humanité qu’ils se donnent, ces deux-là sont du côté des possédants, qui seraient si contents d’être débarrassés de nous.

    - Paolo, l’a interpellé Teresa, pourquoi doutes-tu de la sincérité du Maire et de l’archevêque ? D’accord, ils fréquentent Hector Escudo, William Quickbuck et consorts, mais quel intérêt auraient-ils personnellement à provoquer une cassure à l’intérieur de Santa Soledad ? Leur prestige et leur autorité s’en trouveraient diminués, or le prestige et l’autorité dont ils jouissent ne sont-ils pas pour eux les choses les plus essentielles ?

    - C’est vrai, admit Petrov, mais nous sommes à la fois pauvres et minoritaires. Nous vivons à une époque obsédée par les chiffres. Si nous étions richissimes, nous compterions, notre existence et nos opinions seraient hautement prisées, mais nous ne sommes que de pauvres hères. Envisageons le pire : Santa Soledad peut se passer de nous. Elle vivrait fort bien sans nous, et en égard à leurs critères, mieux qu’à présent. Nettoyée de ses artistes, la ville assumerait jusqu’au bout sa vocation affairiste.

    - Ce que tu dis me fait frémir, s’est plainte Elena. Je veux encore croire que tu noircis le tableau, mais tu es si convaincant que je commence à douter de l’avenir.

    - Il y aurait une solution, mes amis.

    - Laquelle, Mathew ?

    - Vous quittez définitivement la région. Vous vous exilez le plus loin possible. Je pourrais vous aider à obtenir des visas.

    - J’aurais du mal à m’y résoudre, avoua Paolo. J’ai de l’amitié pour des gens simples, comme Pedro et Maria Hazacan, Lucas et Josefina Obrero. Ils occupent des postes subalternes, comme nous, sans autre ambition que de vivre le mieux possible ou le moins mal possible dans le cadre existant, mais, indéniablement, ils ont des qualités humaines.  A l’usine, les Obrero sont toujours prêts à aider tout le monde. Quant à Pedro Hazacan, tout éboueur qu’il est, malgré le perpétuel dénigrement pratiqué contre nous, il me garde son estime.

    - Et Maria Hazacan me manifeste souvent de la sympathie, quand Amanda Cazaladrones, Mme La Commissaire, me tracasse de la façon la plus véhémente, a rappelé notre violoniste. Ces gestes et ces paroles ont de la valeur, ne croyez-vous pas ?     

    - Malgré tout, gardons l’idée de Mathew en mémoire, a recommandé  Petrov. Sait-on jamais ? Peut-être un jour nous tirera-t-il d’un mauvais pas. »   

 

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