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19/01/2022

29 Le mémorandum

29 Le mémorandum

 

 

    Très fatigué, Augusto Valle y Monte ferme les yeux, sur son visage passe les mains comme s’il le débarbouillait, masse doucement ses paupières, sous lesquelles les globes oculaires  roulent douloureusement. Dans la pénombre qu’il a choisi de créer, fantastiques, irréels, courent des éclairs et tournoient des soleils aux couleurs inattendues.

   « Je n’ai plus trente ans, ni même quarante, murmure-t-il pour lui-même, et ces réunions me malmènent comme le ferait un marathon. »

    Toujours et partout, c’est la même vieille histoire : même s’il n’est plus de première ou de seconde jeunesse, même si les jeunes lions lui reprochent des  manquements ou défauts, plus ou moins réels, plus ou moins imaginaires,   le vieux lion reste fidèle au poste. 

 

    La réunion du Comité de Salut Public, avec les résidents désireux d’y participer,  se termine dans le brouhaha des voix, méli-mélo de tonalités, depuis le grave jusqu’à l’aigu, en passant par le profond et le fluet, le suave et le rocailleux, comme sur une toile où l’artiste se serait ingénié à rapprocher le plus grand nombre possible de couleurs. Quelques unes de ces voix restent proches, d’autres s’éloignent, certaines reviennent, et les fils de couleurs sonores s’entrecroisent comme dans une tapisserie de haute lice les fils de laine.     

    Encore deux ou trois paroles échangées avec les notables, qui ont remarqué avec inquiétude la fatigue de leur Maire bien-aimé. Sa femme, Dolores, et le Directeur de l’hôpital, Arturo Curatodo, s’approchent de lui.

    « Vous ne vous sentez pas bien, Augusto ? Je vais prendre votre tension. Détendez-vous. Il faut vous ménager davantage, mon ami. N’allez pas nous faire de l’hypertension artérielle, une congestion cérébrale ou même un infarctus du myocarde ! Nous avons besoin de vous ! Le capitaine n’abandonne pas le navire en pleine tempête ! Ah, votre pouls est très bon, pas de souci de ce côté-là !

    - Ecoute bien le Docteur, mon chéri, et fais exactement ce qu’il te dit. Tu sais qu’il n’y a pas de meilleur médecin que lui dans tout Santa Soledad, ni à des kilomètres à la ronde.

   - Oui, Dolores, tu as raison. Je commence à me demander si ce mandat ne sera pas le dernier.

    - Nous le regretterions tous, Augusto, mais la décision n’appartient qu’à vous. En tous cas, une fois de plus, je ne peux que vous recommander de suivre un régime amaigrissant, pour conserver une bonne santé. Votre tension est trop élevée : 20 ! Méfiez-vous, mon cher. Je vais donner une feuille résumant le régime à suivre à votre épouse, qui va se charger de le faire appliquer. Vous avez de la chance d’avoir une si bonne infirmière à domicile !

    - Ah, c’est sûr qu’entre vous deux, je suis bigrement surveillé. Pas question de faire un écart.

    - Vous en faites pourtant ! C’est le propre des forces de la nature : difficiles à contrôler. Tenez, Dolores, voici le régime que suivra votre époux et notre Maire, s’il est raisonnable. Bon courage à vous ! Bonne nuit à tous ! »

    Le docteur Arturo Curatodo remise les instruments de son office dans la mallette qu’il emporte partout, comme d’autres la pochette ou le cartable, car il estime que le bon médecin doit être à tout moment prêt à secourir le malade ou le blessé. Le rôle d’administrateur ne lui va pas mieux qu’un costume trop court, trop étroit, dans lequel on forcerait à se caser un corps d’athlète. Le thérapeute fait craquer les coutures de l’enveloppe imposée par le gestionnaire. Arturo Curatodo vit son existence sur le mode d’une inéluctable schizophrénie professionnelle. Si le Directeur de l’hôpital est pleinement satisfait, le médecin ne l’est qu’à demi, et inversement. Que sa bonne administration favorise la réussite médicale de ses confrères ne le console que partiellement. Soigner par entremise n’est pas réellement soigner. Aussi, le malaise ou la faiblesse d’Augusto Valle y Monte lui donne la diversion tant désirée.

    La police disperse quelques groupes bruyants, une manifestation improvisée par les anti-artistiques, qui se livrent à du tapage sur la Plaza de la Mayoria. Mark Mywords, Elena Mirasol et leurs amis se sont éloignés le plus vite possible de la Mairie, afin de s’épargner les affrontements avec les extrémistes et les heurts avec la police.

     Le lendemain de l’assemblée des deux ethnies, la laborieuse et l’artistique, Augusto Valle y Monte déambulait avec une maladive pesanteur dans son vaste bureau, lequel eût suffi à contenir les bureaux d’une douzaine d’employés municipaux. Les mains croisées derrière le dos, comme pour en contrôler la potentielle nervosité, la face encore plus bouffie qu’à l’accoutumée par la fatigue de la veille, la rougeur du teint s’étant accentuée, les poches violacées boursouflées  par le mauvais sommeil sous les yeux  gorgés d’appréhension, au total menacé d’apoplexie,  Monsieur le Maire se concentrait autant que lui permettaient l’âge et l’handicap de l’obésité sur la rédaction du mémorandum. Aurora Carabiniero s’était assise à la longue table de bois  située au centre de la pièce, marque distinctive du pouvoir, majestueuse et imposante comme l’autel dans la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos. Face à la belle, à l’élégante secrétaire, autre symbole de la puissance, trônait le fauteuil de cuir aux dimensions adaptées à la morphologie de Monsieur le Maire. Trois ou quatre dames de la taille de l’épouse de l’inspecteur eussent pu tenir dans le fauteuil du chef.

    L’épaisseur du tapis ne suffisait pas à amortir la lourdeur des pas. Cela résonnait comme le tonnerre dans le lointain. Les cent quarante kilogrammes d’A     ugusto Valle y Monte pesaient sans concession aucune, sans épargner un seul de leurs milligrammes au parquet caché par la douceur chaude et moelleuse du tapis. De temps à autre, le Maire s’arrêtait devant une fenêtre, jetait un regard mi rêveur, mi inquisiteur vers la Plaza de la Mayoria.

    Là, immobile et silencieux, tournant le dos à la secrétaire, il polissait mentalement les phrases en les frottant  l’une contre l’autre, comme la mer ses galets,  afin de leur donner l’aspect d’objets lisses et parfaits, de ces choses desquelles l’on ne peut plus rien retrancher sans les abîmer ou les enlaidir. Puis, la phrase énonçait la suite impeccablement grammaticale, cortège au lexique d’une irréprochable correction, dans le cerveau qui s’étonnait lui-même d’être capable de penser. Le Maire se retournait vers Mme Aurora Carabiniero, et, souriant victorieusement puisque la fatigue était vaincue, il se remettait à dicter le texte fondateur de la séparation des deux ethnies.

    A chaque fois que le Maire se tournait vers la table, s’il se trouvait face à Mme Carabiniero, il ne se refusait pas le plaisir d’admirer les deux fuseaux des jambes croisées, aux trois quarts nues sous le plateau. Le temps était devenu chaud. Les dames ne portaient plus de collants. La chair exposait glorieusement ses rondeurs au satin mordoré. Si Monsieur le Maire était censé rester insensible au charme de la partielle et  tentante nudité, Augusto Valle y Monte ne savait se refuser le plaisir des caresses visuelles, ce qui l’amenait à des comparaisons, avantageuses pour la secrétaire, défavorables à Dolores, avec l’âge devenue boulotte, sans qu’évidemment il exprimât l’appréciation à haute voix.

    Augusto Valle y Monte, s’il était homme en ce sens qu’il ne se privait pas de regarder les charnels atouts d’une très jolie femme, demeurait assez « caballero », pour ne pas verbaliser la joie ainsi procurée. Le regard disait cela de la plus éloquente façon. Pour sa part, Aurora Carabiniero quelquefois fut tentée de demander :

    «  Mes jambes vous plaisent donc tant, que vous ne pouvez vous empêcher de les regarder, Monsieur le Maire ? »

    La question s’arrêtait au bord de ses lèvres carmin, ou même flottait silencieusement sur elles sous la forme d’un sourire de fierté satisfaite. Certes, la question n’eût pas été moins déplacée que l’appréciation de l’homme.

    « Voilà qui est beau en soi ! A quoi bon, je vous le demande, fabriquer de froides statues, même si elles copient fidèlement la nature. Nous ne ferons jamais l’amour à du marbre ! Et les femmes nues peintes sur des toiles, dites-moi donc à quoi cela peut servir, même si la perspective nous offre de fausses rondeurs ? Aucune magie n’animera ces jambes rigides, ni ne couvrira de chair ces trompe-l’œil, produits du pinceau. L’œuvre originale est inimitable. Si j’étais sculpteur ou peintre, voilà ce qui me désolerait, me désespérerait, m’aménerat à renoncer à ces vanités ! »

    Les deux regards se rencontrèrent, celui de l’homme oublieux de sa fonction et celui de la femme ravie d’être l’objet d’une muette mais bien réelle lascivité, si bien que Mme Aurora Carabiniero et Augusto Valle y Monte se sourirent avec une suave complicité, tels ces couples où l’habitude a créé de subtiles connivences, indéchiffrables pour le monde extérieur. Le couple uni, très uni, forme un univers à lui seul, qui repousse par la force ou la ruse les intrusions ou les ingérences. Augusto Valle y Monte voulut tout de même exprimer la substance de l’instant. Le sympathique et  chaleureux frôlement des âmes par l’intermédiaire des regards ne devait pas rester inexprimé :

    « Mme Carabiniero, dimanche dernier, notre noble et bon archevêque nous a rappelé la plus forte des vérités, à savoir que la Beauté réside d’abord et surtout dans la Nature. Nous ne devrions pas vouloir ou chercher d’autres formes de beauté, puisque la naturelle est divine, donc inégalable. L’imiter pourrait même être blasphématoire ou sacrilège.

    - Oui, Monsieur le Maire, Angel Pesar de la Cruz a prêché comme il le fait toujours, avec le feu de la conviction. 

»

    La rédaction du Mémorandum se poursuivit. La vue des cuisses de Mme Carabiniero continua d’inspirer à Monsieur le Maire le choix des mots justes.

    « Je soussigné, Augusto Valle y Monte, Maire légitime et démocratiquement élu de Santa Soledad, atteste sur l’honneur et preuves à l’appui, comme le démontre abondamment le dossier ci-joint, qu’une étude très pointilleuse du problème posé par la conduite asociale des artistes a été menée dans tous les secteurs d’activité professionnelle, avec la plus grande impartialité.

   L’attitude évoquée plus haut se caractérise par un mélange d’indiscipline et de paresse, conduisant à de graves manquements aux devoirs liés à diverses charges. Les nombreux témoignages recueillis auprès de chefs de services, de directeurs d’entreprises et d’institutions, corroborent tous sans exception la thèse énoncée plus haut. Même sous sa forme passive,  l’incivisme ne saurait être durablement toléré sans provoquer du ressentiment parmi les citoyens  travailleurs, qui consacrent le meilleur de leur temps et de leur énergie à la promotion du bien-être général.

    Le Conseil Municipal a longuement délibéré à ce sujet. Les avis les plus divergents se sont exprimés, dans le respect des règles démocratiques. Différentes solutions furent proposées.

    La première d’entre elles aurait consisté à rééduquer les artistes, afin de leur donner le goût de la vie véritablement travailleuse, loin des illusions de l’art. Tout ayant été soigneusement pesé, il n’apparaît que trop clairement que ces personnes ne sont plus rééducables. Les mauvaises habitudes sont, depuis si longtemps, incrustées dans leur vie que tout effort de réforme semble voué à l’échec.

    De mon point de vue de responsable de la politique locale, une telle conclusion est  regrettable. Une communauté ne vit pleinement que si elle sait mettre à profit toutes les compétences dont elle dispose. Dans le cas qui nous occupe, malheureusement, guère d’espoir n’est permis. L’inclinaison personnelle me pousserait plutôt à la clémence, mais le devoir et la haute responsabilité de défense du bien public m’obligent à me ranger du côté des entrepreneurs, investisseurs et directeurs qui gèrent le fonctionnement de l’économie. La  démotivation, l’absentéisme potentiellement contagieux, la désorganisation progressive, la démoralisation,  la baisse de la productivité, les retards pris dans la fabrication, les contretemps subis dans les livraisons, le mécontentement des clients, les risques de pertes de marchés, le chômage endémique,   la baisse des revenus, la hausse des prix forment la suite de fléaux prévisibles, qui entraîneraient Santa Soledad jusqu’au bord du gouffre, avec pour conséquence la montée du populisme, l’émergence de mouvements extrémistes et le possible avènement d’une dictature.

    Pour toutes ces raisons, il nous a paru nécessaire d’agir avant que la situation ne se détériore et ne s’envenime.

    Après de longues délibérations, le Conseil Municipal a voté la création d’un Comité d’Assainissement Public, dans lequel siègent de droit tous les conseillers municipaux, ainsi que les représentants d’administrations,  d’associations, d’entreprises et de syndicats, tous connus pour leur sens de la mesure et leur goût de l’effort. Le Comité d’Assainissement Public a été chargé de réfléchir aux solutions qui permettraient de résoudre le sempiternel conflit entre le Labeur et l’Art.

    A l’heure actuelle, il a été proposé, en dehors de toute volonté partisane, de parquer les artistes dans une réserve extra-muros, à une distance suffisante pour circonscrire la contagion esthétique.    La proposition a suscité de très virulents débats, mais une majorité en faveur de l’isolement sanitaire s’est très nettement dégagée. La minorité s’est pliée au résultat de la consultation, réalisée à bulletins secrets. Nulle autre motion n’a paru véritablement applicable aux membres du Comité d’Assainissement Public.

    La deuxième mesure concerne les enfants qui naîtront affligés de la tare incurable. Ils seront désormais confiés à leurs aînés de semblable nature. La procédure d’adoption sera simplifiée, afin d’épargner à des parents laborieux les incessantes déconvenues de l’élevage d’enfants continuellement portés à la rêverie. L’inverse peut se produire, c’est-à-dire que des artistes enfantent un bébé laborieux, mais ce type d’anomalie génétique est encore plus rare. Dans le premier cas comme dans le second, la sagesse recommande l’abandon, que compensera le remplacement par un autre enfant génétiquement compatible avec ses parents adoptifs et, si possible, du même sexe que l’original.

    Il ne faudrait pas que les perpétuels détracteurs de Santa Soledad prennent prétexte du camp sanitaire pour dénigrer, de façon plus véhémente encore, notre démocratie.  Afin d’assurer aux exilés les meilleures conditions d’existence possibles, un campement de roulottes et caravanes sera installé près d’une source. L’eau sera contrôlée, analysée par des chimistes, car il s’agit d’en garantir la qualité. L’eau potable est un droit fondamental de l’être humain.

    L’art étant pour cette variété d’hommes et femmes le plus irrésistible des besoins, le Comité d’Assainissement Public a prévu de faciliter rencontres et débats, expositions et lectures publiques, afin que les artistes soient à eux-mêmes leur propre public.  Au milieu du village de semi-nomades sera dressée une grande tente, sous laquelle les exclus pourront se réunir, afin d’y échanger rêves et rêveries. 

    Les installations seront financées par la Municipalité, pendant la période de transition nécessaire à la prise d’autonomie de la communauté artistique. De façon prioritaire, les semi-nomades devront apprendre à pratiquer l’agriculture de subsistance et diverses formes d’artisanat, telles que la vannerie, le tissage et la poterie, toutes activités qui leur permettront de subsister, car il est à parier que le village attirera de nombreux touristes en quête de pittoresque. Santa Soledad pourra s’enorgueillir d’avoir innové socialement. 

    Il va sans dire que ce projet de réforme a été longuement discuté dans différents sous-comités, afin d’assurer la plus large consultation démocratique possible. Même certains des artistes ont approuvé la proposition, qui leur paraît devoir résoudre le conflit entre l’art et le Labeur.

    C’est pourquoi, je soussigné Augusto Valle y Monte, Maire démocratiquement élu de la ville de Santa Soledad, sur les rives du Rio Sangriento, et avec la bénédiction de Monseigneur l’archevêque Angel Pesar de la Cruz, je déclare qu’une ére nouvelle s’ouvre dans l’histoire de notre belle cité. Puisse-t-elle apporter à tous la paix et la prospérité !

 

      Augusto Valle y Monte, Maire élu de Santa Soledad. »

    Parfois, le Maire s’arrêtait de dicter, réfléchissait, cherchait ses mots, proposait deux ou trois formulations différentes, sollicitait l’avis de la secrétaire, puis reprenait sa déambulation d’orateur et d’administrateur pensant.

    Ainsi,  mot à mot, de phrase en phrase, va le texte. L’auteur croit l’élaborer. C’est tout le contraire qui se passe. Le texte élabore l’auteur. Et le dénonce, d’abord à ses contemporains, puis à toutes les générations futures.

    Ecriture, martyre de la pensée… Calvaire des milliers de fois réitéré.. Suicide quotidien, à chaque minute savouré. 

 

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