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26/01/2022

30 Le phalanstère

30 Le phalanstère

 

    « Malgré le caractère définitif (qualifiées d’extrêmes par certains d’entre nous) des mesures prises par le Comité d’Assainissement Public et la Municipalité de Santa Soledad, et malgré la solidarité qui s’est instaurée entre les artistes et moi-même, « l’éérivain étranger aux thèses contestatrices », il serait exagéré d’affirmer que le groupe dominant s’est fixé comme but l’anéantissement de la minorité aux improductives habitudes. Le camp d’artistes n’est en rien apparenté aux camps d’extermination : pas de gardien, pas de fils de fer barbelés, pas de féroces molosses, pas de chambres à gaz ni de médecins fous.

    Les amoureux de la démocratie seront évidemment choqués par le mot « ethnies », par le préjugé qui consiste à classifier les êtres humains en deux catégories, génétiquement déterminées, comme si la liberté individuelle ne jouait aucun rôle dans l’évolution de l’individu. Nous vivions à Santa Soledad et la ville présente des règles de fonctionnement qui lui sont propres, incompréhensibles pour l’extérieur, mais supportables ici.

    J’écris « nous » car désormais je me considère comme membre de la communauté d’artistes, aux portes de Santa Soledad. L’amour qui nous lie, Elena Mirasol et moi-même, m’attache durablement à ce sol. Si je repars un jour d’ici, j’emmènerai ma compagne avec moi. Déjà, la belle et tendre violoniste, la douce et fougueuse musicienne m’est beaucoup plus qu’une maîtresse. C’est du moins ce que je veux croire maintenant et j’espère ne pas me tromper. L’homme est si doué pour se forger des illusions !

    La séparation des deux groupes, artitisque et laborieux, présente le mérite de clarifier la situation. Lorsque Santa Soledad tolérait la mixité, l’on ne peut affirmer que les laborieux détestaient l’Art. Non, l’attitude la plus répandue se nommait « indifférence ». La détestation n’est qu’une des formes particulières de la préférence. Or, comment éprouver de la haine ou de l’amour, avec une intransigeance que rien ne tempérera, lorsque l’éducation, toujours et partout, encense la modération ? Dans ces conditions, l’être passionné apparaît comme une personne inapte à s’intégrer au flux quotidien des habitudes et des contraintes. Haïr est une façon de valoriser, de placer plus haut que tout l’exécrable objet. L’indifférence dessèche et flétrit beaucoup plus sûrement celle ou celui dont elle nie l’existence.

    Parce que les gens pragmatiques de Santa Soledad étaient insensibles à l’esthétique, ils taxaient ses productions d’ésotérisme. Voci la plus funeste des accusations : parce que je ne vous comprends pas, vous êtes ésotérique ! Ce n’est pas moi qui suis ignorant ou imperméable à l’Art. Non, c’est vous qui ne savez pas produire le livre, la musique ou le tableau qui me plairaient. En fait, vous les rimailleurs et les barbouilleurs, vous dilapidez du temps et de l’énergie pour édifier des citadelles de sable sur du vent.

    Pour le moment, la séparation drastique des deux ethnies revêt des apparences parfaitement raisonnables, puisqu’elle permet de satisfaire les exilés autant que les citadins. A l’avenir, chaque ethnie pourra vaquer à ses occupations sans être importunée par le groupe adverse.

    Hier, l’assemblée générale des artistes a décrété que la nouvelle communauté se nommerait :  « la Edad del Sol », c’est-à-dire « L’âge du soleil ». Nous voulons rendre hommage aux Maztayakaw, peuple antique au culte résolument solaire.

    L’une des principales difficultés d’installation fut le choix du secteur et du terrain où nous devrions établir le campement. Même les géologues débattent entre eux, afin de savoir si les abords de Santa Soledad sont ou ne ne sont pas stables. Les plus alarmistes affirment avoir vu, ça et là, des fissures annonciatrices de désastres.

    L’instabilité tellurique n’est pas propre à la région. Elle existe partout dans le monde, à divers degrés de gravité, mais n’est jamais nulle. Jusqu’à présent, aucune preuve ne nous a été fournie, qui aurait permis d’étayer les inquiétantes assertions. Dois-je pour autant adopter le point de vue des administrateurs de Santa Soledad ?  En effet, ils veulent que ce soient nous, les exilés, qui avons fabriqué les rumeurs, afin que les laborieux s’apitoient sur notre sort sans motif réel.

    Elena et moi partageons une roulotte verte aux roues noires, aux jantes jaunes, aux essieux rouges. Les chevaux qui l’ont tirée jusqu’au campement, à seulement sept kilomètres du Castillo de los Aguilas, nous servent pour la promenade. Ce ne sont pas des purs-sang, mais ils nous suffisent pour nos modestes balades.

    La roulotte contient le strict nécessaire : la couchette à deux places au fond et sur la droite, la table et les sièges que l’on rabat contre la cloison lorsqu’ils ne nous servent pas, un petit réchaud à gaz, un placard où ranger nos vêtements, surtout ceux d’Elena, car j’en avais apporté fort peu dans ma valise.

    Quand nous ouvrons la porte du placard, le parfum préféré d’Elena lance vers nous ses chaleureuses bouffées, semblables à des envolées de fleurs éparpillant leurs bouquets. Cela se mêle aux couleurs vives et gaies de ses robes, si bien que j’ai l’impression qu’un perroquet parfumé s’échappe du réduit. Le soleil ruisselle sur les étoffes, que le vent anime, gonfle et fait danser, car notre porte et nos fenêtres sont presque toujours ouvertes. On dirait que le souvenir du corps flexible et doux d’Elena lève et soulève les dentelles et les volants.

    L’assemblée des robes chuchote les émois des rondeurs et l’humide secret des profondeurs, ce tréfonds où ma virilité s’annule pour mieux se réaliser, s’exalte pour ensuite s’effacer. Dans l’acte amoureux, la femme s’approprie le phallus, l’absorbe et en dissout la force dans le velours de ses entrailles. L’homme se laisse joyeusement déposséder. Les rondeurs féminines réduisent la dureté de ses muscles. Lui, le chasseur, devient la proie, une proie heureuse de se faire dévorer à petites bouchées délicates, scandées par les spasmes du plaisir.

    Nous n’avons pas de réfrigérateur, car la communauté fonctionne sur la base de principes de partage. Nous avons construit un baraquement  de bois, aux fondations cimentées, dans lequel nous avons installé le groupe électrogène qui fournit l’électricité à tout le campement. Les artistes étaient employés dans des secteurs d’activités très variés, si bien que l’addition de toutes les compétences nous donne la nécessaire autonomie.

    Nous n’avons guère besoin, il est vrai, d’employés de bureaux, l’administration étant réduite à la portion minimale. Deux comptables et deux secrétaires à mi temps suffisent à tenir et suivre les dossiers. Ainsi, personne ne sacrifie sa vocation artistique sur l’autel de l’utilitarisme. Ceux d’entre nous qui n’avaient pas de qualifications manuelles avant l’exil apprennent les gestes des compagnons, jardiniers, menuisiers, peintres,  électriciens, plombiers, ou même bricoleurs de toutes sortes.

    Le bloc sanitaire contient toutes les installations nécessaires à la bonne hygiène. Laver la vaisselle devient activité communautaire. Il n’est pas rare de se trouver à dix ou quinze autour des éviers, après les deux repas principaux. Le matin, les couples et les familles se débrouillent dans leurs maisons sur roues.

    Le lavage collectif de la vaisselle est l’occasion de plaisanteries, de chansons, de rires et de cocasseries qui font oublier que nous sommes en train de faire une corvée, à tel point que plus personne n’emploierait ce mot péjoratif pour décrire ces moments de joyeuse union. Pour ceux d’entre nous qui, dans la journée, ont créé dans la solitude, c’est le moyen de connaître les nouvelles du phalanstère.

    Je dispose de mon ordinateur portable, et le plus souvent j’écris dans la roulotte, soit le matin, soit l’après-midi, en fonction de la météorologie, de la chaleur ou de la fraîcheur, et des promenades prévues avec Elena et d’autres membres du groupe.

    Le rédacteur en chef de la revue « Planeta » s’intéresse vivement à l’expérience que nous vivons. Que nous ne l’ayons pas choisie ne suscite plus d’aigreur parmi nous. Il en est même qui disent que c’est la meilleure idée qu’aient jamais eue les laborieux ! L’avenir montrera si le phalanstère est viable ou non. Pour le moment, la bonne volonté prévaut, mais il n’est pas exclu que des frictions ou conflits personnels surgissent plus tard. Jusqu’à il y a peu de temps, nous vivions dispersés dans Santa Soledad et nous ne nous réunissions que pour quelques heures chez les Casagrande, ou d’autres amis. Le groupe ne comptait jamais plus de trente ou quarante personnes, qui ensuite retournaient s’isoler dans leurs appartements ou maisons, derrière les murs garants d’intimité. Nous ne vivions pas différemment des laborieux, tandis qu’à présent nous ouvrons une voie de généreuse fraternité, ce qui ne signifie pas que la Edad del Sol est pour toujours immunisée contre la dégradation et  l’empoisonnement des relations, maladie sociale si fréquente à toutes les époques et sous tous les climats.

    Souvent, alors que j’écris, Elena joue du violon près de moi. La musique inonde l’esprit de lumière, qui peut être celle de l’aurore, de midi ou du crépuscule, mais le mot « musique » rime immanquablement avec « magique ».

    Nous n’avons plus besoin de nous parler. Les notes portent les sentiments et les pensées d’Elena jusque dans mon cœur et mon esprit. Notre amour et celui de la musique et de la littérature ne font plus qu’un, lls s’unissent et se fondent dans la chaude harmonie du don réciproque. C’est presque comme si le violon d’Elena me soufflait les mots, que je vois s’écrire sous mes yeux, dans la superbe lumière des origines. La musique lave les mots, les débarrasse de  leurs scories quotidiennes, des souillures de la trivialité. De tous les bains qui soient, la musique est le plus purificateur. Elle est aussi le vent qui donne des ailes à la pensée.

    Lorsque j’appose sur la page le provisoire point final (car ce petit cercle noir n’est jamais que le prélude au nouvel écrit, dont  j’ignore tout) je serre Elena dans mes bras. Nous écoutons nos cœurs battre à l’unison. Les mélodies flottent encore dans la roulotte, tel le parfum dégagé par le corps voluptueux d’Elena.  Nos lèvres s’épousent avec tant de force, qu’il nous semble que jamais elles ne s’étaient unies. Puis, précieusement, dans l’étui je remise le violon et l’archet, sur lequel j’applique un baiser d’adoration, comme s’il était l’un des membres de la bien aimée.

    A la nuit noire, nous fermons nos petits volets, tirons les rideaux blancs que ma compagne a confectionnés(dans la semi pénombre, ils forment des plages de neige légère et tiède) et, si nous ne sortons pas nous joindre à l’un des groupes de réflexion, de lecture ou de chant, nous commentons les évènements de la journée, dont aucun ne nous paraît dénué de sens, puisque tous les rapports au sein du phalanstère tendent vers le but idéal et nécessaire d’amélioration de chacun, par le perfectionnement de son art.

    Oui, c’est ainsi que nous concevons la dialectique entre la passion artistique et la vie : l’indispensable effort, la discipline quotidienne que nous impose notre choix, tout cela permet de surmonter, de vaincre la mollesse, la paresse, l’intarissable goût pour la facilité. Créer sans concession à l’égard des modes et des « tendances » élève l’artiste, l’arrache à la médiocrité du destin, malheur si commun que nous sommes tentés de le dépeindre comme une fatalité.

    Souvent, nous sortons nous joindre à l’un des groupes, soit sous le barnum fourni par la Municipalité, soit dans le baraquement, soit encore près de l’un des feux de camp, allumés pour le plaisir d’une amicale flambée, autour de laquelle se dévident les récits de légendes. Il est vrai que la chaude danse du feu favorise les merveilles. Auprès des flammes, l’imaginaire ne se flétrit pas ; au contraire, il s’épanouit, fleurit.

    Autour de la flambée, il se trouve toujours un joueur de violon, de banjo,  de guitare, de flûte ou d’harmonica, et des amateurs de chansons. A tour de rôle, chacun lance sa ritournelle préférée en direction des étoiles. Ceux qui la connaissent bien la reprennent en chœur. On demande aux étrangers de chanter dans leur langue maternelle. Maintenant que tous connaissent ma double identité, ma réputation de polyglotte est mise à l’épreuve de ces chorales improvisées. Je fais appel à tous mes souvenirs, et, mêlant les parlers sans souci de la hiérarchie politique ou économique, nous appelons l’humanité sous toutes ses couleurs à se joindre à nos veillées.

    De retour à la roulotte, même si fatigués par la journée, l’amour nous unit. Le corps d’Elena n’est pas seulement beau, mais ravissant, et je suis enchanté d’être à ce point ravi.  

           

   

 

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