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31/03/2022

32 Le visionnaire

32 Le visionnaire

 

    Dans la ville nettoyée de ses artistes, l’existence des fissures et des failles passait plus pour un mythe qu’une réalité. Peut-être les artistes les avaient-ils imaginées pour apitoyer les citadins sur le sort de la communauté d’exilés. Bientôt, des photographies prises par des géologues amateurs ou professionnels n’autorisèrent plus le scepticisme.

    Les incrédules constatèrent alors que des failles s’étaient rejointes et formaient une crevasse aux inquiétantes proportions. Dans les entrailles telluriques, un travail de dislocation propageait ses ondes destructrices, élargissait toujours, approfondissait toujours la plaie terreuse et rocheuse.

    Dans la même période, Domingo Malaespina manifesta un mysticisme des plus effrénés, attitude peu conforme au dogme, qui le rendit suspect auprès de Monseigneur Angel Pesar de la Cruz. Par ailleurs, celui-ci ne savait que penser des abominables lettres anonymes, qui de façon hebdomadaire bavaient des obscénités sur son bureau. L’archevêque avait essayé d’amener le jeune prêtre à se confesser auprès de lui, mais Domingo s’était invariablement débrouillé pour esquiver la honteuse confrontation. Il avait un confesseur, dans la personne d’un vieux prêtre, en qui Monseigneur mettait la plus catholique confiance.

    Interroger le vieil homme à ce sujet, l’archevêque fut tenté de le faire, mais la confession est une affaire strictement personnelle entre le confesseur et le croyant. Vouloir s’en mêler s’apparenterait à du voyeurisme, comme si l’on assistait aux turpitudes murmurées dans la pénombre du confessional. L’orgueil inconscient et l’honnêteté consciente de Monseigneur n’acceptaient pas de s’abaisser à cela.

    Lorsque, entre ses doigts, Angel Pesar de la Cruz tenait l’une de ces dénonciations, il lui semblait que le contact de l’enveloppe suffisait à souiller sa peau. L’ordure suintait à travers le papier, lui infestait la main, lui communiquait une maladie morale, aussi grave ou mortelle pour l’âme que la peste ou le choléra pour le corps. C’était affreux de sentir le poison goutter, sournoisement mais sûrement, avant même qu’il n’ait lu l’ignoble litanie d’injures et d’imprécations. Les miasmes s’élevaient jusqu’à ses narines, empestaient ses poumons, pourrissaient son sang, lequel à son tour empoisonnait le cerveau.

    Jamais à ce point, le prélat n’avaitt été confronté à la bassesse et l’ignominie, l’abjection et la vilénie. Comment, lui, le théologien et l’homme harnaché de belle expérience, il lui avait fallu parvenir à la pleine maturité, pour voir se débonder les égouts de l’âme ? Connaissait-il mieux les hommes que ne pouvaient le prétendre ces mignards enfants de chœur, en aubes blanches, si semblables à des anges ?

    Ah, justement, ces garçonnets, pourquoi diable avait-il admis que certains portent les cheveux longs comme des filles, au motif que leurs mères n’y voyaient pas malice ? Et, pire encore, pourquoi avait-il toléré que ces angelots ne portassent point de pantalon sous leurs aubes virginales, sous prétexte qu’au moins six mois par an il faisait trop chaud ? De qui était venue cette lubie ? De Domingo Malaespina.

    Oui, indubitablement, c’était lui qui avait proposé l’aménagement, par compassion pour leurs juvéniles recrues. Puis, afin d’appuyer davantage son vœu de pauvreté, Domingo lui-même avait pris l’habitude de ne porter que la soutane pour les offices. Que signifait tout cela ? Pourquoi s’enfermait-il avec les enfants de chœur, dans la pièce qui leur était réservée pour l’habillage ? Pourquoi certains d’entre eux, précisément les plus efféminés, sortaient-ils de là le visage cramoisi, comme si une méchante émotion avait fait allluer le flot vital en vagues torrentueuses jusqu’à leur minois de mignonnes poupées ? N’y avait-il pas de quoi se sentir troublé ?

    Angel Pesar de la Cruz surveillait son secrétaire, se reprochait même de l’espionner, donc de s’abaisser au niveau de l’exécrable calomniateur, mais comment découvrir autrement la vérité, sinon avec l’aide d’un détective privé ? La pensée de l’archevêque se figeait, se glaçait, lorsqu’elle touchait cette limite dans la descente de l’infernal escalier, qui le menait toujours à un degré supplémentaire de dépravation. Alors, humilié, honteux, repentant, il s’agenouillait sur le prie-Dieu, joignait les mains et suppliait le Seigneur de lui insuffler la lumière qui le libérerait de ces ténèbres, dans lesquelles il craignait de se perdre, définitivement.                

    Domingo Malaespina ne souffrait pas comme Monseigneur. Au contraire, il jubilait.  Debout sur un banc du parc, ainsi parlait le jeune prêtre homosexuel, aux tendances pédophiles supposées :

    « Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, l’heure du repentir a sonné ! Nous avons tous entendu parler du gouffre qui s’est creusé, presque aux portes de Santa Soledad. Oui, j’ai bien dit « gouffre » et non « faille » ou « crevasse » comme veulent nous le faire croire des politiciens peu scrupuleux, qui préfèrent maquiller la vérité plutôt que de la dire crûment.

    Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, celui qui vous parle n’est que l’un des humbles serviteurs de Notre Seigneur, Jésus Christ, Fils de Dieu, mort sur la Croix pour racheter les péchés du monde ! J’ai voulu voir moi-même à quoi cela ressemblait. Je suis donc sorti de la ville. Pour cela, j’ai suspendu ma soutane à une patère et j’ai chaussé des brodequins, puis j’ai pris ma canne de pèlerin.

    A quinze kilomètres des faubourgs, à seulement cinq de la Edad del Sol, qu’ai-je vu ? Un abîme ! Oui, la réalité n’est pas moins horrible que cela, mes bien chers frères, mes bien chères sœurs ! Un abîme dont la gueule d’ogre baille de faim ! Ce monstre est doué d’une puissance que nul pouvoir humain ne saurait arrêter. Seul Dieu a le pouvoir de refermer la plaie ! Or, pourquoi en est-il ainsi ? Parce que tous nous avons péché contre la religion, la seule vraie, en paroles, en pensées et par actions. Tous nous sommes coupables d’avoir offensé le vrai Dieu, l’Unique, l’Eternel, le Très Miséricordieux, loin duquel  nous ne sommes que des orphelins, des aveugles et des sourds !

    Examinons notre conscience, mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, et demandons-nous en quoi et comment nous avons péché, failli à nos devoirs de chrétiens, offensé le Dieu d’amour et de pardon ! Car il est encore temps de se repentir ! Le gouffre n’est pas encore dans nos murs ! La Main de Dieu peut le refermer, si nous éprouvons d’authentiques remords, si nous battons notre coulpe ! Revenons au temple, pour nous y agenouiller et implorer la pitié du Maître, qui voit tout et tous, et toujours ! Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, agenouillons-nous et prions le Seigneur… »

    Les passants, les badauds de tous acabits, s’arrêtaient, faisaient mine de l’approuver, se gaussaient plus ou moins ouvertement du prédicateur, lequel, tout enflammé par son prêche, n’entendait pas même les railleries. Quelquefois, de rares spectateurs aux aspirations mystiques prenaient la défense de l’illuminé, mais ces voix minoritaires ne suffisaient pas à couvrir le tohu-bohu des lazzi. Domingo Malaespina se vautrait dans le grotesque, mais de façon sublime, sans le savoir, avec fougue et brio.

    Ainsi prêchait Domingo Malaespina, au grand dam de Monseigneur  Angel Pesar de la Cruz, archevêque de Santa Soledad. Ne pouvant prétendre  ignorer la sincère  mascarade, le prélat finit par en demander raison au secrétaire.

    « Mon fils, il faut que nous parlions de faits graves, qui se déroulent dans les murs de notre bonne ville, depuis quelques semaines. J’ai reçu de nombreuses et précises informations à ce sujet, qui m’amènent à penser que cela n’est pas tolérable. Me comprenez-vous, mon fils ? »

    Domingo Malaespina fixa l’archevêque d’un regard plein de vacuité, très inquiétant pour l’interlocuteur.

    « Vous ne semblez pas deviner ce à quoi je fais allusion, Domingo, et pourtant vous êtes concerné au premier chef. Personne n’est plus que vous concerné par cette affaire. »

    Le silence du jeune prêtre commença d’irriter l’archevêque.

    « Voyons, vous n’êtes pas stupide, Malaespina, vous savez très bien à quoi je pense. Puisque vous adoptez cette attitude têtue, je vais devoir être plus précis dans mes propos. Domingo Malaespina, en tant que  serviteur de la Sainte Eglise Catholique et Apostolique, dites-moi qui vous a autorisé à prêcher sur la voie publique ? »

    La réponse tomba, rapide et tranchante comme la lame du coutelas sur le cou de la victime :

    « C’est Dieu, l’Eternel, le Tout-puissant et le Miséricordieux, qui m’inspire, Monseigneur. »

    Cette fois, ce fut le sexagénaire qui se tut. Son regard clair plongea dans la nuit des yeux du jeune homme. Il n’y lut aucune ironie, aucune tentative de provocation, mais plutôt l’invulnérable certitude du fanatique. Très mal à l’aise,  l’archevêque en frémit.

    « Vous rendez-vous compte de ce que vous me contez là, Domingo ? Vous êtes en train de faire fi de l’autorité de l’Eglise, et de prétendre que vous pouvez vous passer des lumières de ceux qui vous ont précédé depuis des décennies. Vous semblez dire que vous vous adressez directement à Dieu, en faisant totalement abstraction de Notre Saint Père le Pape. Ce n’est plus une démarche catholique, Domingo, mais protestante que vous engagez là. Aussi, moi, Angel Pesar de la Cruz, en tant qu’archevêque nommé par le Vatican pour guider les ouailles de Santa Soledad, je vous ordonne de réintégrer le troupeau, de reprendre avec nous le droit chemin, celui de la Vraie Foi, en dehors de laquelle il n’est point de salut. Dimanche prochain, publiquement, à la cathédrale, vous dénoncerez vous-même l’erreur dans laquelle vous êtes tombé. Vous citerez votre méconduite comme l’exemple qu’il ne faut pas suivre. Devant l’assemblée des fidèles, vous vous repentirez. M’avez-vous bien compris, Domingo Malaespina ? Le pardon est à ce prix. La contrition doit être profonde et totale. Alors, vous serez de nouveau membre de l’Eglise de Dieu. Dans le cas contraire, vous obligeriez le Saint Père à vous excommunier. M’obéirez-vous, Domingo Malaespina ? »

    Le jeune prêtre approuva l’archevêque. Vint le dimanche et la messe du repentir. Après son habituel sermon, magnifiquement auréolé du feu divin, Angel Pesar de la Cruz annonça que son jeune et brlllant secrétaire devait, exceptionnellement, s’adresser aux fidèles. Alignés sur les deux premiers rangs, les notables étaient tous là, attentifs et décontenancés par l’inhabituelle démarche.

    Domingo Malaespina vint se poster près de l’aigle d’or aux ailes déployées, aux yeux de rubis qui luisaient avec une insatiable et ténébreuse avidité dans la clair-obscur de la nef, mélange chatoyant de lumières vacillantes et de vagues d’ombres instables, imprévisibles comme des nappes de brouillard. Le regard du prédicateur inquiéta les dignes personnalités locales : il y brûlait une insoutenable fièvre, celle des visionnaires, la lucide folie de ceux qui ne vivent plus au cœur du présent, mais projetés dans l’avenir, dont eux seuls voient se dérouler l’horrible et le terrible faste.

    « Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs… »

    Domingo Malaespina se tut, prit son souffle et lança :

    « L’heure de la repentance a sonné ! Voyez l’aigle qui vous fixe de son regard cruel ! Moi, l’humble serviteur de Dieu, je vous le proclame, par une journée d’orages,  l’aigle va se réveiller, il fera vibrer ses ailes d’or, et pour lui le grand portail s’ouvrira, sans qu’aucune main humaine l’ait poussé ! Alors, invincible, il ira se poser sur le Torreon de las Tormentas. La girouette postée en haut du clocher ouvrira ses ailes et fera de même ! Plus rien ni personne n’arrêtera les foules de rapaces, qui s’abattront sur Santa Soledad ! Alors, du tombeau se dresseront les Maztayakaw ! Nous autres, chrétiens, avons failli à tous les devoirs de la Sainte Religion ! Préparons-nous pour le châtiment, mes bien chers frères, mes bien chères sœurs ! Agenouillons-nous, supplions le Seigneur de nous accorder son pardon ! »

    Jamais de pareils propos n’avaient retenti sous les voûtes catholiques de la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos. Les protestations et les invectives dégringolèrent en grêlons sur la tête du mystique, supposé mystificateur.

   « Il est fou à lier, s’écria Luciano Cazaladrones, mes indicateurs me l’avaient bien dit !

    - Oui, enfermons-le avec les paranoïaques et les mégalomanes, hurla Arturo Curatodo. Je vais tout de suite appeler mon service psychiatrique.     

    - Faites vite, Docteur,  il est peut-être dangereux, s’inquiéta Dolores Valle y Monte, avec ce genre d’énergumènes, on ne sait jamais comment ça peut finir.

    - Oui, en cabane, avec la camisole de force, hurla Hector Escudo, qui regrettait de ne pas porter d’armes, alors que son usine en fabriquait des centaines par jour.

    - Où est-il allé prendre ses sources, quant à la prophétie des Maztayakaw ? Je ne l’ai jamais vu à la bibliothèque.

    - Auprès de ce Mark Mywords ou Mathew Dawnside, comme vous voudrez l’appeler, révéla Felipe Carabiniero, je sais qu’ils se fréquentent. Ils ont une connaissance commune, d’ailleurs peu recommandable.

    - C’est une honte, hennit férocement Alejandra Papelero, en vigoureuse jument et défenseur de l’ordre dûment établi.

    - Nous n’avions jamais assisté à un pareil scandale, c’est à tomber à la renverse, menaça William Quickbuck, lequel péniblement

souleva ses cent vingt kilogrammes de graisse.

    - Ecoutez, pour une fois qu’il y a de la variété, nous n’allons pas nous en plaindre, plaida Carla Curatodo, qui fit circuler une œillade pleine d’ironie sur la meute des censeurs.

    - Carla, ma chérie, que dis-tu là ? Tu ne le penses pas, j’espère ?

 

    - Permettez que je prenne la défense de votre charmante épouse, mon cher Docteur, intervint Guiseppe Mascara, dont la chevelure neigeuse étoilait la pénombre, Santa Soledad m’ennuie parfois un peu. J’aimerais que l’un de nos professeurs se mette à dérailler de temps à autre, comme ce prêtre. Cela nous distrairait un peu du ronron technique et industriel.

    - Quelle mouche te pique, Guiseppe, lui reprocha Eleonora. Tu ne vas quand même pas approuver le délire d’un dérangé mental !

    - Oui, méfiez-vous, Monsieur le Président de l’Université, l’apostropha le directeur de l’hôpital, sardonique. Il y a encore de la place dans le service psychiatrique… »

    Comme pour confirmer l’avertissement, une sirène hurla la venue de l’ambulance. Durant ce pittoresque et vertueux échange, au milieu duquel Carla Curatodo et Guiseppe Mascara jetèrent des fausses notes, une noire envolée de séminaristes s’était abattue sur la personne du profanateur, l’avait maîtrisé, bouté hors les murs de la cathédrale, tandis que pleuraient et larmoyaient les enfants, que tout ce tapage abasourdissait. Quant aux garçonnets en aube blanche veillant sur l’inviolabilité de l’autel, ils étaient outrés que l’on expulsât leur ami, auquel ils avaient permis, en échange de friandises, de menues privautés dans les  profondeurs ombreuses, aux effluves d’encens de la sacristie.

    Sur le parvis de la cathédrale, l’ambulance attendait l’halluciné. Des blouses blanches relayèrent les soutanes noires, mais, pour Domingo Malaespina, tout serait désormais plongé dans la noirceur.        

      

 

 

 

 

 

 

 

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