09/04/2012
Devenir cycliste à trente ans
Devenir cycliste à trente ans (1)
Au milieu de ce siècle voué au culte des images, je commis l’impardonnable faute de naître amblyope. C’est dire que, aussitôt et irrésistiblement, j’attirai le qualificatif « handicapé » comme l’aimant la limaille de fer. En d’autres termes, d’emblée j’appartins à cette caste de réprouvés, « ceux qui ne pourront jamais », sentence qui résonne dans une vie telle une condamnation à une mort partielle.
A six ans, mon père essaya de m’enseigner la bicyclette. Une chute dans le tout début anéantit ma possible carrière cycliste. L’arrêt maternel fut prononcé : « Tu ne feras plus de vélo. » Placidement, j’obéis. J’attendrais un quart de siècle avant de redonner un coup de pédale.
Malgré les réflexions fort désobligeantes « Il faut dire que tu es repoussant, avec tes grosses lunettes. », les prédictions peu encourageantes et pas du tout charitables des bonnes âmes « Un miro comme toi, ça ne plaira jamais aux femmes. » je me suis marié – et pas avec un laideron ! Or, ma compagne aime les balades à vélo. Ne voulant pas la priver de ce plaisir, sous prétexte que j’en suis empêché, mais aussi parce que j’ai échangé mes pesants lorgnons de scaphandrier contre des lentilles, lesquelles me donnent un champ visuel intégral, je sollicite l’aide de mon père, alors âgé de 56 ans ! Avec son allant habituel et son goût prononcé du service, il accepte ce retour à l’enfance.
Nous mettons le vélo pliant de ma mère dans le coffre de l’auto. Nous voilà partis, tous les deux, sur une petite route, à travers bois. Le brave papa court derrière son attardé de fiston, courbé, en tenant le porte-bagages. Et ça roule ! En quelques séances, parfois un peu marquées par la nervosité, le champion est lancé. Plus rien ne m’arrêtera. Merci papa, de reprendre du service à l’âge d’être grand-père !
Après ma première véritable sortie (3O kilomètres !) sur un vélo d’avant-guerre, aux très larges pneumatiques, bien sûr sans dérailleur, j’ai cru mourir d’épuisement. Elisabeth, ma belle moitié, fut patiente et m’attendit plus d’une fois durant l’exploit ! Malgré ce cuisant souvenir, le dimanche suivant, j’ai récidivé la tentative. Dàjà, cela allait mieux. Le coup de pédale s’apprend kilomètre après kilomètre, patiemment dévidés, ajoutés les uns aux autres, pour former la chaîne de l’endurance.
Depuis lors, les progrès ont été constants. L’achat d’un bon routier à quinze vitesses a facilité les choses. Plus tard, au gré de l’expérience et des rencontres avec d’autres cyclistes, j’ai amélioré ma machine.
Malgré mes deux petits dixièmes de vision corrigée, en 25 ans, j’ai parcouru en moyenne 5.OOO kilomètres par an, parfois jusqu’à 7.OOO, dans onze départements différents : l’Indre et Loire, le Loir et Cher, le Maine et Loir, l’Indre, la Vienne, la Sarthe, la Mayenne, l’Orne, le Morbihan, le Finistère et les Côtes d’Armor, le plus souvent en solitaire, car les enfants sont nés. Conséquemment, Elisabeth a longtemps remisé sa bicyclette. Mon « territoire » s’étend jusqu’à Ecomois, Mamers et Moulin-la-Marche, Evron, Déols, La Roche-Posay, Loudun, Blois, Angers,
Pendant cette même période, le reste de la famille et la plupart de nos amis soit ont raccroché la bicyclette, soit n’appuient guère sur les pédales. A une exception près, qui est de taille, puisqu’elle mesure près de deux mètres : mon neveu Alexandre, franco-néerlandais, qui a parcouru l’Inde sur son V.T.T et s’est offert un périple de Rotterdam jusqu’à Barcelone !
Bien sûr, quelques fois, je suis tombé. A la rude école buissonnière de la route, j’ai gagné deux fractures de la clavicule gauche. Rafistolé grâce à des plaques de titane, en particulier pour bloquer les deux dernières lombaires et le sacrum, je suis devenu un cycliste métallique, à l’épreuve des chocs !
Malgré ces douloureuses mésaventures, toujours je suis revenu me colleter avec le ruban d’asphalte. J’aime voir le paysage défiler, changer de couleurs et de relief. Je vois avec délices les noms des localités tomber derrière moi, comme autant de quilles. Je ne connais rien de plus enivrant que les sensations de vitesse et légèreté procurées par cette machine, à juste titre surnommée « la petite reine de la route » et qui multiplie la puissance des jambes par deux facteurs, d’abord la volonté, ensuite l’entraînement .
(1) Cet article est paru dans « L’Agrandi », magazine en grands caractères, N° 7O, juin 1999. La revue a, malheureusement, disparu aujourd’hui. Au texte original, j’ai apporté de nombreuses modifications, et des précisions nécessaires. La substance demeure inchangée.
Hélas, l’accident survenu le 24 septembre 2006 m’a fortement fait douter de ma capacité à continuer seul l’aventure. Ma vue s’est encore dégradée, au cours des cinq dernières années. Il me faut désormais envisager de me faire guider, alors que je connais la région comme « le dos de ma main », belle expression anglaise qui signifie, évidemment, « comme ma poche ». Qui a dit que ce n’est pas drôle de vieillir ?
10:32 Publié dans Autobiographie, Essais | Lien permanent | Commentaires (0)
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