Le gêneur innocent 4

Le gêneur innocent 4

 

L’importun n’ignorait pas que sa résolution, si contraire à ses habitudes, surprendrait l’entourage, mais il fallait qu’il tentât la gageure. Au cours des réunions et repas, sa voix se fit entendre moins souvent, et plus timidement. Ses paroles se raréfièrent. Au début de ce changement, les habituels censeurs s’étonnèrent. Quoi, lui le philosophe impénitent, sur aucun sujet ne formulait plus d’avis ! Même lorsque s’échauffait le débat, le nouveau taciturne continuait d’afficher un silence inexpressif, presque minéral dans son obstination. Comment pouvait-on, de façon raisonnable, s’expliquer pareil revirement ?

    Aussi, d’ores et en  avant, ils se mirent à le tarabuster, l’enjoignant de ne pas occulter sa pensée :

    « - Ton silence nous interpelle !

       - Ton refus de participation orale nous torture !

       - Exprime-toi spontanément, sinon, nous saurons t’y forcer !                     

       - Quand apprendras-tu à débiter, comme tout humain normal, ces bavardages insignifiants qui comblent d’aise l’assemblée ?

       - Avec nous découvre et célèbre, dans la communauté de nos esprits, l’incomparable beauté des clichés, redondances, truismes et tautologies, qui cimentent si durablement l’unité de la civilisation ! »

    Nouvelle extraite de Au creux du Styx