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05/02/2021

Et passebt les rats... (Roman en feuilleton)

Exergue

    «   Je n’ai jamais été passionné par l’art. Si ma fille ne s’était mise en tête d’être pianiste, je n’aurais pas maintenant, moi, ce problème. Mais je suis son père et je connais mon devoir, et je dois l’écouter et lui donner mon appui. Je suis un homme d’affaires et je ne me sens heureux que lorsque je manie les finances. Je le répète, je ne suis pas un artiste. S’il existe un art d’amasser une fortune, d’exercer la domination du marché mondial et d’écraser les concurrents, je réclame la première place dans cet art-là ».

 

    « El concierto » Augusto Monterroso (1921-2003), auteur guatémaltèque        . Langues pour tous, Pocket, « Nouvelles hispano-américaines ».

 

    « La beauté est puissante et je ne doute pas qu’un jour on arrive à l’utiliser à des fins pratiques, comme donner de la lumière ou une force motrice. »

    Jean Genet « Pompes funèbres », Gallimard/Imaginaire, 2000.   

 

Avertissement

   

   Certaines descriptions de ce roman évoqueront aux cinéphiles, inévitablement, le célèbre film « Les oiseaux » du non moins célèbre Hitchcock. Aussi le lecteur pourra-t-il être tenté d’accuser l’auteur d’avoir, de façon littéraire, copié l’œuvre cinématographique. Or, l’auteur du présent ouvrage, s’il connaît l’existence et la substance du film (car, comment ne pas les connaître, sauf à vivre au sein d’une tribu de la forêt amazonienne ?) ne l’a jamais vu, pour la simple qu’il ne s’est jamais guère montré assidu dans la fréquentation des salles sombres.

    Par ailleurs, à en juger par ce que je sais du film, l’éventuelle filiation que des critiques hâtives établiraient entre l’œuvre d’Hitchcock  et la présente histoire ne serait basée que sur quelques analogies formelles. Si filiation il y a, hypothèse que je ne rejetterai pas à priori, elle ne peut être que latérale, et non directe, pour la raison énoncée plus haut. Chacun appréciera.

 

Yann Le Puits, à Saint-Cyr-sur-Loire, automne 2008

 

I Elena Mirasol

 

 

    «  Alors, venus d’au-delà de l’océan,   débarqueront des conquérants au masque trempé dans le lait, à la chevelure tissée dans des rayons d’or, et  qui  sans cesse parleront d’amour, mais dont les mains  toujours ensanglantées dénonceront la duplicité. Les adorateurs d’ Ardhor, notre dieu  Soleil, ne verront que les visages et la luminosité des chevelures les éblouira,  mais leurs yeux négligeront l’avertissement des mains. Les suaves et trompeuses paroles berceront les fils de nos fils et les endormiront. Lorsque, enfin, ils se réveilleront, trop de soleils seront nés pour mieux mourir. Armés de bâtons magiques cracheurs de feu, les hideux envahisseurs massacreront hommes et femmes, jeunes et vieux, filles et garçons, afin que de la race des adorateurs d’Ardhor ne subsiste pas un seul témoin ».

   

   (Extrait de la prophétie Maztayakaw, gravée sur des tablettes de pierre,  datant de trois mille avant Jésus Christ, conservées au Museo Regional de Santa Soledad).    

 

     « Avant l’aube, j’avais entendu l’ascenseur s’arrêter sur le palier. C’était ma voisine, Isabel Amapola, qui revenait du « Vol du condor », l’un des bars où elle donne des spectacles de castagnette et de flamenco. Son retour prélude à mon départ. Elle m’a souvent dit que, dans les rues sombres, elle voit courir des rats, qui sortent des égouts, pour fouiller dans les poubelles. Les plus gros d’entre eux n’hésitent pas à se battre contre les chats. Ces combats ne semblent pas effrayer la danseuse.

    «  Hommes ou rats, rit-elle, nous sommes pareils ! Nous survivons dans des égouts… Si tu veux vieillir, il faut être plus rusée que les chats. »  

    Lorsque je suis sortie de mon immeuble, le soleil ne s’était que depuis très peu de temps hissé au-dessus de l’horizon. Le vent descendu des montagnes qui, à l’Ouest,  surplombent la ville de Santa Soledad, soufflait encore la fraîcheur obscure et neigeuse que préservent les cimes. La sauvage expiration s’est engouffrée sous mon fin châle de laine, a gonflé ma robe avec une assurance conquérante, qui m’a fait frissonner.

    J’ai, quelques instants, contemplé le site nommé « Castillo de las Tormentas », et plus précisément le « Torreon de las Aguilas », poste d’observation préféré des rapaces,  comme si je découvrais ces étranges  amoncellements rocheux, comme si j’avais été nouvelle venue dans notre cité. Ces bizarres constructions de la nature m’étonnent encore aujourd’hui, autant qu’au premier jour. Les êtres platement réalistes ou prosaïques, comme le sont tant de mes concitoyens, appelleraient cela de la candeur, mais que m’importe ? La pénible expérience quotidienne m’a enseigné qu’il vaut mieux taire les sensations esthétiques procurées, soit par l’Art lui-même, soit par la sauvagerie primitive, dans toute sa rugueuse intransigeance. 

    «  Pourvu que le bus N° 13 n’ait pas de retard, ce matin… Je n’ai guère envie de l’attendre par ces températures encore presque hivernales… Pourtant,  nous sommes déjà en mars. »

    Sous nos latitudes, les amplitudes observées entre la température matinale et celle de midi, d’une part, puis entre celle-ci et celle d’après le crépuscule,  d’autre part, sont considérables. Avant de sortir à midi, pour la pause du déjeuner, je laisserais le châle sur le dossier de ma chaise et j’enlèverais mes collants, car déjà il ferait trop chaud.

    Le bus N° 13 n’a pas eu de retard. J’en fus naïvement reconnaissante au conducteur, comme si la ponctualité n’était pas un devoir professionnel auquel nous sommes tous astreints, mais une faveur que cet homme, dont je connais le visage mais ignore le nom, avait deviné, que moi, Elena Mirasol, secrétaire à l’Université Technologique, je suis frileuse. Sans nous connaître autrement que dans cette circonstance précise, nous nous saluons poliment. Il me réserve même parfois une phrase aimable, s’enquiert de ma santé, ou me complimente à propos de ma tenue vestimentaire. Je lui souris, le remercie, mais ne reste pas, comme le font certaines personnes, hommes ou femmes, debout près du conducteur, afin de converser avec lui. 

    «  Encore l’une de ces journées comme tant d’autres, ai-je murmuré. »

    Avant même de franchir la porte du bureau, je redoute ces heures pendant lesquelles je vais faire de mon mieux pour satisfaire les exigences de mon chef de service,  sans jamais y parvenir complètement. Pourquoi ? Parce que ma pensée me ramène toujours à ma passion artistique.      

    Le soir, si mes voisins sont sortis, je puis jouer du violon. S’ils restent chez eux, ils me redonnent leur concert de coups de balais contre le plafond… La musique s’élève vers ces imbéciles, mais eux, à l’écoute de mélodies, ne savent que s’abaisser à commettre des gestes ineptes et du tapage… Dans le voisinage, la seule personne qui prend plaisir à m’écouter, c’est Isabel Amapola. Outre les spectacles de danse, elle se livre à un commerce que l’archevêque réprouve fortement. Si je n’approuve pas la prostitution, je ne suis pas loin de la considérer comme un mal nécessaire, puisqu’elle existe depuis toujours, mais je compatis à la déchéance morale et physique de ces femmes, et de ces hommes, dont tous peuvent abuser.     

    A Santa Soledad, les artistes sont au mieux tolérés, au pire méprisés,   ridiculisés.   Encore une chance que je puisse me réfugier souvent chez les Casagrande, qui sont si accueillants. Eux ne se plaignent pas de m’entendre jouer. Ils disent même que la musique les aide à mieux créer. Quel magnifique talent ils ont tous les deux !

    Dans l’autobus, je ne m’assois jamais loin du chauffeur, précaution qui m’épargne généralement les avances plus ou moins précises, plus ou moins pressantes, des voyageurs en quête de proies sexuelles. Sur beaucoup d’hommes de Santa Soledad, j’ai l’avantage de la stature, avec mon mètre quatre-vingt, taille exceptionnelle pour une femme dans la région où vécurent les Maztayakaw. Mon « anomalie » les rebute, car ici comme partout ailleurs, les hommes n’aiment pas que les femmes les regardent de haut. Cela leur inspire la crainte d’être psychiquement dominés. Néanmoins, la variété donjuanesque est à craindre : pour ces spécimens, peu importe la taille du flacon. 

    Comme chaque matin, l’autobus a suivi la très longue  Avenida de la Conquista, étalage clinquant, tapageur et racoleur de commerces de toutes sortes, de banques, agences immobilières, où bouillonne la laborieuse activité de Santa Soledad. Ici, la plupart des gens veulent réussir. Pour eux, ce verbe signifie d’abord et par-dessus tout, gagner de l’argent, beaucoup d’argent, le plus possible d’argent, toujours plus d’argent, puis de se payer ostensiblement les choses les plus onéreuses, afin de prouver leur supériorité aux pauvres larves qui n’ont su en faire autant. Pour ces incarnations de l’échec, suffisent soit les taudis, soit le bidonville.

    Le plus souvent, plutôt que de regarder pour la dix millième fois le décor trop connu, qui plus que le drame ou la tragédie m’évoque  la farce ou la bouffonnerie, je préfère soit lire, soit écouter l’un de mes morceaux de musique préférés. Les écouteurs dans les oreilles, les yeux fermés, je m’isole. Alors, je n’entrouvre les yeux que pour vérifier si nous n’approchons pas de l’Université Technologique, ou pour voir qui s’est assis en face de moi, homme ou femme ; s’il s’agit d’un mâle, immédiatement,  je suis  sur mes gardes. Ici, la femme seule n’est guère mieux considérée  qu’un gibier. »   

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