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23/02/2021

El Alcalde

3 El Alcalde (1)

 

   

    La secrétaire de Monsieur le Maire frappe à la porte du vaste bureau lambrissé, généreusement éclairé par de hautes et larges fenêtres, avec vue sur la Plaza de la Mayoria, dominée par la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos,  de style baroque, dont les appels des cloches rythment la journée. L’épaisse moquette à la couleur de sable étouffe le claquement sec des hauts talons féminins, qui, dans les secondes précédentes, sur le parquet, le long du couloir, dévidèrent leur disharmonieux chapelet.

    Tous les hommes s’accordent pour le dire, fait qui en soi devrait suffire comme preuve : Aurora Carabiniero est une très belle femme, mieux que cela, une femme superbe. Trentenaire brune aux yeux d’un bleu foncé, aux formes épanouies sans être grasse, toujours très élégante, Aurora porte, presque en permanence sur son visage aux lignes très fines et régulières, un sourire avenant. Selon toute apparence, elle est heureuse de vivre, n’en a pas honte et ne s’en cache pas.

    Sur un plateau de métal argenté, elle apporte une pile de magazines et journaux, dans les pages desquels, avec circonspection et discernement, elle a sélectionné les articles qui seraient susceptibles d’intéresser le plus notable des élus locaux.

   

(1) Mot espagnol, qui signifie « le maire ».

    « Bonjour, Monsieur le Maire. Voici le résultat de mon petit glanage hebdomadaire.     

    - Vous êtes toujours aussi discrètement efficace, Mme Carabiniero et je vous en félicite. Dans tout ce fatras journalistique, quel article vous a paru le plus digne d’intérêt ?  

    - Monsieur le Maire, si vous m’autorisez à formuler une opinion personnelle, ce n’est pas « digne d’intérêt » que j’emploierais aujourd’hui, mais « blessant » ou même « choquant ». 

    - Tiens donc ! Et pourquoi cela, chère Madame ?

» Tout en parlant, Augusto Valle y Monte s’est dressé, car, en homme bien élevé, il ne conçoit pas de rester assis en présence d’une dame, même si la personne en question est l’une de ses subordonnées. La silhouette du Maire impose immédiatement le respect : d’une stature assez nettement supérieure à la moyenne, il porte aussi les preuves tangibles de la sédentarité. La cinquantaine de Monsieur le Maire serait plus présentable si elle se délestait d’une trentaine de kilogrammes excédentaires. Le large visage, couperosé, s’orne d’un triple menton et de bajoues. Le crâne arbore la calvitie très avancée, qui, selon certaines croyances peu scientifiques, révèle l’omniprésence des soucis et la profondeur de la pensée. L’expression des traits inspire la sympathie : sourire débonnaire aux lèvres épaisses, aux dents jaunes. Le regard exprime une forte attention ; les yeux gris saisissent tout, choses et gens, avec une belle lucidité.

    Augusto Valle y Monte n’est pas peu surpris. Son étonnement se manifeste d’abord sous la forme, abondante et plieuse, d’un froncement de sourcils. Jamais Aurora Carabiniero ne critique la presse devant lui, que ce soit de façon positive ou négative. Certes, Monsieur le Maire n’aurait pas le temps de tout lire, elle non plus d’ailleurs, mais l’élégante secrétaire se flatte de ne présenter à l’attention du « patron » que les articles dont la teneur n’est pas sans conséquence pour Santa Soledad.

    «  Qu’est-ce donc, Mme Carabiniero ? Vous m’intriguez. 

     - L’article est paru dans la revue « Planeta », cette publication éclectique et cosmopolite, où l’on peut lire des articles en plusieurs langues, avec leur traduction en Anglais. J’y ai remarqué celui d’un dénommé Mark Mywords, qui parle de notre ville. 

    - En effet, voilà qui n’est pas courant. Peu de gens s’intéressent à Santa Soledad. Pourtant, notre cité ne manque pas d’attraits. Pourquoi l’article vous a-t-il choquée, Mme Carabiniero ?

    - C’est qu’il n’est pas du tout flatteur, Monsieur le Maire. Voyez vous-même, si vous le voulez bien. »

    Aurora tend le magazine à son chef, ouvert à la page de l’article incriminé. Augusto Valle y Monte s’assoit,  met ses lunettes et parcourt les irrespectueuses lignes du journaliste. Ce faisant, les sourcils foisonnants se froncent encore davantage, ce que la secrétaire ne peut voir, puisqu’elle est restée debout. Par contre, elle jouit du privilège de contempler la calvitie du Maire, sous laquelle s’élabore la pensée municipale et peut-être monte le légitime courroux, dirigé contre le contempteur et détracteur de Santa Soledad.

    Augusto Valle y Monte a marmonné sa lecture. Par moments, la voix s’élève, s’enfle, décroît, si bien que seules des bribes de l’irrévérencieux reportage parviennent aux oreilles de Mme Carabiniero, mais, comme elle possède une excellente vue, même en restant debout près de son supérieur hiérarchique, elle suit la lecture et comble les lacunes créées par le murmure irrégulier.

    Augusto Valle y Monte ôte ses lunettes, les pose à portée de sa main droite sur le bureau, admire brièvement les mollets de la femme, puis lève les yeux en direction du beau visage. Le maire est un peu attristé par la peu flatteuse appréciation, émise par ce journaliste étranger.

    «  Vous avez eu raison de me montrer cet article, Mme Carabiniero. Le moins que nous puissions dire, c’est qu’il ne couvre pas d’éloges notre chère ville de Santa Soledad. Savez-vous qui est ce Mark Mywords ? Ce nom ne me dit rien.

    - A moi non plus, Monsieur le Maire.

    - Chacun est libre d’exprimer ses opinions, je ne songerai pas à contester ce droit du citoyen, mais le droit de réponse existe aussi, dans le cas où soit l’individu, soit une institution ou toute une communauté se trouve critiqués de façon acerbe. Donnons-nous un temps de réflexion, mais il faudra que cette affaire ait une suite. Maintenant, veuillez me soumettre la synthèse que vous avez faite des autres magazines, chère Mme Carabiniero… Asseyez-vous, je vous en prie. Où avais-je la tête ? J’aurais dû vous le dire tout de suite. »   

16/02/2021

Mark Mywords

2 Mark Mywords

 

 

    « Ce matin-là, troisième de mon séjour à Santa Soledad, je suis retourné m’isoler à la Bibliothèque Municipale, afin d’y étudier les archives régionales. Ecrire un roman historique exige des recherches approfondies, si toutefois l’auteur désire baser l’intrigue sur des événements à propos desquels s’accordent la plupart des historiens. La seule fantaisie ne peut suppléer à la connaissance. La mythologie des Maztayakaw, peuple antique à la civilisation raffinée,  me fascine depuis tant d’années, depuis l’enfance même, que je me devais, une fois au cours de ma vie, de visiter Santa Soledad. 

    Hier, pour la revue planétaire qui m’emploie, j’ai  rédigé l’article suivant :

 

    « Par la ville de Santa Soledad elle-même, je suis déçu. L’architecture coloniale y est soit dépourvue d’ambition, terne et fade, soit débordante de lourde ostentation, de ce mauvais goût criard caractéristique des gens parvenus, qui confondent l’élégance avec l’étalage de la plus tapageuse richesse.

    On y trouve, comme partout, de ces tours de verre et béton, sans style et sans âme, dont le sommet gratte le ciel. Ces monstres sont devenus le mal inévitable de tant de cités de par le monde que voyager n’a plus guère de sens, puisqu’en débarquant de l’avion le « touriste » éprouve la très déplaisante impression d’avoir volé en cercle… Reconnaissons à Santa Soledad d’avoir su,  relativement bien, se défendre contre l’envahissement titanesque. Les XVIII et XIX siècles ont laissé de notables traces de leur passage, mais un peu comme le ferait le mauvais peintre qui surchargerait sa toile de couleurs épaisses, à tel point que la grâce initiale du dessin et  le mouvement des lignes se figeraient dans la pâte et seraient même abolis.

    Ainsi, les édifices qui se veulent doriques, corinthiens ou ioniques s’emberlificotent lamentablement. Les chapiteaux s’encombrent de fioritures, les colonnes s’alourdissent, les feuilles d’acanthe ou les volutes sont plaquées là, mais restent étrangères au sol qui les accueillit. Tout cela m’apparaît presque aussi dépourvu de sens que le serait, par exemple, un château de la Renaissance italienne ou française au centre de Chicago…              

    Santa Soledad  a l’âge du soleil, c’est-à-dire que l’antiquité des peuplements humains y est si lointaine que la science des historiens ne suffit pas  à révéler toute la profondeur de ses origines. Paradoxalement, cet insondable passé n’a laissé que peu de traces, de si faibles traces que l’homme dit moderne, à la pensée principalement orientée vers l’avenir, ne verra dans les murs qui l’encerclent que ce décor, moins signifiant que celui d’un théâtre, où se déroule la suite des jours.

    Ainsi, « la ciudad » ne présente qu’un médiocre intérêt touristique. Cette carence, jointe  à sa situation d’isolement assez marqué au sein de la Confédération aux gigantesques dimensions, explique le maigre succès de l’endroit parmi la clientèle internationale. En résumé, le voyageur pourra traverser Santa Soledad sans y trouver le soupçon de pittoresque nécessaire à l’éclosion de ce frisson que nous donne la découverte. Selon toute apparence, Santa Soledad vit sans drame. Elle est l’antithèse de la tragédie, ou, peut-être pîre encore : le site fut le théâtre d’une si épouvantable tragédie que les occupants actuels préfèrent ignorer la chose. Elle est l’innommable, tel le scorpion du remords, enfoncé dans les sables de la mémoire, ou de l’amnésie. Personne n’ira creuser le sable, car qui trouverait le courage nécessaire pour affronter le dard ? Qui ne craindrait le poison et sa foudroyante brûlure ? 

    La région est plutôt sous-peuplée. Des distances de plusieurs centaines de kilomètres séparent les villes les unes des autres. Etroites et sinueuses, les routes ne sont pas toujours bien entretenues ; certaines sont même en si piteux état que le transport aérien est préférable au routier. 

    A Santa Soledad, les hôtels sont assez rares et de très modestes dimensions. Pour la plupart, ils n’accueillent que des voyageurs de commerce. Venir à Santa Soledada, c’est atteindre le bout du monde. Au-delà de l’insignifiance affairiste qui sévit entre ses murs, il n’y a rien. La certitude intuitive de cette insignifiance empoigne le visiteur. Aussi, dès que j’aurai terminé de rédiger les fiches nécessaires à la rédaction du roman, je repartirai vers des cieux plus étendus.

   

    Mark Mywords »

   

    C’est dire que, de cette studieuse journée, je n’attendais pas de rencontres. Je vais à la bibliothèque, j’y passe une grande partie de la journée, ne m’accorde qu’une pause d’une heure et demi, dont seulement une demi-heure pour déjeuner, le reste de ce temps pour déambuler dans les rues, marcher le long du Rio Sangriento, ou refaire le tour de la cathédrale baptisée « Santa Trinidad de los Castigos ».

    Ce matin, j’ai quitté l’hôtel encore plus tôt que d’habitude, afin d’arriver à la bibliothèque dès l’heure d’ouverture. Je suis monté dans l’autobus N°13, à l’un des arrêts de l’artère principale, nommée « avenida de la Conquista », en souvenir de la victoire des envahisseurs sur les autochtones, les Maztayakaw. C’est dans l’autobus que j’eus la première véritable surprise humaine de mon séjour à Santa Soledad. »

05/02/2021

Et passebt les rats... (Roman en feuilleton)

Exergue

    «   Je n’ai jamais été passionné par l’art. Si ma fille ne s’était mise en tête d’être pianiste, je n’aurais pas maintenant, moi, ce problème. Mais je suis son père et je connais mon devoir, et je dois l’écouter et lui donner mon appui. Je suis un homme d’affaires et je ne me sens heureux que lorsque je manie les finances. Je le répète, je ne suis pas un artiste. S’il existe un art d’amasser une fortune, d’exercer la domination du marché mondial et d’écraser les concurrents, je réclame la première place dans cet art-là ».

 

    « El concierto » Augusto Monterroso (1921-2003), auteur guatémaltèque        . Langues pour tous, Pocket, « Nouvelles hispano-américaines ».

 

    « La beauté est puissante et je ne doute pas qu’un jour on arrive à l’utiliser à des fins pratiques, comme donner de la lumière ou une force motrice. »

    Jean Genet « Pompes funèbres », Gallimard/Imaginaire, 2000.   

 

Avertissement

   

   Certaines descriptions de ce roman évoqueront aux cinéphiles, inévitablement, le célèbre film « Les oiseaux » du non moins célèbre Hitchcock. Aussi le lecteur pourra-t-il être tenté d’accuser l’auteur d’avoir, de façon littéraire, copié l’œuvre cinématographique. Or, l’auteur du présent ouvrage, s’il connaît l’existence et la substance du film (car, comment ne pas les connaître, sauf à vivre au sein d’une tribu de la forêt amazonienne ?) ne l’a jamais vu, pour la simple qu’il ne s’est jamais guère montré assidu dans la fréquentation des salles sombres.

    Par ailleurs, à en juger par ce que je sais du film, l’éventuelle filiation que des critiques hâtives établiraient entre l’œuvre d’Hitchcock  et la présente histoire ne serait basée que sur quelques analogies formelles. Si filiation il y a, hypothèse que je ne rejetterai pas à priori, elle ne peut être que latérale, et non directe, pour la raison énoncée plus haut. Chacun appréciera.

 

Yann Le Puits, à Saint-Cyr-sur-Loire, automne 2008

 

I Elena Mirasol

 

 

    «  Alors, venus d’au-delà de l’océan,   débarqueront des conquérants au masque trempé dans le lait, à la chevelure tissée dans des rayons d’or, et  qui  sans cesse parleront d’amour, mais dont les mains  toujours ensanglantées dénonceront la duplicité. Les adorateurs d’ Ardhor, notre dieu  Soleil, ne verront que les visages et la luminosité des chevelures les éblouira,  mais leurs yeux négligeront l’avertissement des mains. Les suaves et trompeuses paroles berceront les fils de nos fils et les endormiront. Lorsque, enfin, ils se réveilleront, trop de soleils seront nés pour mieux mourir. Armés de bâtons magiques cracheurs de feu, les hideux envahisseurs massacreront hommes et femmes, jeunes et vieux, filles et garçons, afin que de la race des adorateurs d’Ardhor ne subsiste pas un seul témoin ».

   

   (Extrait de la prophétie Maztayakaw, gravée sur des tablettes de pierre,  datant de trois mille avant Jésus Christ, conservées au Museo Regional de Santa Soledad).    

 

     « Avant l’aube, j’avais entendu l’ascenseur s’arrêter sur le palier. C’était ma voisine, Isabel Amapola, qui revenait du « Vol du condor », l’un des bars où elle donne des spectacles de castagnette et de flamenco. Son retour prélude à mon départ. Elle m’a souvent dit que, dans les rues sombres, elle voit courir des rats, qui sortent des égouts, pour fouiller dans les poubelles. Les plus gros d’entre eux n’hésitent pas à se battre contre les chats. Ces combats ne semblent pas effrayer la danseuse.

    «  Hommes ou rats, rit-elle, nous sommes pareils ! Nous survivons dans des égouts… Si tu veux vieillir, il faut être plus rusée que les chats. »  

    Lorsque je suis sortie de mon immeuble, le soleil ne s’était que depuis très peu de temps hissé au-dessus de l’horizon. Le vent descendu des montagnes qui, à l’Ouest,  surplombent la ville de Santa Soledad, soufflait encore la fraîcheur obscure et neigeuse que préservent les cimes. La sauvage expiration s’est engouffrée sous mon fin châle de laine, a gonflé ma robe avec une assurance conquérante, qui m’a fait frissonner.

    J’ai, quelques instants, contemplé le site nommé « Castillo de las Tormentas », et plus précisément le « Torreon de las Aguilas », poste d’observation préféré des rapaces,  comme si je découvrais ces étranges  amoncellements rocheux, comme si j’avais été nouvelle venue dans notre cité. Ces bizarres constructions de la nature m’étonnent encore aujourd’hui, autant qu’au premier jour. Les êtres platement réalistes ou prosaïques, comme le sont tant de mes concitoyens, appelleraient cela de la candeur, mais que m’importe ? La pénible expérience quotidienne m’a enseigné qu’il vaut mieux taire les sensations esthétiques procurées, soit par l’Art lui-même, soit par la sauvagerie primitive, dans toute sa rugueuse intransigeance. 

    «  Pourvu que le bus N° 13 n’ait pas de retard, ce matin… Je n’ai guère envie de l’attendre par ces températures encore presque hivernales… Pourtant,  nous sommes déjà en mars. »

    Sous nos latitudes, les amplitudes observées entre la température matinale et celle de midi, d’une part, puis entre celle-ci et celle d’après le crépuscule,  d’autre part, sont considérables. Avant de sortir à midi, pour la pause du déjeuner, je laisserais le châle sur le dossier de ma chaise et j’enlèverais mes collants, car déjà il ferait trop chaud.

    Le bus N° 13 n’a pas eu de retard. J’en fus naïvement reconnaissante au conducteur, comme si la ponctualité n’était pas un devoir professionnel auquel nous sommes tous astreints, mais une faveur que cet homme, dont je connais le visage mais ignore le nom, avait deviné, que moi, Elena Mirasol, secrétaire à l’Université Technologique, je suis frileuse. Sans nous connaître autrement que dans cette circonstance précise, nous nous saluons poliment. Il me réserve même parfois une phrase aimable, s’enquiert de ma santé, ou me complimente à propos de ma tenue vestimentaire. Je lui souris, le remercie, mais ne reste pas, comme le font certaines personnes, hommes ou femmes, debout près du conducteur, afin de converser avec lui. 

    «  Encore l’une de ces journées comme tant d’autres, ai-je murmuré. »

    Avant même de franchir la porte du bureau, je redoute ces heures pendant lesquelles je vais faire de mon mieux pour satisfaire les exigences de mon chef de service,  sans jamais y parvenir complètement. Pourquoi ? Parce que ma pensée me ramène toujours à ma passion artistique.      

    Le soir, si mes voisins sont sortis, je puis jouer du violon. S’ils restent chez eux, ils me redonnent leur concert de coups de balais contre le plafond… La musique s’élève vers ces imbéciles, mais eux, à l’écoute de mélodies, ne savent que s’abaisser à commettre des gestes ineptes et du tapage… Dans le voisinage, la seule personne qui prend plaisir à m’écouter, c’est Isabel Amapola. Outre les spectacles de danse, elle se livre à un commerce que l’archevêque réprouve fortement. Si je n’approuve pas la prostitution, je ne suis pas loin de la considérer comme un mal nécessaire, puisqu’elle existe depuis toujours, mais je compatis à la déchéance morale et physique de ces femmes, et de ces hommes, dont tous peuvent abuser.     

    A Santa Soledad, les artistes sont au mieux tolérés, au pire méprisés,   ridiculisés.   Encore une chance que je puisse me réfugier souvent chez les Casagrande, qui sont si accueillants. Eux ne se plaignent pas de m’entendre jouer. Ils disent même que la musique les aide à mieux créer. Quel magnifique talent ils ont tous les deux !

    Dans l’autobus, je ne m’assois jamais loin du chauffeur, précaution qui m’épargne généralement les avances plus ou moins précises, plus ou moins pressantes, des voyageurs en quête de proies sexuelles. Sur beaucoup d’hommes de Santa Soledad, j’ai l’avantage de la stature, avec mon mètre quatre-vingt, taille exceptionnelle pour une femme dans la région où vécurent les Maztayakaw. Mon « anomalie » les rebute, car ici comme partout ailleurs, les hommes n’aiment pas que les femmes les regardent de haut. Cela leur inspire la crainte d’être psychiquement dominés. Néanmoins, la variété donjuanesque est à craindre : pour ces spécimens, peu importe la taille du flacon. 

    Comme chaque matin, l’autobus a suivi la très longue  Avenida de la Conquista, étalage clinquant, tapageur et racoleur de commerces de toutes sortes, de banques, agences immobilières, où bouillonne la laborieuse activité de Santa Soledad. Ici, la plupart des gens veulent réussir. Pour eux, ce verbe signifie d’abord et par-dessus tout, gagner de l’argent, beaucoup d’argent, le plus possible d’argent, toujours plus d’argent, puis de se payer ostensiblement les choses les plus onéreuses, afin de prouver leur supériorité aux pauvres larves qui n’ont su en faire autant. Pour ces incarnations de l’échec, suffisent soit les taudis, soit le bidonville.

    Le plus souvent, plutôt que de regarder pour la dix millième fois le décor trop connu, qui plus que le drame ou la tragédie m’évoque  la farce ou la bouffonnerie, je préfère soit lire, soit écouter l’un de mes morceaux de musique préférés. Les écouteurs dans les oreilles, les yeux fermés, je m’isole. Alors, je n’entrouvre les yeux que pour vérifier si nous n’approchons pas de l’Université Technologique, ou pour voir qui s’est assis en face de moi, homme ou femme ; s’il s’agit d’un mâle, immédiatement,  je suis  sur mes gardes. Ici, la femme seule n’est guère mieux considérée  qu’un gibier. »