22/03/2021
6 Le viking
6 Le Viking
« Autant par désintérêt pour la ville trop connue que par lassitude anticipée, j’avais fermé les yeux. Derrière mes paupières closes, je me sentais bien à l’abri, un peu comme si, au lieu de rouler dans l’autobus N° 13, j’étais encore couchée, en chemise de nuit, dans la pénombre de l’appartement lorsque le jour s’infiltre doucement malgré l’obstacle métallique des volets.
Vite, je revins à la trivialité de ma situation. Dans une vingtaine de minutes, je franchirais la porte de l’Université Technologique. A Santa Soledad, il serait inconcevable d’enseigner autre chose que les « choses utiles », c’est-à-dire la mécanique, l’électronique, l’informatique, le commerce, la comptabilité, la gestion d’entreprise, enfin tout ce qui permet d’améliorer l’efficacité industrielle et commerciale, le rendement, les performances et le profit.
Depuis très longtemps, l’étude des Arts et de la littérature ont été déclarés caduques. La défection des étudiants s’est produite peu à peu. D’année en année, les inscriptions se sont raréfiées. Les professeurs se sont, malgré leurs compétences et leur dévouement, trouvés face à des amphithéâtres vides, où ne résonnaient que leurs paroles, où leurs analyses n’étaient reçues que par des sièges vacants. L’un après l’autre, il a fallu les licencier. L’Université n’allait pas continuer de payer des enseignants à bonimenter face à des fantômes d’étudiants…
Les langues mortes ont, évidemment, été les premières victimes de cette épuration. Les suivirent de près la musicologie, l’histoire de l’art, la philosophie, l’Histoire que son « H » majuscule ne suffit pas à préserver, les langues vivantes étudiées du point de vue littéraire. Notre noble Université n’enseigne plus ces dernières que sous leurs versions technique, économique, juridique et commerciale. Afin de produire et vendre, Shakespeare, Rabelais, Goethe, Dante et Cervantès sont superfétatoires.
Le fabricant et le vendeur n’ont nul besoin de posséder l’ombre d’un passé culturel. Il suffit qu’ils aient des qualités clairement répertoriées : assiduité, exactitude, énergie, opiniâtreté, capacité d’adaptation, dynamisme, volonté d’innovation, esprit de service au sein de l’entreprise, enfin du mordant et de l’agressivité, mais ces dernières qualités en quantités modérées, tel le soupçon de poivre ajouté à la sauce, pour lui donner ce léger piquant supplémentaire, qui permet d’aiguiser l’appétit.
A Santa Soledad, le rêve est si suspect qu’il y est, définitivement, interdit de séjour.
Comme d’habitude, autour de moi, les autres femmes parlaient fort et s’esclaffaient. Je ne parle jamais à aucune. Nous ne sommes pas de la même espèce. Dans cette ville, où j’habite mais ne vis pas, les gens de mon espèce, c’est-à-dire les artistes, donc les rêveurs impénitents, sont au mieux tolérés, considérés dans un mélange d’amusement et de mépris, ou d’agacement et d’hostilité ; la proportion de ces ingrédients varie, selon les heures et les gens.
Derrière le paravent de mes paupières closes, je me suis sentie observée. Quelqu’un s’était assis en face de moi. Le regard coulait et courait sur ma chevelure, suivit la courbure de mes épaules, épousa les fermes rondeurs de mes seins, descendit vers mon ventre et longea les lignes fuselées de mes jambes. Qui me détaillait ainsi, avec cet aplomb caressant ?
J’ai entrouvert les yeux. Evidemment, c’était un homme qui me détaillait de cette manière. Je m’attendais à voir l’un de ces goujats, si nombreux à Santa Soledad, mais fus très surprise de constater que le spécimen assis en face de moi, au moins sur le plan physique, ne correspondait pas du tout au type le plus commun dans nos murs.
C’était un Viking. Jamais auparavant ici je n’avais vu d’homme présentant une pareille stature. Il n’est pas facile d’évaluer la taille d’une personne assise, mais, de façon manifeste, ce gaillard m’aurait dépassée largement de plus d’une tête, si nous nous étions tenus debout. Il portait une courte chevelure, à la blondeur dorée. Ses yeux d’un bleu pâle me considèraient avec intérêt. Il n’y avait pas, dans ce regard, le seul intérêt génital que la plupart des hommes ne savent dissimuler, tant le désir les brûle de posséder notre intimité. Non, je lus dans ces deux lacs ensoleillés comme une interrogation, mais aussi un mélange d’admiration et de commisération, si tant est que les deux sentiments puissent coexister, en étant destinés à une même personne.
Avec gentillesse, il me souriait. Habituellement, lorsqu’un homme inconnu me sourit, je détourne la tête et mon visage se fige et se durcit. En l’occurrence, et je ne saurais précisément expliquer pourquoi, je répondis à son sourire. Peut-être me suis-je leurrée, mais il m’a semblé que ce mouvement des lèvres et cette lueur dans les yeux provenaient d’autre chose que l’attirance étroitement physique. J’ai lu, dans la physionomie de cet homme, une subtile intelligence, une belle humanité, qualités que rarement je détecte chez mes concitoyens.
J’eus l’impression que le Viking voulait me parler, mais, pour une raison que j’ignore, il ne le fit pas. J’en fus étonnée, car ne l’avais-je pas encouragé, puisque, moi aussi, j’avais souri ?
Nous avons traversé la Plaza de la Mayoria. Une idée loufoque m’a traversé l’esprit : quand l’aigle d’acier, qui virevolte au gré du vent sur le clocher, se décidera-t-il à s’envoler ? Rejoindra-t-il un jour les rapaces, qui nichent par centaines sur les hauteurs, nommées « Castillo de los Aguilas » ? C’est exactement la sorte de fantaisie qu’il vaut mieux taire, à Santa Soledad. Aussitôt, les gens douteraient de ma raison…
Le Viking est descendu à l’arrêt de la Bibliothèque Municipale, où la littérature est reléguée au sous-sol, tandis que les sciences et les techniques occupent les étages. S’il allait bien à la Bibliothèque, je me demande quels genres de livres il voulait y chercher.
J’ai poursuivi mon chemin, au milieu du cancanage et des parfums tapageurs des autres voyageuses, sous le regard concupiscent des mâles en rut perpétuel, dont certains se lavent rarement. Plus que tout, je redoute la puanteur de ces gorets. Lorsque je descendrais de l’autobus N°13, ce serait pour affronter le chef de service, au secrétariat de l’Université Technologique, Amanda Cazaladrones, épouse de Monsieur le Commissaire de Police, probablement aussi experte que lui en tabassage psychologique. Reverrais-je jamais « mon Viking » ? C’était peu probable. »
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11/03/2021
5 L'appel
5 L’appel
Mme Aurora Carabiniero quitta le bureau de Monsieur le Maire, et laissa derrière elle la trace doucement capiteuse et parfumée de son passage. L’élu local aimait respirer ce sillage, sans qu’il essayât de définir la nature exacte du plaisir éprouvé. De sa secrétaire, il ne pensait que du bien, d’abord sur le plan professionnel, puis en tant qu’homme qui juge hautement une femme. La conduite maritale de Mme Carabiniero ne permettait aucune de ces médisances, qui souvent courent de bouche à oreille. Quant au Maire, il prisait au plus haut point la fidélité conjugale. Il opinait qu’un homme responsable et respectable doit être suffisamment fatigué par sa journée de travail, ses enfants et l’hommage rendu à l’épouse, donc ne devrait pas éprouver le besoin d’éparpiller sa semence aux quatre vents. Si parfois il complimentait la secrétaire à propos de sa coiffure ou de sa robe, c’était un peu par galanterie, mais principalement pour lui signifier qu’il remarquait ses efforts de bonne présentation professionnelle. La flatteuse et sincère appréciation exalte la vanité, laquelle à son tour accroît l’ardeur à la tâche.
La revue « Planeta » était restée ouverte sur la table, à la page de l’article dont les termes et la teneur déplaisaient à Monsieur le Maire. Le front se plissait de manière désapprobatrice. A l’aide d’un stylographe serré dans la main droite, il tambourinait sur la table, geste qui chez lui signalait un mélange d’irritation et de perplexité. Valle y Monte interrompit le tambourinage, et se mit à souligner d’un trait noir les passages qui l’incommodaient le plus. Lorsqu’il eut fini ce balisage dénonciateur, il soupira profondément, puis se leva et se dirigea vers l’une des grandes baies vitrées donnant sur la Plaza de la Mayoria, que traverse l’avenue principale.
Longue de neuf kilomètres, la Avenida de la Conquista court d’Est en Ouest, à travers Santa Soledad. Bordée d’arbres poussiéreux et fleurant la flatulence des pots d’échappement, plumets maladifs aux essences incertaines, résultats de maniplations génétiques, cette percée s’intitule « de la Conquista » en souvenir de la victoire des envahisseurs sur les légitimes occupants des lieux. Le long de l’artère, qui draîne le sang nourricier de la ville, s’alignent banques et commerces de toutes sortes. L’avenue coupe trois places en deux parties égales, sur lesquelles débouchent les trois boulevards, qui descendent du Nord vers le Sud, rencontrent et fécondent leur grande sœur, l’avenue, avec une incestueuse efficacité, en grossissant au cours des heures diurnes le flot multiforme de l’incessant trafic, toujours empressé même et surtout en cas d’embouteillage. Les affaires sont les affaires, le temps c’est de l’argent, ou du pétrole, ou de l’or, la valeur suprême qui fait courir les hommes en tous lieux, à toutes les époques.
Lorsque la nuit, sur la « Ciudad » suante, essoufflée, menacée d’infarctus ou d’apoplexie, dépose son couvercle de ténèbres, tout s’apaise. La ville s’abandonne à une léthargie apparemment,
mais faussement totale. Ici comme partout, lorsque les honnêtes gens dorment, le crime sévit. Sous des oripeaux différents, l’or continue de régner. C’est contre ce mal éternel que vaillamment lutte Augusto Valle y Monte, assisté en cela par Monsieur le Commissaire Luciano Cazaladrones, ses madrés inspecteurs et les sévères hommes de robe.
Dans Santa Soledad, c’est la Plaza de la Mayoria qui joue le rôle de cœur et imprime aux jours le rythme hâtif des systoles et diastoles commerciales et industrielles. Les firmes et les banques les plus importantes y ont installé leur siège.
La plaza de la Mayoria présente la forme du rectangle. Sur le côté situé à l’Est se dresse l’Hôtel de Ville, tandis qu’à l’Ouest, la Chambre du Commerce voisine avec le Palais de Justice. Le Commissariat de Police est derrière le Palais de Justice, comme caché par celui-ci, dans une rue adjacente. Selon certaines rumeurs, des couloirs discrets mèneraient de l’un à l’autre, permettant de cette façon de traiter plus rapidement le cas des criminels et délinquants pris la griffe sur le sac à mains.
Au centre de la Plaza, un parvis circulaire couvert de dalles grises permet aux fidèles, après les offices à la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos, de s’égailler sans danger, car, bizarrement, l’édifice religieux forme un îlot de fixité minérale, au milieu du vortex des véhicules.
Augusto Valle y Monte regarda la cathédrale, en admira une fois de plus le style baroque, jugé par certains esthètes sans grâce et surchargé, mais selon le notable, ces reproches étaient absurdes. Reprocherait-on, par exemple, à l’architecture de la Renaissance d’être la synthèse de la finesse et de l’élégance aérienne ?
« Notre cathédrale baroque offre aux regards de ceux qui savent voir sans préjugés la généreuse profusion des motifs décoratifs les plus variés. Qui se plaindra d’assister au spectacle de l’abondance ? »
L’autobus n°13 passa sur la place. Le Maire le vit, c’est-à-dire que ses yeux enregistrèrent le mouvement, mais sa conscience négligea le fait, trop quotidien pour mériter l’attention du premier magistrat de la ville. La religiosité de Monsieur le Maire était, même si plus formelle que profonde, sincère et constante. Il est de ces choses qui jamais ne doivent être contestées, par exemple l’existence de Dieu, le Père doué d’ubiquité, omniscient, tout-puissant et miséricordieux. Pour que la société vive et perdure, il lui faut d’indiscutables fondements moraux. La religion forme ce socle, à la solidité garantie par le céleste assureur suprême. Diable et Dieu, voilà des entités très commodes, qui départagent le Mal du Bien, les bons des mauvais, les paresseux des travailleurs.
Augusto Valle y Monte sourit à la cathédrale, comme s’il était en présence d’une vieille amie, toujours fréquentée avec le même plaisir, calme et sans surprises. Son regard se porta sur la girouette, à la forme inhabituelle, car, au lieu de figurer le coq, volatile domestique, matutinal et rassurant même si bruyant, elle assumait l’apparence d’un aigle aux ailes repliées. Dans le bec du rapace était serré un long serpent qui se tortillait, dans les affres d’une agonie sans fin.
« Quelle girouette bizarre, murmura-t-il, comme s’il la voyait pour la première fois. Je ne sais pourquoi, cela me surprendra toujours, bien que je l’aie vue des milliers de fois… »
La vue de l’aigle d’acier tenant le reptile captif, au faîte de l’édifice chrétien, pouvait faire couler dans le dos du touriste un frisson de malaise. Monsieur le Maire n’était pas aussi impressionnable, et même s’il l’avait été, la girouette n’était que l’un des éléments du décor citadin et journalier. Malgré l’usure causée par l’habitude, elle ne laissait pas de l’intriguer encore parfois. L’aigle immobile et pourtant vivant lui paraissait toujours être une anomalie, qu’il fallait tolérer puisque Monseigneur Angel Pesar de la Cruz lui-même n’y voyait pas malice.
« Santa Soledad est la seule ville au monde à pouvoir se flatter de posséder une telle girouette, si fortement originale, s’enorgueillit le Maire. Qu’elle me plaise ou non est accessoire. Sa présence incongrue enrichit le patrimoine historique de la ville. Voilà l’essentiel. »
Augusto Valle y Monte sortit de sa contemplation architecturale, religieuse et décorative, tourna le dos à la haute et large fenêtre encadrée de rideaux de velours bleu pâle, se rassit, décrocha le combiné du téléphone, et appuya sur l’une des touches, qui le relierait directement à l’un de ses correspondants habituels.
Sur le bureau de Monsieur le Commissaire de Police, le téléphone sonna d’une manière particulièrement énergique. Luciano Cazaladrones se flattait de deviner qui l’appelait, avant même d’avoir décroché le combiné. Il prétendait que l’appareil sonnait de façon câline, si c’était son épouse, Amanda, qui l’appelait ; la sonnerie lui caressait alors les tympans, comme l’aurait fait l’aveu réitéré d’une indéfectible passion amoureuse. Un appel en provenance de Monsieur le Maire n’avait pas cette douceur féminine, mais une force impérieuse et courtoise.
Luciano Cazladrones était un petit homme vigoureux et trapu, à la fine moustache et aux cheveux gris, au front assez ridé, aux yeux noirs très perçants, pour tout voir mais ne rien laisser paraître aux suspects, aux vastes oreilles décollées, pour tout entendre… Le cendrier en forme de grand coquillage, plein à déborder de mégots refroidis, témoignait, avec la pugnacité de ses relents mortifères, contre le vice, la manie ou la maladie, selon le substantif que l’on voudra lui appliquer, qui ravageait les journées et parfois les nuitées de Luciano Cazaladrones. Ce tabagisme impénitent souciait sa femme, Amanda, qui craignait fort que son policier de mari n’abrègeât son existence par l’abus des petits cylindres bourrés de feuilles séchées.
« Oui, Monsieur le Maire, c’est moi, Luciano Cazaladrones, pour vous servir. Que puis-je faire pour vous ? Ah, oui, cet article paru dans la revue « Planeta ». En effet, comme vous je l’ai lu, et comme vous je suis navré que l’on ose imprimer une telle détraction de notre cité. Non, je ne connais pas ce Mark Mywords. Je présume qu’il est ici en situation régulière, car, sinon, j’aurais vu passer la fiche signalétique. Personne ne m’a parlé d’un suspect répondant à ce nom. Si ses papiers sont en règle, s’il a un casier judiciaire vierge, nous ne pourrons rien faire contre lui, en tout cas pas l’expulser. Tout de même, je vais diligenter une enquête à son sujet. Felipe Carabiniero saura mener ça de main de maître. »
Le soir de ce même jour, Augusto Valle y Monte ne put cacher le déplaisir que lui avait procuré la lecture de l’article. Il en était encore si touché que le triple menton tremblotait d’indignation. Toute la masse graisseuse de Monsieur le Maire se soulevait, ondulait, se boursouflait, sous le vent du noble courroux municipal. Cela lui conférait une monstrueuse beauté, que Dolores admirait autant qu’elle en redoutait les néfastes effets pour la santé de l’époux.
« Te rends-tu compte, Dolores, quelles horreurs cet auteur étranger se permet de publier sur notre bonne ville ? Cela ne frise-t-il pas la calomnie, voire la diffamation ? Pour qui se prend-il ? Le Juge Suprême ? Heureusement que nous avons une police vigilante. Luciano Cazaladrones m’a dit qu’il va lancer Felipe Carabiniero sur la piste de ce plumitif. Si ce Mark Mywords commet la moindre incartade, il l’interpelle et nous le faisons rapatrier. Nous n’allons tout de même pas nous laisser insulter !
- Allons, calme-toi, Augusto ! La colère n’est bonne pour personne, et encore moins pour toi, l’objurgua son infirmière d’épouse. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Qui lira cet article ? Des intellectuels, tous coupés des réalités. Que nous importe leur opinion ? Avec l’aide des autres notables, tu gères bien Santa Soledad. N’est-ce pas le principal ? Arrête donc de t’énerver. Je parierais que ta tension artérielle est en train de monter dangereusement. Méfie-toi. Aujourd’hui, l’ambulance nous a encore amené un malade frappé de congestion cérébrale. Ce genre d’attaque laisse toujours des séquelles. Arturo Curatodo me l’a encore dit ce matin. Même s’il ne soigne plus, il continue de s’intéresser à la médecine. Il se tient au courant des progrès accomplis. C’est un excellent directeur. Je m’entends bien avec lui. Par contre, j’ai encore eu un différend avec faciles avec Eleonora Mascara. Comme d’habitude, j’ai dû me plier. Quel mauvais caractère elle a ! Il faut que les toubibs aient toujours le dernier mot. Son mari ne doit pas rire tous les jours. C’est à se demander qui porte la culotte dans ce ménage. Augusto, sois gentil, fais-moi plaisir et reprends un verre d’eau minérale. Pense à l’avenir de nos enfants, mon chéri ! Changeons de sujet. Figure-toi que Monseigneur est venu rendre une visite de charité, à l’hôpital. Il m’a parlé avec l’exquise courtoisie qui nous séduit tous. Angel Pesar de la Cruz est vraiment le meilleur archevêque possible pour Santa Soledad. Par contre, je n’aime pas beaucoup son secrétaire. Je ne sais pas pourquoi, mais il me met mal à l’aise. Pourtant, il est très correct et poli, mais sa tête ne me plaît pas… Allons, ce que je dis là n’est pas chrétien ! N’en tenez pas compte, mes enfants !»
Les six enfants, âgés de dix à dix-huit ans, trois pour chaque sexe, étaient tous assis autour de la table. Ils regardaient le père avec une inquiétude certaine. La parole thérapeutique de Dolores, infirmière chef à l’hôpital, faisait autorité dans le foyer. L’épouse du Maire portait sans complexe une cinquantaine épanouie par la joie d’avoir conçu les six beaux fruits féminins et masculins, qui ne perdaient pas une syllabe du dialogue parental. Dolores était une petite femme pétulante, énergique, assez primesautière, pleine de charme. Elle et son mari s’adoraient, comme peuvent s’adorer des êtres humains, c’est-à-dire grâce à la symbiose de la chair et de l’esprit qui caractérise le bonheur des gens équilibrés.
Obéissant avec joyeuse reconnaissance, Augusto Valle y Monte reprit un verre d’eau minérale. Ravi d’abandonner sa défroque de premier magistrat de la cité, l’époux sirota suavement l’eau lustrale de la ferveur maritale.
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02/03/2021
4 L'inconnue
4 L’inconnue
« La jeune dame en face de laquelle je m’étais assis m’a paru, dès le premier regard, fort différente des autres femmes de Santa Soledad. D’abord, elle était beaucoup plus grande que ne le sont la plupart des autres habitantes, qui ne doivent pas mesurer, en moyenne, plus d’un mètre soixante. Avec mes deux mètres, je passe pour un géant quasiment partout, mais j’imaginai facilement que, si ce vis-à-vis féminin s’était dressé, même à côté de moi, n’aurait pas semblé minuscule. Néanmoins, cette seule particularité n’eût pas suffi à me la rendre intéressante.
Les hommes et les femmes d’ici ont très souvent une allure affairée, comme s’ils couraient sans cesse d’une tâche à l’autre, ce qui je présume est réellement le cas. L’agitation ne semble pas les gêner. Je dirais que ce rapide mouvement de leur existence constitue leur milieu naturel, comme l’est l’eau pour les poissons. Ils nagent dans le foisonnement d’activités avec un bonheur candide.
A tout cela, hommes et femmes mettent une sérieuse application, mais les femmes savent aussi rire plus facilement que les hommes, à propos de choses apparemment dépourvues de toute drôlerie. C’est du moins ce que j’ai remarqué, dans mes relations intermittentes avec des vendeuses ou des serveuses, des commerçantes ou de simples passantes à qui je demande mon chemin, mais aussi en écoutant les conversations qu’elles tiennent entre elles à voix haute, dans les lieux publics, sans se gêner, comme s’il n’y avait pas de témoins.
Il est à parier que l’inconnue, comme tant d’autres, se rendait sur son lieu de travail. Personne ne lui parlait, alors que toutes les autres voyageuses bavardaient à deux, trois ou même quatre. Elles parlaient assez fort, s’esclaffaient, se moquaient plus ou moins ouvertement des hommes en général, de leurs chefs ou de leurs époux en particulier, avec dans les yeux le contentement et le pétillement que donne la douce complicité. La solitude de l’inconnue m’attira. Si, chaque matin, elle prend cet autobus à la même heure, comment expliquer son isolement, ce fier silence ? Il me parut que ses lèvres dessinaient une moue méprisante, lorsque des gloussements nous parvenaient d’un autre siège. Je la vis même hausser les épaules, à l’occasion de propos particulièrement sots.
Bizarrement, elle fermait les yeux. Etait-elle déjà lasse ou fatiguée ? Son visage aux traits d’une exquise finesse formait comme un masque digne d’orner les statues antiques. En d’autres termes, elle me sembla presque trop parfaite pour se trouver là, au milieu de cet aréopage rieur et babillard. Elle finit par ouvrir les yeux, pourtant, peut-être parce qu’elle se sentit observée. Je fus un peu gêné d’être découvert.
Son regard aussi différait de celui des autres habitantes. C’était la première fois que je voyais de la tristesse obscurcir des yeux, dans cette ville où tout semble concourir à l’action, mais interdit la contemplation. Pourtant, la tristesse n’est-elle pas l’un des sentiments les plus communs sur le globe terrestre ? Par-delà cette pure mélancolie, j’entrevis la profondeur vertigineuse d’une personnalité certainement originale, chose que je n’avais pas encore vue depuis mon arrivée à Santa Soledad. Les gens d’ici s’empressent, se hâtent et s’affairent tant, que je ne lis rien dans leurs yeux, que la suite fluctuante de leurs occupations et préoccupations. En d’autres termes, l’étrange personne me parut étrangère à la ville, c’est-à-dire très éloignée de la façon d’exister, dominante ici.
J’aurais voulu l’aborder, sans autre intention que de vérifier, par un questionnement latéral, l’exactitude de mes suppositions. Je m’étonnai de mon propre mutisme, moi qui d’habitude ne souffre d’aucune timidité en présence des femmes, comme si la solitude presque hautaine de cette beauté aux cheveux très longs, d’un noir très luisant, si plein de reflets, que le regard s’y noie comme dans le puits, m’imposait le silence et me tenait à distance.
Je tentai de lui sourire, sans m’attendre à autre chose qu’un regard de froide désapprobation, mais elle me sourit en retour. Ses yeux couleur noisette me considérèrent avec sympathie, puis elle détourna la tête, comme pour examiner le décor, d’elle pourtant certainement si connu. Je la voyais maintenant de trois quart. Son regard fut tantôt tendre et rêveur, tantôt suavement moqueur. Elle ouvrit son châle, achevant de découvrir l’étoffe imprimée de fleurs et d’oiseaux de sa robe fuchsia. J’avais déjà favorablement apprécié la rondeur du mollet, la finesse de la cheville et la délicatesse du pied. Cet examen ne parut ni l’importuner, ni lui plaire.
Comme prévu, je descendis à l’arrêt de la bibliothèque, tandis que la silencieuse personne à la chevelure nocturne poursuivait sa route dans le bus numéro 13. »
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