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22/03/2021

6 Le viking

6 Le Viking

 

    « Autant par désintérêt pour la ville trop connue que par lassitude anticipée, j’avais fermé les yeux. Derrière mes paupières closes, je me sentais bien à l’abri, un peu comme si, au lieu de rouler dans l’autobus N° 13, j’étais encore couchée, en chemise de nuit, dans la pénombre de l’appartement lorsque le jour s’infiltre doucement malgré l’obstacle métallique des volets.

    Vite, je revins à la trivialité de ma situation. Dans une vingtaine de minutes, je franchirais la porte de l’Université Technologique. A Santa Soledad, il serait inconcevable d’enseigner autre chose que les « choses utiles », c’est-à-dire la mécanique, l’électronique, l’informatique, le commerce, la comptabilité, la gestion d’entreprise, enfin tout ce qui permet d’améliorer l’efficacité industrielle et commerciale, le rendement, les performances et le profit.

    Depuis très longtemps, l’étude des Arts et de la littérature ont été déclarés caduques. La défection des étudiants s’est produite peu à peu. D’année en année, les inscriptions se sont raréfiées. Les professeurs se sont, malgré leurs compétences et leur dévouement, trouvés face à des amphithéâtres vides, où ne résonnaient que leurs paroles, où leurs analyses n’étaient reçues que par des sièges vacants. L’un après l’autre, il a fallu les licencier. L’Université n’allait pas continuer de payer des enseignants à bonimenter face à des fantômes d’étudiants…

    Les langues mortes ont, évidemment, été les premières victimes de cette épuration. Les suivirent de près la musicologie, l’histoire de l’art, la philosophie, l’Histoire que son « H » majuscule ne suffit pas à préserver, les langues vivantes étudiées du point de vue littéraire. Notre noble Université n’enseigne plus ces dernières que sous leurs versions technique, économique, juridique et commerciale. Afin de produire et vendre, Shakespeare, Rabelais, Goethe, Dante et Cervantès sont superfétatoires.

    Le fabricant et le vendeur n’ont nul besoin de posséder l’ombre d’un passé culturel. Il suffit qu’ils aient des qualités clairement répertoriées : assiduité, exactitude, énergie, opiniâtreté, capacité d’adaptation, dynamisme, volonté d’innovation, esprit de service au sein de l’entreprise, enfin du mordant et de l’agressivité, mais ces dernières qualités en quantités modérées, tel le soupçon de poivre ajouté à la sauce, pour lui donner ce léger piquant supplémentaire, qui permet d’aiguiser l’appétit.

    A Santa Soledad, le rêve est si suspect qu’il y est, définitivement, interdit de séjour.

    Comme d’habitude, autour de moi, les autres femmes parlaient fort et s’esclaffaient. Je ne parle jamais à aucune. Nous ne sommes pas de la même espèce. Dans cette ville, où j’habite mais ne vis pas, les gens de mon espèce, c’est-à-dire les artistes, donc les rêveurs impénitents, sont au mieux tolérés, considérés dans un mélange d’amusement et de mépris, ou d’agacement et d’hostilité ; la proportion de ces ingrédients varie, selon les heures et les gens.

    Derrière le paravent de mes paupières closes, je me suis sentie observée. Quelqu’un s’était assis en face de moi. Le regard coulait et courait sur ma chevelure, suivit la courbure de mes épaules, épousa les fermes rondeurs de mes seins, descendit vers mon ventre et longea les lignes fuselées de mes jambes. Qui me détaillait ainsi, avec cet aplomb caressant ?

    J’ai entrouvert les yeux. Evidemment, c’était un homme qui me détaillait de cette manière. Je m’attendais à voir l’un de ces goujats, si nombreux à Santa Soledad, mais fus très surprise de constater que le spécimen assis en face de moi, au moins sur le plan physique, ne correspondait pas du tout au type le plus commun dans nos murs.

    C’était un Viking. Jamais auparavant ici je n’avais vu d’homme  présentant une pareille stature. Il n’est pas facile d’évaluer la taille d’une personne assise, mais, de façon manifeste, ce gaillard m’aurait dépassée largement de plus d’une tête, si nous nous étions tenus debout. Il portait une courte chevelure, à la blondeur dorée. Ses yeux d’un bleu pâle me considèraient avec intérêt. Il n’y avait pas, dans ce regard, le seul intérêt génital que la plupart des hommes ne savent dissimuler, tant le désir les brûle de posséder notre intimité. Non, je lus dans ces deux lacs ensoleillés comme une interrogation, mais aussi un mélange d’admiration et de commisération, si tant est que les deux sentiments puissent coexister, en étant destinés à une même personne. 

    Avec gentillesse, il me souriait. Habituellement, lorsqu’un homme inconnu me sourit, je détourne la tête et mon visage se fige et se durcit. En l’occurrence, et je ne saurais précisément expliquer pourquoi, je répondis à son sourire. Peut-être me suis-je leurrée, mais il m’a semblé que ce mouvement des lèvres et cette lueur dans les yeux provenaient d’autre chose que l’attirance étroitement physique. J’ai lu, dans la physionomie de cet homme, une subtile intelligence, une belle humanité, qualités que rarement je détecte chez mes concitoyens.

    J’eus l’impression que le Viking voulait me parler, mais, pour une raison que j’ignore, il ne le fit pas. J’en fus étonnée, car ne l’avais-je pas encouragé, puisque, moi aussi, j’avais souri ?

     Nous avons traversé la Plaza de la Mayoria. Une idée loufoque m’a traversé l’esprit : quand l’aigle d’acier, qui virevolte au gré du vent sur le clocher, se décidera-t-il à s’envoler ? Rejoindra-t-il un jour les rapaces, qui nichent par centaines sur les hauteurs, nommées « Castillo de los Aguilas » ? C’est exactement la sorte de fantaisie qu’il vaut mieux taire, à Santa Soledad. Aussitôt, les gens douteraient de ma raison… 

    Le Viking est descendu à l’arrêt de la Bibliothèque Municipale, où la littérature est reléguée au sous-sol, tandis que les sciences et les techniques occupent les étages. S’il allait bien à la Bibliothèque, je me demande quels genres de livres il voulait y chercher. 

    J’ai poursuivi mon chemin, au milieu du cancanage et des parfums tapageurs des autres voyageuses, sous le regard concupiscent des mâles en rut perpétuel, dont certains se lavent rarement. Plus que tout, je redoute la puanteur de ces gorets. Lorsque je descendrais de l’autobus N°13, ce serait pour affronter le chef de service, au secrétariat de l’Université Technologique, Amanda Cazaladrones, épouse de Monsieur le Commissaire de Police, probablement aussi experte que lui en tabassage psychologique. Reverrais-je jamais « mon Viking » ? C’était peu probable. »

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