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02/04/2021

7 La filature

7 La filature

 

    Luciano Cazaladrones reposa le combiné, reprit la cigarette qu’il avait posée au bord du réceptacle à mégots, en équilibre dans l’une des rainures. Pensivement, il tira une longue bouffée du subtil poison, qu’avec délices il inspira, puis expira par ses naseaux largement ouverts ; de ce fait, disparut quelques secondes dans un nuage aux volutes bleuâtres et délétères. Le phénomène tabagique l’auréola, conférant à sa physionomie une incertaine sainteté. Monsieur le Commissaire délibérait avec lui-même. Traquer les criminels de tous acabits, voilà en quoi, indiscutablement, consistait sa tâche de policier, au service de la Nation et de l’Etat, du peuple et de la société.

    Le cas auquel il se trouvait confronté différait notablement de ceux qu’il traitait habituellement. Un crime ou un délit avait été commis, les victimes des malfaiteurs venaient porter plainte au Commissariat, ce qui déclenchait la procédure policière. Dans le cerveau de Cazaladrones, il existait deux catégories bien définies, le Bien et le Mal, les actes licites, et ceux qui ne l’étaient pas. Ecrire un article, même très peu laudateur à propos de Santa Soledad, ne constituait pas en soi un délit, encore moins le crime. Par contre, sa susceptibilité d’habitant de la ville était blessée. Le Commissaire était insensible à la laideur ou la beauté de l’architecture, et les métaphores de Mark Mywords lui parurent éminemment obscures. Pour Cazaladrones, la littérature était synonyme de prétentieux salmigondis, sans utilité sociale démontrée. Le devoir d’un policier consciencieux étant le soupçon quasi systématique, Luciano Cazaladrones se demanda si l’article du journaliste étranger n’était pas un texte codé, dont la publication n’aurait pas eu d’autre but que d’informer des comparses de la faisabilité d’une attaque de banque ou de l’enlèvement d’une personnalité locale, menant à l’extorsion d’une rançon.

    Invétéré, le fumeur alluma la cigarette suivante au moyen du mégot rougeoyant qu’il allait écraser. Son épouse, Amanda, lui reprochait souvent sa manie destructrice. Elle le houspillait, afin qu’il se fît désintoxiquer.

    « Tu devrais aller consulter à l’hôpital. Il y a un très bon service de désintoxication. Mais tu ne veux pas m’écouter ! Tu n’es qu’une tête de mule !  Quel dommage que ce bon docteur, Arturo Curatodo, n’exerce plus comme médecin ! Quel gâchis de compétence ! Ne plus lui confier que la paperasse, la gestion de l’hôpital… Bien sûr, il faut un directeur, et, tout bien considéré, il vaut mieux que ce soit un médecin, qui connaît les besoins réels de l’institution.  Lui saurait te persuader de te faire désintoxiquer. Ah, figure-toi, pour parler de poison, cette Elena Mirasol m’a encore saboté le travail à l’Université. Guiseppe Mascara l’a convoquée dans son bureau. Elle en est sortie la tête basse, mais un peu plus tard elle me défiait encore. Elle a un effroyable aplomb. Cette nana ne pense qu’à jouer du violon ! 

    - Tu devrais nous l’envoyer au Commissariat.

    - Pourquoi ?

    - Parce que, entre flics et voyous, nous n’arrêtons pas de jouer du violon…

    - Que tu es bête ! Mais ça me fait rire quand même ! »

    Avec bonne     volonté, le mari tancé avait plusieurs fois tenté de se délivrer du charme fumeux, mais la libération ne durait jamais plus de quelques mois. Plus violemment il essayait de rompre ses chaînes, et plus fortement il retombait sous la férule de cette maîtresse impalpable, envahissante et traîtresse, la nicotine.

    Monsieur le Commissaire décrocha le combiné du téléphone, appuya sur l’un des boutons, et, presque aussitôt, entendit la voix de l’inspecteur Felipe Carabiniero.

    «  Felipe, j’ai une mission … particulière à te confier. Viens tout de suite, que nous en causions tous les deux. » 

    Une minute plus tard, Carabiniero frappa contre l’épais battant de la porte capitonnée, attendit la permission d’entrer, brève et sonore, puis pénétra la pièce si enfumée que le patron se frappait lui-même d’irréalité. Habitué à la perpétuelle présence de ce brouillard piquant et malodorant, l’inspecteur le traversa sans crainte majeure de s’y perdre. Lui-même fumait aussi, quoique de façon beaucoup plus modérée que le Commissaire.

    Cazaladrones se dressa, tendit la main à Carabiniero, et le chef invita le subalterne à s’asseoir face à lui. Debout, les deux policiers formèrent un contraste qu’il était difficile d’imaginer plus complet. Autant le Commissaire était un quinquagénaire trapu, carré, avec un visage énergique, aux cheveux gris encore abondants, au front ridé comme le sable après les passages répétés de la marée, aux sourcils très fournis, au nez aquilin, à la fine moustache grise, aux lèvres épaisses, aux vastes oreilles décollées pour mieux surprendre les conversationssans même paraître écouter, à la musculature fournie, qui menaçait de faire craquer la veste, autant l’inspecteur semblait avoir été taillé par la Nature pour passer inaperçu, déjouer la méfiance des malfrats et truands : taille et corpulence moyennes, cheveux châtain clair assez clairsemés, yeux marron à la douce inexpressivité, apparence de pure insignifiance, qui trompait le gibier de potence, car Felipe Carabiniero était en fait un redoutable limier, au flair jamais en sommeil, à la terrible perspicacité. De plus, tireur émérite, d’une rapidité sans égale, et maître dans les arts martiaux, toutes compétences et qualités que ses ennemis craignaient avec raison. 

    «  Felipe, as-tu le temps de lire la presse internationale ?

    - Non, chef. Je n’ai qu’à peine le temps de m’informer de ce qui se passe localement…

    - Donc, je présume que tu n’as jamais parcouru la revue « Planeta » ?

    - Je connais le titre, sans plus. C’est une revue d’intellectuels contestataires, je crois, du genre qui dénigre toujours la société, sans dire par quoi ils voudraient la remplacer. C’est du moins ce que ma femme m’a dit, car elle la lit de temps à autre, pour le Maire évidemment.

    - Ton épouse a bien analysé la nature de ce magazine, Felipe. Avoir une femme à la fois belle et intelligente, c’est une chance.

    - Je crois que vous n’êtes pas mal loti non plus, chef, n’est-ce pas ? »

     Entre eux, l’habitude s’était instaurée, en vertu de laquelle Cazaladrones tutoyait Carabiniero, tandis que celui-ci  vouvoyait celui-là. C’était leur code particulier de conduite, qui ne causait de gêne ni à l’un, ni à l’autre.  Ils rirent ensemble, comme deux camarades contents de se retrouver au moment de la récréation. Celle-ci dura peu de temps. Le Commissaire ne perdait pas de vue l’objet principal de l’entrevue.

    « Notre Maire bien-aimé m’a téléphoné pour me signaler la parution d’un article particulièrement désagréable à propos de Santa Soledad, signé par un dénommé Mark Mywords, qui séjourne actuellement ici. Ce journaliste apporte du grain à moudre à ces gens qui prennent des airs supérieurs, s’intitulent eux-mêmes « artistes » et méprisent les travailleurs ordinaires. Je voudrais savoir si ce Mark Mywords a ou non des contacts avec les cercles de toqués, qui se prennent tous pour des génies méconnus. Donc, à partir d’aujourd’hui, Felipe, je te confie la filature de ce quidam. A la moindre incartade, nous le réexpédions d’où il vient, frais de port payé. »

 

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