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08/04/2021

8 Le fouineur

8 Le fouineur

 

   

    « La bibliothèque de Santa Soledad est une « médiathèque », car on n’y trouve pas que des livres, mais tous les autres moyens modernes de communiquer. Son organisation  m’a littéralement abasourdi. Jamais nulle part je n’avais vu les Arts et la littérature exilés dans les sous-sols, tels des pestiférés mis à l’écart par crainte d’une contamination. Les cinq étages de l’immeuble sont occupés par les livres, logiciels techniques, manuels de toutes sortes, traités d’économie, revues sur les cours de la Bourse, modes d’emploi pour s’enrichir en au maximum deux clins d’œil, recettes de la manipulation politique et psychologique, au total le bric-à-brac du réalisme le plus étriqué, de l’arrivisme le plus débridé, du cynisme le plus éhonté, dans le plus total mépris de l’héritage culturel de l’humanité.

    Lorsque j’ai demandé à la bibliothécaire d’avoir accès aux archives, afin d’examiner les tablettes de la prophétie des Maztayakaw, fils d’Ardhor, dieu solaire, la préposée a paru si stupéfaite que j’ai craint de lui causer un arrêt cardiaque. La dame en question est une grande jument hommasse aux énormes dents jaunes, aux yeux globuleux, à la crinière grise encore abondante, à la poitrine généreuse, à la voix plus masculine que féminine. L’insigne épinglé au revers de sa veste me donna le nom de la majestueuse matrone : Alejandra Papelero. J’appris plus tard qu’elle est l’épouse du conservateur. Tous deux ont la cinquantaine défraîchie.

    «  C’est que, voyez-vous, Monsieur, je ne sais pas si Monsieur le Conservateur vous accordera l’autorisation de compulser les tablettes. Ce sont des pièces uniques, de grande valeur historique. Ensuite, connaissez-vous la langue de ce peuple primitif, qui n’a pas résisté à la venue de la civilisation ? »

    Mon interlocutrice a semblé encore plus interloquée par ma réponse que par ma demande :

    «  Les Maztayakaw avaient fondé une civilisation, brillante et raffinée, qui n’avait rien à envier à celle des conquérants. Au contraire, les seconds auraient pu apprendre bien des choses des premiers, s’ils s’étaient comportés de manière humaine envers ceux qui les avaient accueillis avec beaucoup de confiance, au lieu d’agir comme des brutes sanguinaires, affamées de lucre. Quant à la langue de ces « sauvages », oui, je l’ai étudiée. Ce prétendu « baragouin » n’était pas moins riche et nuancé que la langue des envahisseurs, bien au contraire. Je connais des traductions différentes et parfois contradictoires de la prophétie. J’aimerais me former mon opinion. »

    La bibliothécaire m’a demandé au nom de quel organisme, université ou journal je voulais entreprendre cette étude atypique. Ma carte de journaliste indépendant et d’écrivain jouissant d’une notoriété internationale l’a quelque peu impressionnée.

    «  Je puis demander à Monsieur le Conservateur s’il désire vous recevoir. Qu’en pensez-vous ? Il sera plus au fait de ces choses-là que moi-même. »

    J’ai approuvé la suggestion. En ma présence, elle a téléphoné au Conservateur, qui ne m’a fait attendre que peu de temps.

    Luis Papelero, puisque c’est son nom, est un petit homme chétif et chauve, d’une exemplaire laideur, à la voix chevrotante, au regard fuyant. Au total, il m’est apparu comme un être affligé d’un tempérament timoré. Est-ce ma stature qui l’a impressionné à ce point, ou vit-il dans la peur journalière de sa peu féminine épouse ? 

    Je lui ai tendu ma carte de visite. Avec grande attention, il l’a examinée, a marmonné un commentaire entre ses dents jaunes, que j’ai voulu interpréter comme une sorte de compliment, puis m’a restitué le document avec vivacité, comme s’il redoutait que le bristol ne lui brûlât les doigts.

    « Ah, oui, la prophétie des Maztayakaw ? Evidemment, c’est une curiosité qui intéresse les érudits, comme vous, mais il me paraît difficile de prendre cela au sérieux. Ces phrases poétiques et pleines de menaces imprécises peuvent s’interpréter de tant de façons différentes, ne croyez-vous pas, Monsieur ? » 

    Malgré ses objections, j’ai réitéré mon désir d’examiner les tablettes de la prophétie.

    «  En principe, la chose est possible et permise, mais il vous faudra d’abord emplir un formulaire de demande d’accès en trois exemplaires, et nous fournir quelques pièces justificatives : photocopies de votre passeport et de la carte de séjour, certifiées conformes par M. le Maire et M. le Commissaire. Lorsque ce dossier sera complet, c’est avec plaisir que mon épouse, ici présente, vous guidera dans le dédale de nos sous-sols, Mr Mark Mywords. »

    Ce disant, il me désigna la jument préposée au prêt des livres. Mentalement, j’essayai d’établir le lien marital entre ces deux êtres physiquement si opposés, car, plus qu’à l’étalon, Luis Papelero s’apparente au chacal. Le rapprochement me parut si incongru que je faillis m’esclaffer, mais je maîtrisai la malséante hilarité. Aussi me contentai-je d’un sourire que je voulus aimable, sans être sûr que ma mimique exprimait réellement l’amabilité.

    «  Ah, Madame est votre épouse… Je suis ravi de faire votre connaissance à tous les deux. Bien sûr, je vais m’acquitter de ces démarches administratives au plus vite, car je ne pense pas rester plus d’un mois à Santa Soledad, sauf si je découvrais des éléments nouveaux concernant la civilisation des Maztayakaw. Je vous remercie pour les renseignements. Néanmoins, s’il m’était permis d’accéder au sous-sol, afin d’y compulser des documents de moindre valeur historique, mais de grande valeur intellectuelle, en relation avec le sujet que je veux traiter, je vous en serais fort reconnaissant. » 

  L’autorisation fut accordée sans objection majeure. Il me fallut pourtant exhiber mon passeport et ma carte de séjour, puis compléter un formulaire qui permettrait de m’identifier, donc de décharger la responsabilité du Conservateur, en cas de perte de livres par exemple.

    « Je vais guider Mr. Mywords dans les sous-sols, Luis. A plus tard. »

    Ce fut en ces termes que Mme Alejandra Papelero s’adressa à son soliveau de mari. Elle contourna le guichet, m’enjoignit de la suivre, emprunta le cliquetant et pesant trousseau de clefs qui pendait à la ceinture de M. le Conservateur, et nous prîmes l’ascenseur, boîte exiguë, sombre, malodorante et bruyante, qui nous mena sans dommage à l’enfer de la Bibliothèque de Santa Soledad.

    Ce lugubre lieu ferait passer un frisson d’angoisse dans le dos du plus calme et du plus courageux des hommes. L’éclairage y est minimal, jaunâtre et clairsemé. Les auteurs s’y entassent là, avec la mine renfrognée de qui se sait relégué dans les limbes. Tous, ils sont là, poètes, dramaturges, nouvellistes, romanciers, philosophes, essayistes, méticuleusement classés par ordre alphabétique et par langues, mais les volumes sont couverts d’une couche de poussière qui suffit à prouver le désintérêt total des habitants de Santa Soledad pour la littérature.

    «  Si les gens ne lisent plus dans leurs loisirs, que font-ils, demandai-je à Mme la Conservatrice.

    - Lorsqu’ils ne travaillent pas,   ils regardent la télévision, pratiquent des sports, bricolent et jardinent, mais ils lisent quand même les livres que vous avez vus dans les étages supérieurs.                       

    - Je vous comprends, mais dans les volumes disponibles … là-haut, sauf erreur de ma part, aucun lecteur ne trouvera jamais le moindre atome de littérature, d’imagination, de recherche sur le langage ni de beauté des mots.

    - Ce sont là des notions parfaitement obsolètes, que nous avons délaissées depuis longtemps, à Santa Soledad. L’essentiel n’est pas là, Mr. Mywords. Les choses dont vous parlez ne sont que des luxes, des superfluités sans rapport avec la vie réelle des travailleurs. Mieux vaut s’en tenir à l’efficacité industrielle, augmenter la rentabilité, conquérir des marchés, maximaliser les profits, voilà qui donne du sens à la vie, remplit les assiettes et met du beurre dans les épinards, tandis que toutes les phrases pompeuses de vos écrivains ne nourrissent personne. »

    Atterré par la crudité de ce cynisme, je ne sus que répliquer. Déjà, pensai-je, ma carte de visite m’a rendu suspect. J’eusse été mieux avisé de biffer la mention « écrivain ». J’osai pourtant demander :

    « La lecture de ces livres est-elle interdite, à Santa Soledad ?

    - Pas du tout ! Qu’allez-vous chercher là ? Non, chacun est libre de les emprunter aussi souvent et aussi longtemps qu’il le veut, mais le fait est que plus personne ne les demande depuis trois générations… Enfin, je devrais dire, quasiment personne… Il subsistera toujours quelques uns de ces esprits passéistes, nostalgiques d’une époque où le lyrisme et la rhétorique, l’imagination et la poésie prétendaient fournir le sens de l’existence, tout en l’embellissant de façon fallacieuse. »

    Je commençai à me sentir très mal à l’aise. L’atmosphère de cave, les relents de moisissure, l’ombre omniprésente, tout cela m’évoquait davantage les catacombes que les salles d’une bibliothèque. A divers endroits, je vis une poudre orangée, répandue sur le sol grisâtre. Effaré, je crus deviner la nature de la poudre, mais je voulus m’assurer que ma supposition était fondée.

    «  Oui, Monsieur, c’est bien de la mort aux rats. Vous savez, ces sales bestioles s’insinuent partout. Non, nous ne remplaçons pas les livres détruits par les moisissures ou les rats. La dépense serait injustifiée. La bibliothèque a des priorités plus utilitaires.

    - Vous voulez dire « utilitariste », je présume ? »

    L’œillade assassine que me décocha la bibliothécaire chevaline me fit comprendre que j’étais, durablement et peut-être définitivement, classé dans la catégorie des suspects malades de passéisme.

    « Qu’avez-vous fait des ouvrages de référence sur les arts, la musique, la peinture et la sculpture ?

    - Vous les trouverez ici, parmi toutes ces vieilleries. Qui s’intéresse à ces balivernes, de nos jours ? »

    Là, je fus encore plus étonné par le rejet de la musique et du chant que je ne l’avais été par celui de la littérature :

    « Vous n’allez tout de même pas me dire qu’il n’arrive pas aux gens d’ici de chantonner, de fredonner ? 

     - Ces habitudes anciennes étaient ridicules et non productives. Nous sommes des gens sérieux, à Santa Soledad, Monsieur. »

    J’étais mouché d’importance. Prudemment, j’optai pour un silence désapprobateur mais me réservai le droit d’approfondir l’étude des particularités de la ville.

    Au détour d’une allée, entre des montagnes de livres délaissés, nous entendîmes un cri aigu, suivi d’un trottinement rapide. A deux ou trois mètres de nous filèrent le museau pointu et moustachu, le corps noir et dodu, la longue et fine queue…

    Pour la première fois depuis mon arrivée à Santa Soledad, sa Majesté le Rat s’était manifestée à moi, sous sa forme charnelle et fuyante. »

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