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17/04/2021

9 Le harcèlement  

9 Le harcèlement

   «  Comme je le redoutais, ma journée n’a pas été moins détestable que tant d’autres, sous la coupe d’Amanda Cazaladrones. Je crois pourtant m’efforcer de satisfaire son esprit tatillon, mais peut-être suis-je injuste à son égard en écrivant cela, car elle me reproche ma distraction et ma lenteur et, si nous considérons strictement les besoins du service, elle n’a pas tort. Oui, je suis lente et distraite, comme elle le dit :

    «  Vous avez l’esprit ailleurs. » 

    Le corps est présent, posé là, dans ce bureau dont la fenêtre donne sur le Rio Sangriento, qui jamais ne cesse de gronder, roulant le tonnerre de ses eaux rouges. De mon mieux, j’essaye de m’adapter à ce poste qui convient si peu à ma nature portée à la rêverie, la flânerie, les vives inspirations, l’inextinguible désir de beauté, enfin tout ce qui, à Santa Soledad, constitue des anomalies, presque des délits.

    Dans ma tête, je me représentais l’étui qui protège le violon et l’archet, puis le pupitre et  les partitions, enfin les objets que je retrouverais le soir même. Pourrais-je ranimer l’instrument, le tirer de son mutisme obligé par l’absence de la soliste ? Aucune loi n’interdit de faire vibrer les cordes d’un violon, ni de faire chanter les touches d’un piano, mais la tolérance des voisins s’épuise très vite. A Santa Soledad, on ne supporte pas les mélodies ni l’harmonie. Les gens préfèrent soit le silence, soit la cacophonie. Aussi ne puis-je m’exercer que si mes voisins s’absentent, ou s’ils prennent des doses de somnifères qui suffirait à endormir un éléphant, ou s’ils font hurler leurs  chères et douces cacophonies, car alors ils n’entendent plus le chant du violon.

    Souvent, je vais jouer chez les Casagrande, car ils habitent une grande maison, qu’entoure un vaste jardin volontairement mal entretenu. Jouer du violon chez Paolo et Teresa, voilà le vrai bonheur, au milieu de tous nos amis artistes, qui partagent notre goût pour les belles choses, au lieu de cet utilitarisme borné qui domine ici. Les tableaux de Teresa et les sculptures de Paolo sont de vrais chefs-d’œuvre, où s’exprime le dynamisme d’une vision poétique, forte et profonde, sans maniérisme ni préciosité. Chaque détail participe au surgissement d’une harmonie supérieure, vitale et envoûtante. Voir cela, c’est pénétrer au cœur vibrant des choses.   

    Jour néfaste… Amanda Cazaladrones m’a convoquée dans son bureau,      pour « me passer un savon ». Le problème est que la cheftaine de service parfume ses savons à la bile. L’aigreur semble être sa spécialité.

    Elle était assise mais ne m’a pas conviée à m’asseoir, afin de mieux exprimer sa colère et marquer son mépris. Elle s’est calée au fond du fauteuil, a rejeté en arrière les boucles rousses qui lui bouchaient la vue, m’a fixée de ses yeux marron clair, avec des éclairs dans le regard, comme si elle avait voulu me transpercer, me foudroyer, puis, de sa voix pleine d’acidité, elle m’a blâmée pour ceci, réprimandée pour cela, en déchaînant une horrible véhémence, mais pour des choses qui, à mes yeux, n’étaient que des broutilles et des vétilles, si bien que le rapport entre la cause et l’effet n’apparaissait clairement qu’à l’accusatrice. Lorsqu’elle est calme, Mme Cazaladrones est une très belle femme, mais, dans ses moments de colère, elle enlaidit considérablement. Son visage s’empourpre, ses yeux saillent des orbites, ses narines s’enflent, ses lèvres se tordent. Amanda devient un masque de cauchemar. Sa bouche postillonne,  elle crache les mots, hache les syllabes, tremble de la tête aux pieds, vocifère, tonitrue, s’époumone, devient hideuse… C’est elle qui m’agresse, mais je finis par prendre pitié d’elle.

    Si elle ne se comportait ainsi qu’avec moi, je croirais en être la seule responsable, mais Mme Cazaladrones n’est pas plus aimable avec mes collègues qu’avec moi-même. Elle ne supporte personne. A l’en croire, elle seule est compétente et consciencieuse. Mme Cazaladrones n’est entourée que d’incapables, de feignants, de bons à rien. C’est sur ses seules épaules que reposent l’organisation, le présent et l’avenir de l’Université Technologique. Jour après jour, elle sacrifie son bien-être, son repos, sa santé, sa sérénité, pour le confort de « jemenfoutistes », dont moi, Elena Mirasol, je suis le spécimen le plus accompli.

    Les collègues savent que je jouis du privilège d’occuper le plus bas des échelons, dans l’estime de notre aimable chef de service. Comme tous tremblent devant elle, personne n’ose défendre un autre collègue. Au moins, lorsqu’elle harcèle celle-ci ou celui-là, les autres ont

la paix. C’est de la lâcheté, mais cela permet de survivre. 

    J’étais à bout de nerfs. C’est pourquoi je me suis mise à pleurer, à sangloter, à protester contre l’injustice, la grossière exagération, ce tabassage verbal, qui semble aussi nécessaire à l’existence de Madame le  Commissaire que de respirer, boire ou manger. Je ne sais pas ce qui se paasse dans la cervelle d’Amanda Cazaladrones, mais je pense qu’elle souffre d’un dérèglement, peut-être d’origine hormonale, l’une de ces maladies mal connues, qui sape l’organisme le mieux constitué. 

    Il arrive que le Président de l’Université, Guiseppe Mascara, intervienne afin de séparer les combattantes, ou plutôt pour soustraire la victime aux hurlements du tortionnaire. C’est ce qui s’est produit aujourd’hui. Notre patron est un peu plus grand que moi, ce qui veut dire nettement au-dessus de la moyenne à Santa Soledad. Bien qu’il n’ait guère plus de cinquante ans, ses cheveux ont déjà complètement blanchi. C’est le seul signe visible de vieillissement sur sa personne. Son visage n’est que très légèrement ridé. Ses yeux bleu pâle pétillent d’intelligence, parfois nuancée de malice.  A dire vrai, il m’est plus sympathique que ma supérieure hiérarchique directe. Lui ne se met jamais en colère et peut même se montrer fort aimable. Je crois que je lui plais… Sur ce point, ma vanité peut me tromper. Il pourrait être mon père. Est-ce une raison supplémentaire pour qu’il éprouve de l’attirance pour moi ? En tous cas, jamais il ne s’est permis  geste ou parole trop clairs à ce sujet. Il se contente de me sourire, d’être galant et, parfois, de me complimenter pour mon habillement.

    Donc, Guiseppe Mascara est sorti de son bureau, pour demander à Mme Amanda Cazaladroes quels motifs avaient causé son courroux hiérarchique. Patiemment, il l’a écoutée, sans émettre d’avis, puis m’a conviée à le suivre dans son bureau. Là, il m’a permis de m’asseoir, m’a laissé le temps nécessaire pour me calmer,  a écouté ma version des faits, toujours sans prendre parti pour mon adversaire ou pour moi, m’a donné des conseils afin d’être plus efficace, finalement m’a congédiée avec un sourire et des paroles pleines d’amabilité. Cet entretien privé m’a un peu consolée.

    J’ai entendu dire que son épouse, Elonora, gynécologue et chef de clinique à l’hôpital, est très autoritaire et plutôt intolérante avec ses subordonnées. Comment se comporte cette dame au foyer, je l’ignore. Pour Guiseppe Mascara, j’espère qu’il ne retrouve pas une autre Amanda Cazladrones, lorsqu’il regagne ses pénates… 

    En sortant du bureau de M. Guiseppe Mascara, je suis allée au lavabo, pour me rafraîchir et me remaquiller. Dans les toilettes, j’ai croisé l’une des enseignantes, Jane Quickbuck. C’est une femme  très commune d’aspect, maigre jusqu’à la sécheresse, aux yeux noirs et cheveux gris. Elle n’a pas semblé remarquer mon malaise. Au contraire, Jane Quickbuck m’a considérée de façon glaciale.  Elle est expert comptable et transmet ses connaissances sur la beauté des dieux Crédit et Débit, à nos étudiants avides uniquement de savoir utile. J’ai pour habitude de saluer tout le monde courtoisement, cette dame y compris, mais je ne sais pourquoi, elle ne me répond que du bout des lèvres, et encore, les lèvres pincées !

    Il faut dire qu’Amanda Cazaladrones et Jane Quicxbuck sont amies… Leurs maris sont également amis.  Le Commissaire a rendu maints services à William Quickbuck. Ce Monsieur possède un supermarché très populaire, fréquenté par la majorité des habitants de Santa Soledad. Le commerce lui aurait fait gagner une fortune. Ce dont je suis sûre, c’est qu’il change de voiture tous les six mois, et qu’il roule toujours dans les plus rutilantes carrosseries. Les Quickbuck ont un chauffeur en livrée, qui vient chercher Madame à la sortie de ses cours. J’ai vu leur villa, dans le quartier le plus résidentiel de la ville. C’est une merveille de mauvais goût criard et de luxe ostentatoire.

    Enfin, j’imagine facilement les conversations de Jane Quickbuck et d’Amanda Cazaladrones, quand il s’agit de l’Université. Lorsque ma personne est mentionnée, Mme la Commissaire doit déverser sur ma tête les flots de son dédain hiérarchique. Jouer du violon ! Quelle idée biscornue ! Je suis un « échec », pour employer leur jargon. Avoir voulu devenir soliste de renommée internationale, mais croupir ici, dans la vase de l’utilitarisme, voilà qui me disqualifie en tant qu’être humain, à leurs yeux de femmes supérieures. Tout ce que je mérite, c’est d’être piétinée, comme le paillasson grisâtre et poussiéreux du hall d’entrée de notre si belle Université.

    Une personne, qui pourtant n’avait pas assisté à l’esclandre, a remarqué que j’avais pleuré. Il s’agit de Maria Hazacan, l’une des femmes de ménage, qui arrivent lorsque nous, les bureaucrates, nous nous apprêtons à partir. Elle m’a dit :

    «  Vous avez eu des ennuis, Elena ? Ça se voit. Vous avez encore les yeux rouges. Tenez, je ne suis pas méchante, mais les gens durs à ce point, il faudrait qu’ils tombent sur plus durs qu’eux. Souffrir soi-même, il n’y a que ça, pour commencer à comprendre la souffrance des autres. »

    J’ai remercié la brave Maria. Je l’ai même embrassée. Je crois que son mari connaît Paolo Casagrande. Pedro Hazacan est éboueur, Paolo sculpteur, mais ils sont amis depuis toujours.

  Je me demande encore qui peut bien être le Viking de ce matin. Le reverrai-je ? Impossible à dire. Et même si je le revoyais, comme très certainement il est étranger, cela ne nous mènerait probablement nulle part ».  

 

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