22/04/2021
11 El rio Sangriento
11 El Rio Sangriento
« Le Rio Sangriento, c’est-à-dire « fleuve sanglant » doit son nom à la coloration rouge de ses eaux. Il existe trois explications de cette appellation, inquiétante autant qu’étrange.
Selon la première, théorie scientifique soutenue par des géologues et des chimistes, le fleuve prend sa source dans des terrains chargés en dioxyde de fer. De plus, le Rio Sangriento arrose des plateaux granitiques, au travers desquels il a, d’âge en âge, provoqué une très notable érosion. Ceci explique la présence abondante de l’argile rouge, nommée boucaro, dans les plaines et les vallées, parfois à plusieurs kilomètres du lit principal, dont le géant ne se contente pas toujours.
Le mystère, jusqu’à présent irrésolu, consiste à situer précisément la source du monstre liquide aux vertus fertilisantes. D’études en expertises, les scientifiques ne parviennent pas à s’accorder sur la localisation du jaillissement initial.
De ces argumentations et démonstrations contradictoires, il ressort que sept sites naturels ont été désignés pour assumer la paternité du Rio Sangriento. Ces sept hypothèses s’échelonnent sur le pourtour d’un cercle de sept kilomètres de diamètre, ayant pour centre el Torreon de las Tormentas, autrement dit « le Donjon des Tempêtes », lui-même situé sur le plateau el Castillo de las Aguilas, ou « Château des Aigles ». Quoiqu’il en soit, il semble prouvé que le dioxyde de fer et le boucaro se diluent dans l’eau, avec pour résultat de la colorer de cette façon inhabituelle.
La seconde thèse, pour la plupart des gens la plus plausible, parce que basée sur des constatations objectives que chacun, visiteur ou résident, peut faire aisément, attribue la sanglante couleur du Rio à sa situation occidentale. En effet, le Rio Sangriento, parvenu à sa maturité, large d’un kilomètre, encaissé entre des digues hautes de quinze mètres, passe à l’ouest de la partie la plus ancienne de la Ciudad, dont la construction date des dix-huitième et dix-neuvième siècles.
Comme pour glorifier ce seigneur dont l’empire déroule la richesse bigarrée de ses territoires au long de trois mille kilomètres, les derniers rayons rasants, ultimes fléches tièdes et dorées, plongent dans les courants torrentueux. De sa naissance montagneuse, le Rio Sangriento conserve la féroce violence qui le rend redoutable aux plus émérites des nageurs et impraticable à la navigation.
Ainsi, le soleil couchant teinte les remous et tourbillons de façon très nuancée, dégradant les tons de sa palette depuis le rose le plus tendre jusqu’au pourpre le plus éclatant et le plus souverainement triomphal. Avant la nuit qui le transformera en une tumultueuse coulée d’encre, comme pour mériter l’adjectif qui le caractérise, le fleuve
s’ensanglante.
La troisième et dernière hypothèse, compromis entre Histoire et Légende (mais l’Histoire, même la mieux documentée, ne comporte-t-elle pas toujours une part de légende ?) s’énonce comme suit : les conquérants auraient, à leur arrivée, en seulement neuf jours, massacré des milliers d’autochtones, les Maztayakaw. Certains conteurs, qui se veulent précis jusqu’à l’excès, avancent le nombre de mille exécutions par jour. A l’hideuse tâche, les nouveaux maîtres auraient appliqué l’impitoyable méthode de la terreur, dont l’objectif était d’imprimer définitivement, dans la mémoire de la race dite sauvage, la supériorité civilisatrice des envahisseurs. Les cadavres auraient été jetés en pâture aux eaux du fleuve, lesquelles auraient soudainement rougi, comme pour conserver la mémoire du génocide.
Enfin, les trois hypothèses ne s’excluent peut-être que relativement, car l’on peut aussi bien considérer que chacune apporte sa contribution à l’élaboration de la vérité, laquelle jamais n’est monolithique mais multiforme, au grand dam des fanatiques de tous bords.
Mark Mywords »
Angel Pesar de la Cruz, archevêque de Santa Soledad, leva les yeux de l’exemplaire de la revue « Planeta », qui se trouvait sur son bureau de chêne clair, à la facture très sobre. Il ôta ses lunettes, les posa près du magazine à couverture glacée, aux pages illustrées de photographies enchanteresses, caressa son menton vierge de tout poil, comme pour vérifier que le rasage du matin avait été efficace, regarda avec intensité en direction des hautes et larges fenêtres donnant vue sur le Rio Sangriento, fit tourner son fauteuil de cuir monté sur un pivot de bois, enfin se leva.
Comme à son habitude, lorsqu’il n’officiait pas, l’archevêque portait un costume gris anthracite, une chemise blanche et une cravate noire. C’était un grand homme sévère dans les débuts de la soixantaine, maigre et chauve, au teint bilieux, avec lequel ses yeux très vifs, d’une couleur variant du vert au gris, contrastaient notablement.
Il alla jusqu’à l’une des fenêtres, de laquelle son regard plongea vers le fleuve. Son expression était à la fois pensive et soucieuse. Après un moment de contemplation silencieuse des eaux rouges, il revint à la table de travail, appuya sur un bouton de métal doré encastré dans la partie droite du plateau. A quelques mètres de là retentit une sonnerie, impérieuse et prolongée. Angel Pesar de la Cruz retourna vers la fenêtre.
Une minute plus tard, un pas rapide et ferme résonna dans le couloir, puis l’index droit plié de la personne convoquée heurta l’huis. De sa voix grave et profonde, l’archevêque accorda l’autorisation de pousser la porte :
« Entrez, Domingo Malaespina. Je veux vous entretenir d’une importante affaire. »
Le susnommé, secrétaire particulier de Monseigneur, s’inclina respectueusement, baisa l’anneau épiscopal de son supérieur clérical, et déclara :
« Je ne suis que votre humble serviteur, Monseigneur. »
Angel Pesar de la Cruz n’aimait pas la voix de ce jeune prêtre, qui affectait de ne quitter la soutane noire que pour dormir ou se laver. C’était une voix fluette, haut perchée, plus féminine que masculine, sans rapport avec le corps d’athlète de Domingo Malaespina. Ceci mis à part, l’archevêque n’avait rien à reprocher à ce secrétaire méticuleux, qu’aucune charge de travail ne semblait rebuter. C’était un jeune homme à la vive intelligence, non seulement féru de mais aussi ferré en théologie. Monseigneur aimait approfondir avec lui les points les plus mystérieux du dogme, du moins jusqu’où l’humaine intelligence, nécessairement infirme jugeait Monseigneur, leur permettait de s’aventurer. Dans ses loisirs, le secrétaire pratiquait divers sports, la natation, la marche en montagne et l’aviron. Il portait les cheveux en brosse, avait un visage anguleux, le nez aquilin, la peau bronzée, enfin, seule sa voix l’eût disqualifié pour s’engager comme fantassin.
« Domingo, la vérité, selon vous, peut-elle être multiforme ? »
De ses petits yeux noirs, Malaespina scruta le visage osseux de l’archevêque. Poser des questions aussi abruptes ne ressemblait pas à la manière habituelle d’Angel Pesar de la Cruz. L’interrogation s’apparentait à la provocation, attitude qu’il estimait foncièrement étrangère à la nature du prélat.
« Monseigneur, il n’est qu’une vérité, et une seule, celle de Notre Seigneur, Jésus Christ, Fils de Dieu, mort sur la Sainte Croix, ressuscité le troisième jour après être descendu aux Enfers.
- Votre acte de foi est irréprochable, Domingo Malaespina,
comme tout ce que vous faites. Si j’osais, je dirais « parfait », si tant est que la perfection puisse exister en ce bas monde, ce dont je doute fort. Si nous disions de l’un d’entre nous, misérables mortels, qu’il atteint la perfection, ne serait-ce pas déjà blasphémer ? La qualité suprême existe, certes, mais ailleurs qu’ici, dans une sphère où peut-être un jour la Divine Providence, dans son Infinie Miséricorde, nous permettra d’accéder, si notre vie a été scrupuleusement, véritablement chrétienne. »
L’archevêque s’interrompit, contempla la rouge furie du Rio Sangriento, posa la main droite sur l’épaule de son secrétaire, geste de confiance et de familiarité paternelle qu’il ne s’autorisait qu’auprès d’un petit nombre de gens, puis reprit :
« La beauté de la Nature et sa force nous instruisent plus que tout sur la Toute Puissance divine, mon cher Domingo. Lisez-vous la revue « Planeta » ?
- Pas régulièrement, Monseigneur. Cela m’arrive, lorsque je veux me documenter à propos d’une région du monde que je connais mal.
- Vous avez raison de vous cultiver, Domingo. Avez-vous lu le dernier numéro de la revue ?
- Oui, Monseigneur.
- Et le précédent ?
- Egalement, Monseigneur.
- En ce cas, vous y avez sûrement remarqué les articles de cet écrivain, répondant au nom de Mark Mywords, sur Santa Soledad et le Rio Sangriento. Le rédacteur en chef annonce que le prochain article portera sur la prophétie des Maztayakaw.
- Comment aurais-je pu ne pas les remarquer, Monseigneur ? Lorsque j’ai lu le sommaire, ce sont ceux-là qui ont d’abord attiré mon attention.
- Qu’en avez-vous pensé ?
- Si vraiment Monseigneur tient à connaître mon modeste avis, je dirai qu’ils sont remarquablement bien écrits et documentés, mais que le journaliste dissimule mal son hostilité à l’égard de notre civilisation.
- Vous avez très bien résumé les choses, Domingo, et je vous en félicite. Je reconnais là votre esprit de synthèse. Regardez le fleuve, Domingo. Y voyez-vous couler du sang ? »
Malaespina sourit vaguement, jeta un regard faussement attentif à travers la vitre. Le fleuve bouillonnait toujours, ses courants se bousculaient, ses remous le creusaient, ses tourbillons aspiraient des épaves : branches ou troncs d’arbres, charognes d’animaux méconnaissables à la suite d’une trop longue immersion.
« Monseigneur, je ne vois, comme d’habitude, que le boucaro qui teinte les eaux du Rio Sangriento.
- Vous voyez le fleuve tel qu’il est, Domingo. Maintenant, allons-nous asseoir. J’ai une mission particulière à vous confier. »
L’archevêque reprit place dans son fauteuil, et Malaespina s’assit face à lui, sur la chaise à dossier droit, à l’assise garnie de velours grenat.
« Notre maire m’a téléphoné, pour m’exprimer sa surprise et son mécontentement, à propos de ces articles, sentiments que je partage. Augusto Valle y Monte m’a confié qu’il a chargé le commissaire Luciano Cazaladrones d’enquêter à propos du journaliste. Or, Domingo, j’ai reçu un courrier de ce Mark Mywords. A votre avis, que peut bien nous demander ce personnage ? »
Angel Pesar de La Cruz se tut, laissa un bref silence occuper l’espace de la grande pièce au parquet couvert d’un tapis de laine où se déployait le faste naïf et monstrueux de motifs bibliques, aux murs lambrissés jusqu’à mi-hauteur, et garnis jusqu’au plafond de nombreux volumes dont luisaient les reliures de cuir marron ou dorées, puis regarda le jeune prêtre, avec une nuance malicieuse que Domingo ne lui connaissait pas.
« Je l’ignore, Monseigneur.
- Il me demande s’il se trouverait parmi nous une personne qualifiée pour le guider dans la cathédrale. J’ai pensé à vous, Domingo Malaespina. »
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