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26/04/2021

12 La soirée chez les Csagrande

 

 

12 La soirée chez les Casagrande

 

 

    «  Le deuxième matin que j’ai vu le Viking, il m’a parlé. Comme le premier matin, il est monté dans l’autobus N°13 six arrêts après le mien, devant l’hôtel Terra Nova. Je présume que c’est là qu’il séjourne.

    Il y a quelques hôtels dans ce secteur, à la faible capacité d’accueil, mais au confort tout à fait acceptable, m’a-t-on dit. Pour ma part, je ne reçois jamais de visiteurs venant d’ailleurs, qui seraient susceptibles de séjourner à l’hôtel. Mes parents habitent dans la capitale, où je vais les voir deux ou trois fois par an. Mes frères et sœurs ont tous émigré à l’étranger. Nous nous sommes perdus de vue. Aucun d’entre eux n’est jamais venu jusqu’à Santa Soledad. Nous ne nous revoyons que rarement, chez nos parents. 

    Peu de touristes viennent se perdre à Santa Soleda. La plupart des trains qui s’arrêtent ici ne transportent que des marchandises. A l’aéroport, en dehors des nécessités commerciales, atterrissages et décollages sont plutôt sporadiques. Peu nombreux, comme égarés là, parvenus à cette extrémité du monde à cause d’un malentendu, les touristes sont au mieux considérés avec une touche minimale  de curiosité, au pire ne sont pas considérés du tout. Autrement dit, leur présence n’est pas même remarquée par la population qui, le plus souvent, s’affaire de l’aube jusqu’au crépuscule. Aussi, l’enseignement des langues étrangères ne  s’est guère développé à Santa Soledad, en dehors des strictes nécessités du commerce et de l’industrie. Les habitants ne s’intéressent pas aux jargons parlés au-delà des frontières de la Confédération, au sein de laquelle la province de Santa Soledad n’est peut-être que le plus obscur des confins.

    Donc, j’avais tout lieu de m’interroger sur la présence de cet étranger, du moins de ce nouveau venu, qui descend à la Bibliothèque Municipale. Quelles occupations peuvent amener qui que ce soit jusqu’ici, pour aller s’enfermer dans les murs d’une institution qui trahit sa vocation première, culturelle et littéraire, pour se consacrer à la glorification de l’industrie,  du commerce et de la technologie, comme si rien n’existait en dehors de cette profane trilogie ? Ne peut-on pas trouver partout ailleurs ces manuels du technicien et ces traités de la réussite matérielle, rapide et facile ?

    J’éprouvais quelque difficulté à m’imaginer cet inconnu totalement dévoué à la cause d’une entreprise ou d’un consortium multinational. Bien sûr, je sais que dans les sous-sols de la Bibliothèque sont remisés les « livres inutiles », c’est-à-dire le meilleur de la production mondiale, que la plupart des gens d’ici ne voudraient pas même feuilleter, ces livres que si peu d’entre nous osent encore emprunter, au risque d’être fichés comme « éléments suspects ».

    Le loisir préféré des gens de Santa Soledad consiste à s’affaler dans un fauteuil, face à leurs chers écrans, dispensateurs d’images où, pour la conquête de la suprématie, la sottise le dispute à la vulgarité. Dans cette lutte médiatique, il serait difficile de dire laquelle des deux l’emporte. Afin de soutenir cet effort d’avachissement et d’abrutissement systématiques, on se gave de sucreries, de patates salées, grasses et lyophilisées. Le cerveau s’atrophie, mais le ventre gonfle. Violence et pornographie sont la pâtée intellectuelle des habitants de Santa Soledad.    

    En dehors des livres mis au rebut, un visiteur étranger pourrait s’intéresser aux tablettes de la prophétie Maztayakaw, mais la chose est si peu probable que je ne voyais pas comment le hasard aurait pu placer sur mon chemin l’unique érudit de passage à Santa Soledad. Ces chances-là se produisent dans les mauvais romans, et ma vie n’est pas un roman. 

   Le Viking m’a d’abord saluée. Pour ce faire, il ne s’est pas contenté de me dire bonjour, mais il a de plus incliné légèrement le buste vers l’avant. Une telle marque de respect masculin est extrêmement rare, à Santa Soledad. Les hommes d’ici  considèrent les femmes  comme du gibier, contre lequel la chasse est ouverte l’année entière, ou, plutôt que la chasse, le braconnage, avec tous les pièges déloyaux que cela comporte.  

    Dans l’intonation du Viking,  j’ai de suite détecté l’infime trace d’accent étranger qui donne à sa voix un charme unique. C’est une voix profonde, grave, au lent débit. Chaque syllabe est clairement articulée, la grammaire est parfaite, le choix des mots judicieux, l’humour corrosif, mais de ces qualités, plus particulièrement la dernière, je ne me suis rendue compte que lors de la soirée chez les Casagrande.

    Le premier matin, nous échangeâmes quelques banalités. Mon vis-à-vis me demanda où je descendais. Lorsque je lui répondis que je travaille à l’Université, il m’a demandé si j’étais professeur. Je n’ai pu m’empêcher de rire. Ma réaction l’a surpris.

    «  Excusez-moi, Monsieur, mais l’idée d’enseigner la mécanique, l’électronique, la gestion ou la comptabilité me paraît si saugrenue ! »

    Cette fois-ci, c’est lui qui parut étonné.

    «  N’enseigne-t-on pas les Lettres, l’Histoire et les langues étrangères, à votre université ?

    - Les langues, si, mais uniquement dans la mesure où elles servent d’armes de vente. Les belles et subtiles conversations sur les œuvres du passé n’intéressent plus qu’une très faible minorité.

    - Dont vous faites partie, je présume ?

    - C’est exact, je ne m’en cacherai pas, même si cela n’est pas loin d’être jugé coupable à Santa Soledad. »

    Dans le regard très vif de l’inconnu, la curiosité déjà présente s’est renforcée.

    «  J’ai eu l’occasion de subodorer cela, lorsque je suis allé à la bibliothèque, hier. De ma vie, je n’avais vu pareille organisation, ni entendu s’exprimer plus ouvertement le mépris pour la littérature. »

    J’ai demandé à mon Viking quel genre de livres il voulait compulser. Quelle ne fut pas ma surprise, lorsqu’il me confia qu’il s’inéressait à la prophétie des Mazatayakaw !

    «  Je ne suis pas historien, précisa-t-il, mais romancier. Le sujet m’intéresse au plus haut point. La tragédie de ce peuple est trop mal connue. Un roman bien documenté pourrait contribuer à la faire mieux connaître. »

    J’ai voulu savoir si ses livres étaient déjà parus, chez quels éditeurs et sous quels titres. Il m’en cita quelques uns. Je les avais lus. Ma surprise fut totale ! Certes, je ne m’attendais pas à faire la connaissance d’un romancier de renom de cette façon fortuite.

    Mark Mywords me donna sa carte de visite, me dit au revoir en s’inclinant de nouveau, puis descendit à l’arrêt de la bibliothèque, ce cimetière de la littérature.

    Le soir même, j’ai téléphoné à Paolo et Teresa, pour leur annoncer la rencontre que j’avais faite. Ils en furent épatés. Ce sont tous les deux des admirateurs de Mark Mywords, non pas inconditionnels, car le lecteur exigeant ne doit jamais renoncer à juger l’auteur bien ou mal, en fonction de ses nouvelles productions, et non d’après les préjugés favorables ou défavorables que lors de précédentes lectures il s’en est formés.

    «  Elena, si tu le revois dans le bus, ou si tu connais le moyen de le joindre autrement, dis-lui, s’il te plaît, que nous serions ravis qu’il honore de sa présence l’une de nos soirées entre amis, chez nous. Oui, dès que possible, car il ne restera certainement pas longtemps ici. »

    C’est ainsi que, le lendemain, j’ai transmis l’invitation des Casagrande à Mark Mywords.

    «  Je l’accepte avec plaisir. Où dois-je me rendre et à quelle heure ? »

    «  A propos de la belle passagère de l’autobus N°13, je ne m’étais pas trompé. Je sais maintenant qu’elle s’appelle Elena Mirasol. C’est une soliste, violoniste, d’un niveau que je qualfierai d’excellent, car j’ai eu l’occasion de l’apprécier chez ses amis, les Casagrande.

    A la demande générale, Elena nous a donné un récital privé, d’une qualité digne des meilleurs orchestres symphoniques. Elena Mirasol ne se satisfait pas d’atteindre  la virtuosité, que procure l’application minutieuse de procédés techniques. Elle tire du violon des notes  si profondes, si vibrantes, si pleines  d’authentique émotion, que nous en étions tous bouleversés.   Je me demande ce qu’une pareille virtuose peut faire dans une ville aussi peu ouverte aux Arts que Santa Soledad.   

    Il y avait là, outre les Casagrande et un musicien nommé Petrov Moskovarin, une trentaine d’autres personnes, tous artistes ou écrivains, et tous très amers à cause de la notoire indifférence, qui stérilise leurs rapports avec la population locale. Cela frise l’ostracisme.

    J’avais envisagé de commander un taxi pour me rendre chez les  Casagrande, mais Elena m’a proposé que nous fassions le trajet ensemble, et par l’autobus. Il faudrait changer dans le centre de la ville.  Les Casagrande habitent un peu à l’extérieur. Je lui ai dit que je ne voulais pas la déranger, qu’elle pourrait aussi bien profiter de mon taxi, mais elle a insisté gentiment pour me guider.

     « Je vous parlerai de la ville, au fur et à mesure que nous avancerons, m’a-t-elle assuré. »

    Nous étions convenus de nous trouver à dix-huit heures trente, dans le salon de l’hôtel Terra Nova. Elle est arrivée ponctuellement, à l’instant où la demie sonnait à toutes les horloges de la ville. Je l’ai félicitée pour son exactitude. Ceci mis à part, elle était superbe, dans sa robe rouge à volants, à la taille élégamment cintrée, qui ne dévoilait que ses chevilles, dont j’admirai la finesse, et ses pieds chaussés d’escarpins noirs…. Je ne lui dis rien à propos de sa tenue, mais dans mes yeux elle a perçu la lueur de plaisir, ce qui l’a fait sourire.  Sur l’épaule droite, elle portait le violon dûment protégé par l’étui, sur le bras gauche un châle noir plié, qui la protégerait de la fraîcheur nocturne, au retour. Entre Elena, nos hôtes et moi-même, il était convenu que je me présenterais sous le nom de Mathew Dawnside, car je ne voulais pas devenir le centre de l’attention, la vedette de la soirée. Pour bien observer, voire prendre des notes, il me fallait conserver une place discrète. En aucun cas, le romancier ne doit devenir le héros de sa propre histoire ; ce serait le plus sûr moyen de la rater. Maintenant que je connais les « dissidents » de Santa Soledad, je commence à m’interroger sur ce que sera le roman, à savoir s’il sera d’abord historique. Va-t-il évoluer vers un roman de mœurs, de politique fiction, une étude sociale, ou autre chose encore, qui resterait à définir ? Mon esprit est ouvert à toutes les possibilités. La véritable création  ne doit s’inféoder à aucun schématisme.

    Il me faut maintenant parler des Casagrande, nos hôtes, chez qui souvent les artistes se réunissent, parce que ce sont eux qui possèdent la plus grande maison. Chacun apporte qui une bouteille, qui de la nourriture, enfin les frais sont équitablement partagés, car ces gens-là ne roulent pas sur l’or.    Pour « faire bouillir la marmite », Paolo est manutentionnaire à l’usine d’armements,  et Teresa aide-soignante à l’hôpital.

    Parmi tous les artistes,  aucun ne vit de son art. Ils se plaignent majoritairement de rapports professionnels très conflictuels, en particulier avec des chefs tyranniques. Paolo m’a parlé de l’ingénieur Neil Steelband et du technicien Ignacio Ganatiempo, des bosseurs acharnés, très intolérants à l’égard des moindres faiblesses d’autrui. Teresa ne semble pas plus ravie de servir sous les ordres de Mme Eleneora Mascara, gynécologue et chef de clinique à l’hôpital. 

    Paolo et Teresa ont la quarantaine bien mûre. La femme est peintre, le mari sculpteur.  Lui m’a confié qu’ils n’ont jamais voulu avoir d’enfants :

    « Nous sommes deux enfants nous-mêmes, s’est-il esclaffé, alors, nous n’aurions jamais pu faire de bons parents ! »

    Lorsque nous sommes arrivés, les invités s’étaient dispersés dans le jardin. Le couple d’artistes est venu nous accueillir. Ainsi, j’ai vu s’approcher de nous, à longues et fermes enjambées, un homme de belle taille, quoique moins grand que moi,  charpenté comme un lutteur, aux cheveux brun et aux yeux noirs. Une petite femme mince trottinait derrière lui.  Paolo est volubile, ses mains s’agitent devant son visage avec une déconcertante vivacité,  les mots jaillissent de sa bouche en bouillonnant.  Je l’ai d’abord cru nerveux, mais c’est un être passionné, qui ne veut pas modérer ses amours, lesquelles se nomment Teresa et la sculpture, ou la sculpture et Teresa, car les deux sont indissociables. 

    Son égérie est brune comme lui, mais elle a les yeux verts, et, contrairement à Paolo, elle est très calme. Teresa paraît minuscule à côté de Paolo.  Ils travaillent beaucoup ensemble. Teresa réalise de nombreux portraits de son mari, et Paolo sculpte des bustes de sa femme, ainsi que des statues complètes, pour la plupart des nus.  Leur maison n’est qu’un vaste atelier, à travers lequel les invités circulent librement. Les groupes se font et se défont, librement, au hasard des conversations, des thèmes abordés, creusés, puis abandonnés.

    Dans telle pièce, un auteur lit ses derniers poèmes ou sa plus récente nouvelle pour un public de cinq à douze personnes ;  dans cette autre, des discussions passionnées mais bien argumentées battent leur plein, sur des questions d’esthétique ou sur les relations conflictuelles que les artistes subissent avec leurs concitoyens ; à d’autres endroits, des musiciens jouent de la flûte, de la guitare ou de l’harmonica, soit ensemble, soit séparément, pour un fervent auditoire de mélomanes. Teresa joue passablement du piano, mais, lorsqu’un pianiste est présent, elle lui cède la place. 

    J’eus même accès à la chambre de mes hôtes, où le lit trône, témoin de leur brûlante et luxuriante sensualité, mise au service de l’Art.  Cela transparaît dans leurs œuvres, les gestes qu’ils ont l’un pour l’autre, les sourires qu’ ils se réservent mutuellement.

    J’ai eu l’occasion de parler avec Petrov Moskovarin, le principal compositeur du groupe. Comme moi, il est étranger à Santa Soledad. J’ignore pour quelle raison il a choisi de s’installer ici. J’écris « s’installer », au lieu de « séjourner », car il vivrait à Santa Soledad depuis quelques années.  

    Elena joue les compositions de Petrov, qui ne manquent ni de force, ni de profondeur, ni de beauté. De taille moyenne, l’homme a les cheveux de couleur paille, des yeux gris. Ce compositeur est silencieux, par moments même plutôt taciturne. Pour lui, la musique suffit à tout exprimer. Il ne parle que pour prononcer des sentences ou des aphorismes. Petrov Moskovarin travaille comme traducteur commercial. 

    A la fin de la soirée, c’est lui qui nous a ramenés, moi à l’hôtel, Elena chez elle. Du moins, c’est ce que je suppose la concernant, car après tout, peut-être sont-ils allés ailleurs. Entre eux, je n’ai surpris aucun geste ni propos d’amants. Au fait, pourquoi cela m’intéresserait-il ? Le livre deviendrait-il roman d’amour ? Prends garde, Mark Mywords ! Ne mélange pas les variétés de récits. Tu mécontenterais ton éditeur et déconcerterais le public… » 

 

 

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