29/09/2021
21 Le sale ttorchon
21 Le sale torchon
Tandis que les dignes notables et leurs vertueuses épouses s’esbaudissent, Monseigneur Angel Pesar de la Cruz se déleste, dans l’ombre habituellement silencieuse de la sacristie, de ses nombreuses parures de cérémonie, aidé en cela par la blanche envolée des enfants de chœur asexués, tous âgés de moins de dix ans, devenus angelots grâce à leurs aubes immaculées, sous lesquelles ils ne portent pas de pantalons pour ne point souffrir de la chaleur, les pieds encore menus chaussés de sandalettes dorées. Au total, il ne leur manque plus que les ailes pour s’élever jusqu’à la voûte de la cathédrale, où ils resteraient suspendus, charnels et merveilleux, matériels et miraculeux. Un tel prodige rendrait Santa Soledad célèbre du jour au lendemain.
Monseigneur aime ses enfants de chœur d’un très pur amour, paternel et sacerdotal. Ce ne sont plus des petits mâles, mais l’aube ne les transforme pas non plus en filles. Voilà ces êtres à la troublante apparence élevés à la dignité de chérubins…
Domingo Malaespina dirige le ballet piailleur et mignard. Sa voix d’androgyne ne choque pas les garçonnets, qui flottent sur les dalles sombres, leurs sandales dépassant à peine de l’aube. Autour de Monseigneur s’esquisse, se dessine, virevolte la capricieuse formation d’ailes de colombes. La plupart des séraphins portent les cheveux courts, mais deux ou trois parent leur dos étroit d’une queue de cheval, que les parents tolèrent comme le moindre mal.
L’un de ces êtres à la frontière de la chair et de l’esprit débarrasse Angel Pesar de la Cruz de la crosse de noyer, incrustée d’ivoire, aux volutes passées à la feuille d’or, précieux bâton de pélerin que soigneusement il remise dans l’étui de chêne clair tapissé de velours bleu marine, piqueté d’étoiles d’or. Monseigneur s’assied, sur une chaise très simple, à dossier droit. Ses immenses robes se déploient autour de lui, exhalant le froufrou subtilement parfumé d’encens qui, lorsqu’il s’avance avec noblesse dans la nef, suit et précède à la fois le prélat, invisible mais efficace accompagnateur, car l’assistance n’a nul besoin de se tourner pour savoir qui glisse ainsi majestueusement sur les dalles.
Le deuxième angelot allége l’archevêque de la mitre, qu’avec déférence il dépose sur l’une des étagères de l’armoire qui couvre la moitié d’un mur, face à la porte de communication avec le déambulatoire. Le troisième lève adroitement l’étole de lin somptueusement brodée de fils d’or, qu’avec ferveur il plie. Le précieux tissu a couvert les épaules de Monseigneur, sur lesquelles repose la sainte responsabilité de l’Eglise. Plus qu’une étole, cela devient une relique, imprégnée de la puissance de conviction du prêcheur.
Le quatrième et le cinquième petits anges détachent délicatement le surplis de dentelle blanche aux complexes motifs, qu’ils ajoutent à la collection des ornements et symboles épiscopaux. Se demandent-ils si, quelque jour lointain, à leur tour ils revêtiront les ornements et parures emblématiques de cette autorité morale ?
Monseigneur a fini de quitter ses oripeaux d’apparat. Parce que c’est aujourd’hui dimanche, Angel Pesar de la Cruz ne va pas derechef revêtir le costume gris anthracite qu’ordinairement il affectionne. Par modestie, comme le plus simple des curés, il va porter la soutane noire. Dédaignant le luxe de l’automobile, c’est à pied qu’il traversera la Plaza de la Mayoria en compagnie de Domingo Malaespina et de quelques autres ecclésiastiques, plus ou moins considérables dans la hiérarchie. La vaste salle à manger au lustre de cuivre, garni d’ampoules à la forme fuselée, derrière ses portes capitonnées d’épais cuir noir, va préserver l’aréopage des indiscrétions. Le repas ne sera ni plantureux, ni savamment gourmet, car Monseigneur ne tolère pas l’ostentation. Le vin sera consommé avec la plus sage des modérations, parce qu’il serait indécent que les vapeurs éthyliques gagnent et dominent les cervelles des clercs.
Après la Foi en elle-même et sa propagation, la grande passion d’Angel Pesar de la Cruz est la théologie. Les déjeuners dominicaux fournissent les principales occasions à ces joutes amicales sur tel ou tel autre point du dogme, dont le sublime Mystère séduit tant l’archevêque et sa suite.
Avant le repas, Monseigneur veut passer par son bureau. Même le dimanche, il arrive que des paroissiens déposent du courrier dans la boite à lettres. Il n’est donc pas vraiment surpris de voir cette lettre, posée au milieu de sa table de travail. En apparence, elle est semblable à tant d’autres, anodines, courtoises, charitables et chrétiennes.
Angel Pesar de la Cruz prend l’enveloppe, la tient à distance de sa presbytie, la rapproche de ses narines épiscopales pour la humer, comme si ce double examen, olfactif et visuel, allait lui permettre de deviner le contenu de la missive. L’écriture lui semble étrangement tourmentée. Sur l’enveloppe, les lettres se contorsionnent, se convulsent, se télescopent méchamment, comme si la haine les tourmentait. Monseigneur flaire la sulfureuse proximité du Démon. S’il était superstitieux, il s’imaginerait tenir un talisman maléfique, fabriqué par quelque sorcier déterminé à l’envoûter.
L’archevêque n’aime pas céder facilement à ces oppressantes impressions. Afin de s’en libérer, le visage empreint de noble componction, Angel Pesar de la Cruz se signe, en murmurant :
« Au nom du Père, au nom du Fils et du Saint Esprit, amen… »
Il s’assied devant le bureau, saisit le coupe-papier, en glisse la lame sous le rabat collé, découpe nettement le papier, extrait la lettre de l’enveloppe sans froisser ni l’une, ni l’autre, déploie le papier sur la garniture de cuir vert et lit ce qui suit :
« Vieille fripouille,
Tu te crois planqué, dans ta bicoque de luxe, à te faire servir comme un pacha. C’est là que tu te goures complètement, grand guignol.
Essaye donc de filer au train de ton secrétaire si particulier, vieille tantouze enjuponnée. Cet enculé de Domingo Malaespina te lèche le cul, mais le soir, il va se faire défoncer le sien ou défonce celui d’un travelo, ça dépend de son humeur.
C’est la vérité à poil, face de rat du Vatican. Tu vas me traiter d’ordure, d’accord. Mais moi je suis un franc salaud, tandis que ton Domingo Malaespina, c’est un faux jeton, qui se tape l’hostie tous les jours mais suce des bittes dès qu’il en a l’occas. Pigé ?
Un ennemi qui te veut du mal. »
A mesure que les yeux de Monseigneur parcouraient l’exécrable serpillière, son visage a pâli, rougi, verdi, sous les assauts des sentiments divers mais tumultueux qui l’assaillaient, le tourmentaient. Lui qui d’habitude contrôle si bien ses gestes et ses propos, il n’a pu réfréner le tremblement de ses mains. Chacune tire sur le papier, comme pour le fendre par le milieu. Chaque injure le blesse, perce et transperce sa dignité, sa dilection pour la vertueuse élévation de l’âme. Sous ses yeux soudainement devenus douloureux, le stupre s’étale, dans toute son infernale impudeur. Les obscénités le choquent en profondeur, propagent des ondes de dégoût jusque dans ses plus secrètes entrailles.
Ce n’est pas une lettre que l’archevêque est en train de lire. Non, il décrypte un tas d’immondices, il plonge le regard dans le flot de purin, et ses narines inhalent la puanteur de la pourriture. Quelle cervelle en décomposition, atteinte de gangrène morale, a pu concevoir de pareilles insanités ? Cela dépasse l’entendement. Angel Pesar de la Cruz sent la nausée triturer ses entrailles.
« Mon Dieu, de telles horreurs sont-elles possibles ? Suis-je vraiment éveillé ? Ou suis-je en train de vivre le cauchemar de ma vie ? Mon Dieu, je vous en supplie le plus humblement du monde, éloignez cette coupe, ce calice de fiel de mes lèvres… »
Non, il n’est en pouvoir de personne, pas même de Dieu Tout-puissant de soustraire Monseigneur Angel Pesar de la Cruz, archevêque de Santa Soledad, à la torture du doute, de la honte d’avoir dévidé ce chapelet de crottes. Déjà, il le pressent, la pollution est en lui, pestilentielle, purulente, infectieuse et mortelle.
L’homme remet la saleté dans l’enveloppe, sort une clef d’une poche de sa soutane, ouvre le tiroir au milieu du bureau, glisse le document à charge sous une pile de dossiers, verrouille de nouveau le tiroir, serre la clef dans sa poche, se lève, va vers la haute baie vitrée. Là, debout, il actionne la poignée, ouvre la fenêtre, inspire une énorme goulée d’air frais. C’est alors qu’il se rend compte qu’il étouffait.
Le Rio Sangriento roule ses eaux rouges. Sang ou boucaro, dioxyde de fer ou rayons rasants du couchant, le fleuve contredit les autres fleuves du monde. Il est la monstruosité chérie de Santa Soledad. Qui veut cela ? Cette couleur est-elle une malédiction ?
Au-delà des tours de la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos, el Castillo de las Tormentas et le Torreon de los Aguilas surveillent ou guettent la ville. Qui saura jamais ? Ardhor est-il enfoui sous les masses rocheuses ? Celles-ci seraient-elles les ruines d’antiques forteresses, démolies par les siècles et les itnempéries ? Les Maztayakaw vont-ils resurgir du chaos ?
Angel Pesar de la Cruz fixe l’horizon, ou ce qui en tient lieu. L’archevêque ne croit pas en l’existence de l’horizon. Le domaine, le royaume qui l’appelle de sa voix sidérale se nomme « Infini ». Avoir les pieds qui trempent dans le fumier, les yeux presque noyés dans l’azur, voilà qui résume la condition humaine. L’infect fumet monte jusqu’à ses narines. Le prélat voudrait n’avoir plus de nez. S’il ne se maîtrisait, la violence le posséderait à tel point qu’il serait capable de commettre l’automutilation.
Mais qu’est cela, qui soudainement est apparu, là-bas, au sommet du Torreon de las Tormentas ? Malgré ses soixante ans, l’archevêque a conservé une excellente vue. Il ne peut en douter. Un aigle s’est posé sur le donjon. Il est arrivé sans hâte, sûr du fait qu’à ces hauteurs, aucun être vivant ne contesterait sa suprématie. Le rapace doit être immense, car il est nettement visible malgré la distance. Peut-être appartient-il à l’espèce des alérions.
Angel Pesar de la Cruz frissonne. Le puissant rapace a battu des ailes, tournoyé, a chuté, puis a rejailli vers le ciel qui l’appelle. Angel Pesar de la Cruz est subjugué. Non, ce n’est pas seulement l’oiseau qu’il voit. Monseigneur aperçoit la beauté de la Création, passée, présente et future, à travers ce vol qui semble hésiter, peut paraître jeu, mais dans lequel rien n’est totalement issu des mains du hasard.
Monseigneur sourit. La sauvage vision l’a rasséréné. Peut-être le prédateur s’attaque-t-il parfois aux agneaux, mais le spectateur muet ne veut pas pour l’instant y penser. L’essentiel est que Dieu se manifeste à lui, sous cette forme palpitante, aérienne, vibrante, rapide et magnifique. L’aigle fuse de nouveau vers l’azur. Au bout de sa course, le soleil rutile.
Angel Pesar de la Cruz respire de nouveau, bien à fond.
21 Le sale torchon
Tandis que les dignes notables et leurs vertueuses épouses s’esbaudissent, Monseigneur Angel Pesar de la Cruz se déleste, dans l’ombre habituellement silencieuse de la sacristie, de ses nombreuses parures de cérémonie, aidé en cela par la blanche envolée des enfants de chœur asexués, tous âgés de moins de dix ans, devenus angelots grâce à leurs aubes immaculées, sous lesquelles ils ne portent pas de pantalons pour ne point souffrir de la chaleur, les pieds encore menus chaussés de sandalettes dorées. Au total, il ne leur manque plus que les ailes pour s’élever jusqu’à la voûte de la cathédrale, où ils resteraient suspendus, charnels et merveilleux, matériels et miraculeux. Un tel prodige rendrait Santa Soledad célèbre du jour au lendemain.
Monseigneur aime ses enfants de chœur d’un très pur amour, paternel et sacerdotal. Ce ne sont plus des petits mâles, mais l’aube ne les transforme pas non plus en filles. Voilà ces êtres à la troublante apparence élevés à la dignité de chérubins…
Domingo Malaespina dirige le ballet piailleur et mignard. Sa voix d’androgyne ne choque pas les garçonnets, qui flottent sur les dalles sombres, leurs sandales dépassant à peine de l’aube. Autour de Monseigneur s’esquisse, se dessine, virevolte la capricieuse formation d’ailes de colombes. La plupart des séraphins portent les cheveux courts, mais deux ou trois parent leur dos étroit d’une queue de cheval, que les parents tolèrent comme le moindre mal.
L’un de ces êtres à la frontière de la chair et de l’esprit débarrasse Angel Pesar de la Cruz de la crosse de noyer, incrustée d’ivoire, aux volutes passées à la feuille d’or, précieux bâton de pélerin que soigneusement il remise dans l’étui de chêne clair tapissé de velours bleu marine, piqueté d’étoiles d’or. Monseigneur s’assied, sur une chaise très simple, à dossier droit. Ses immenses robes se déploient autour de lui, exhalant le froufrou subtilement parfumé d’encens qui, lorsqu’il s’avance avec noblesse dans la nef, suit et précède à la fois le prélat, invisible mais efficace accompagnateur, car l’assistance n’a nul besoin de se tourner pour savoir qui glisse ainsi majestueusement sur les dalles.
Le deuxième angelot allége l’archevêque de la mitre, qu’avec déférence il dépose sur l’une des étagères de l’armoire qui couvre la moitié d’un mur, face à la porte de communication avec le déambulatoire. Le troisième lève adroitement l’étole de lin somptueusement brodée de fils d’or, qu’avec ferveur il plie. Le précieux tissu a couvert les épaules de Monseigneur, sur lesquelles repose la sainte responsabilité de l’Eglise. Plus qu’une étole, cela devient une relique, imprégnée de la puissance de conviction du prêcheur.
Le quatrième et le cinquième petits anges détachent délicatement le surplis de dentelle blanche aux complexes motifs, qu’ils ajoutent à la collection des ornements et symboles épiscopaux. Se demandent-ils si, quelque jour lointain, à leur tour ils revêtiront les ornements et parures emblématiques de cette autorité morale ?
Monseigneur a fini de quitter ses oripeaux d’apparat. Parce que c’est aujourd’hui dimanche, Angel Pesar de la Cruz ne va pas derechef revêtir le costume gris anthracite qu’ordinairement il affectionne. Par modestie, comme le plus simple des curés, il va porter la soutane noire. Dédaignant le luxe de l’automobile, c’est à pied qu’il traversera la Plaza de la Mayoria en compagnie de Domingo Malaespina et de quelques autres ecclésiastiques, plus ou moins considérables dans la hiérarchie. La vaste salle à manger au lustre de cuivre, garni d’ampoules à la forme fuselée, derrière ses portes capitonnées d’épais cuir noir, va préserver l’aréopage des indiscrétions. Le repas ne sera ni plantureux, ni savamment gourmet, car Monseigneur ne tolère pas l’ostentation. Le vin sera consommé avec la plus sage des modérations, parce qu’il serait indécent que les vapeurs éthyliques gagnent et dominent les cervelles des clercs.
Après la Foi en elle-même et sa propagation, la grande passion d’Angel Pesar de la Cruz est la théologie. Les déjeuners dominicaux fournissent les principales occasions à ces joutes amicales sur tel ou tel autre point du dogme, dont le sublime Mystère séduit tant l’archevêque et sa suite.
Avant le repas, Monseigneur veut passer par son bureau. Même le dimanche, il arrive que des paroissiens déposent du courrier dans la boite à lettres. Il n’est donc pas vraiment surpris de voir cette lettre, posée au milieu de sa table de travail. En apparence, elle est semblable à tant d’autres, anodines, courtoises, charitables et chrétiennes.
Angel Pesar de la Cruz prend l’enveloppe, la tient à distance de sa presbytie, la rapproche de ses narines épiscopales pour la humer, comme si ce double examen, olfactif et visuel, allait lui permettre de deviner le contenu de la missive. L’écriture lui semble étrangement tourmentée. Sur l’enveloppe, les lettres se contorsionnent, se convulsent, se télescopent méchamment, comme si la haine les tourmentait. Monseigneur flaire la sulfureuse proximité du Démon. S’il était superstitieux, il s’imaginerait tenir un talisman maléfique, fabriqué par quelque sorcier déterminé à l’envoûter.
L’archevêque n’aime pas céder facilement à ces oppressantes impressions. Afin de s’en libérer, le visage empreint de noble componction, Angel Pesar de la Cruz se signe, en murmurant :
« Au nom du Père, au nom du Fils et du Saint Esprit, amen… »
Il s’assied devant le bureau, saisit le coupe-papier, en glisse la lame sous le rabat collé, découpe nettement le papier, extrait la lettre de l’enveloppe sans froisser ni l’une, ni l’autre, déploie le papier sur la garniture de cuir vert et lit ce qui suit :
« Vieille fripouille,
Tu te crois planqué, dans ta bicoque de luxe, à te faire servir comme un pacha. C’est là que tu te goures complètement, grand guignol.
Essaye donc de filer au train de ton secrétaire si particulier, vieille tantouze enjuponnée. Cet enculé de Domingo Malaespina te lèche le cul, mais le soir, il va se faire défoncer le sien ou défonce celui d’un travelo, ça dépend de son humeur.
C’est la vérité à poil, face de rat du Vatican. Tu vas me traiter d’ordure, d’accord. Mais moi je suis un franc salaud, tandis que ton Domingo Malaespina, c’est un faux jeton, qui se tape l’hostie tous les jours mais suce des bittes dès qu’il en a l’occas. Pigé ?
Un ennemi qui te veut du mal. »
A mesure que les yeux de Monseigneur parcouraient l’exécrable serpillière, son visage a pâli, rougi, verdi, sous les assauts des sentiments divers mais tumultueux qui l’assaillaient, le tourmentaient. Lui qui d’habitude contrôle si bien ses gestes et ses propos, il n’a pu réfréner le tremblement de ses mains. Chacune tire sur le papier, comme pour le fendre par le milieu. Chaque injure le blesse, perce et transperce sa dignité, sa dilection pour la vertueuse élévation de l’âme. Sous ses yeux soudainement devenus douloureux, le stupre s’étale, dans toute son infernale impudeur. Les obscénités le choquent en profondeur, propagent des ondes de dégoût jusque dans ses plus secrètes entrailles.
Ce n’est pas une lettre que l’archevêque est en train de lire. Non, il décrypte un tas d’immondices, il plonge le regard dans le flot de purin, et ses narines inhalent la puanteur de la pourriture. Quelle cervelle en décomposition, atteinte de gangrène morale, a pu concevoir de pareilles insanités ? Cela dépasse l’entendement. Angel Pesar de la Cruz sent la nausée triturer ses entrailles.
« Mon Dieu, de telles horreurs sont-elles possibles ? Suis-je vraiment éveillé ? Ou suis-je en train de vivre le cauchemar de ma vie ? Mon Dieu, je vous en supplie le plus humblement du monde, éloignez cette coupe, ce calice de fiel de mes lèvres… »
Non, il n’est en pouvoir de personne, pas même de Dieu Tout-puissant de soustraire Monseigneur Angel Pesar de la Cruz, archevêque de Santa Soledad, à la torture du doute, de la honte d’avoir dévidé ce chapelet de crottes. Déjà, il le pressent, la pollution est en lui, pestilentielle, purulente, infectieuse et mortelle.
L’homme remet la saleté dans l’enveloppe, sort une clef d’une poche de sa soutane, ouvre le tiroir au milieu du bureau, glisse le document à charge sous une pile de dossiers, verrouille de nouveau le tiroir, serre la clef dans sa poche, se lève, va vers la haute baie vitrée. Là, debout, il actionne la poignée, ouvre la fenêtre, inspire une énorme goulée d’air frais. C’est alors qu’il se rend compte qu’il étouffait.
Le Rio Sangriento roule ses eaux rouges. Sang ou boucaro, dioxyde de fer ou rayons rasants du couchant, le fleuve contredit les autres fleuves du monde. Il est la monstruosité chérie de Santa Soledad. Qui veut cela ? Cette couleur est-elle une malédiction ?
Au-delà des tours de la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos, el Castillo de las Tormentas et le Torreon de los Aguilas surveillent ou guettent la ville. Qui saura jamais ? Ardhor est-il enfoui sous les masses rocheuses ? Celles-ci seraient-elles les ruines d’antiques forteresses, démolies par les siècles et les itnempéries ? Les Maztayakaw vont-ils resurgir du chaos ?
Angel Pesar de la Cruz fixe l’horizon, ou ce qui en tient lieu. L’archevêque ne croit pas en l’existence de l’horizon. Le domaine, le royaume qui l’appelle de sa voix sidérale se nomme « Infini ». Avoir les pieds qui trempent dans le fumier, les yeux presque noyés dans l’azur, voilà qui résume la condition humaine. L’infect fumet monte jusqu’à ses narines. Le prélat voudrait n’avoir plus de nez. S’il ne se maîtrisait, la violence le posséderait à tel point qu’il serait capable de commettre l’automutilation.
Mais qu’est cela, qui soudainement est apparu, là-bas, au sommet du Torreon de las Tormentas ? Malgré ses soixante ans, l’archevêque a conservé une excellente vue. Il ne peut en douter. Un aigle s’est posé sur le donjon. Il est arrivé sans hâte, sûr du fait qu’à ces hauteurs, aucun être vivant ne contesterait sa suprématie. Le rapace doit être immense, car il est nettement visible malgré la distance. Peut-être appartient-il à l’espèce des alérions.
Angel Pesar de la Cruz frissonne. Le puissant rapace a battu des ailes, tournoyé, a chuté, puis a rejailli vers le ciel qui l’appelle. Angel Pesar de la Cruz est subjugué. Non, ce n’est pas seulement l’oiseau qu’il voit. Monseigneur aperçoit la beauté de la Création, passée, présente et future, à travers ce vol qui semble hésiter, peut paraître jeu, mais dans lequel rien n’est totalement issu des mains du hasard.
Monseigneur sourit. La sauvage vision l’a rasséréné. Peut-être le prédateur s’attaque-t-il parfois aux agneaux, mais le spectateur muet ne veut pas pour l’instant y penser. L’essentiel est que Dieu se manifeste à lui, sous cette forme palpitante, aérienne, vibrante, rapide et magnifique. L’aigle fuse de nouveau vers l’azur. Au bout de sa course, le soleil rutile.
Angel Pesar de la Cruz respire de nouveau, bien à fond.
09:47 | Lien permanent | Commentaires (0)
23/09/2021
Nouvelle édition du livre : Voyage au Pays d’Haistybradu
17:55 Publié dans Romans | Lien permanent | Commentaires (0)
22/09/2021
20 L'apéritif des notables
20 L’apéritif des notables
Monseigneur Angel Pesar de la Cruz s’éponge le front. La grand’messe vient de s’achever. Puissamment, la voix grave de l’archevêque a tonné contre le vice, la corruption, le goût si répandu pour le lucre, celui non moins courant de la luxure, l’infidélité conjugale, les déviations sexuelles, l’irrespect des enfants pour les parents, le peu de cas que l’on fait des cheveux blancs, le manque de charité, l’insuffisante ferveur religieuse de nombreux habitants, l’abandon des valeurs chrétiennes, le cynisme des marchands de canons, l’égoïsme de l’élite financière, la paresse et le laisser-aller, au total contre les mille tares dont souffre la ville, et qui font d’elle une vieillarde percluse d’une variété d’arthrose sociologique.
Tout le temps que gronda l’homélie, le lutrin atypique n’a pas bronché : son bec ne s’est pas ouvert et nul vent n’a soulevé ses ailes déployées. Seuls les rubis de ses yeux ont rougeoyé, sombrement, comme animés par une arrière-pensée que l’âme humaine ne saurait sonder. Les rats, qui se terrent dans les recoins humides des chapelles, ont frémi. Leurs moustaches ont vibré, mais nous ne saurons pas ce qu’exprimait ce mouvement…
Lorsque Angel Pesar de la Cruz monte en chaire, il le fait comme le fantassin qui court vers les lignes ennemies, fusil en main, avec la bravoure qui porte à l’héroïsme. La crosse épiscopale lui sert de baïonnette. Toujours et partout, Monseigneur combat les forces du Mal avec fougue et détermination. Pour cela, il use de la force magistrale de son verbe, lui-même émanation du Verbe. S’il ne souffrirait pas l’emploi de l’adjectif « parfaite », amorce du blasphème, peut-être accepterait-il intérieurement que l’on qualifie sa rhétorique d’irréprochable, tout en protestant contre l’usage du compliment, par souci d’humilité. Chevalier de l’Eternel, Angel Pesar de la Cruz affûte ses phrases, qui pourfendent telles des épées, propulse les mots comme la fronde les billes d’acier, utilise l’emphase mais sans excès, à bon escient, comme la graisse dans les mécanismes du fusil, se barde de références évangéliques et bibliques comme d’autres portent le casque et le gilet pare-balles… Que le Démon se tienne bien, car Monseigneur est un lutteur hors pair, à la langue infatigable, au puissant débit, au souffle descendu de la plus haute sphère, à la divine inspiration. Tout en bas, dans la Géhenne, les damnés se tordent et se convulsent sous les assauts de son fouet. Leur menu quotidien ne porte que « pleurs et grincements de dents ».
Sur la place, les fidèles s’attardent, bavardent, échangent les nouvelles, s’enquièrent de la santé des uns et des autres, s’invitent à siroter l’apéritif à la terrasse d’une brasserie. Tous les notables sont là : Monsieur le Maire Augusto Valle y Monte, le Commissaire Luciano Cazaladrones, le Président de l’Université Guiseppe Mascara, le Docteur Arturo Curatodo, le directeur de l’usine d’armements Hector Escudo, le propriétaire du supermarché William Quickbuck, Luis Papelero, le Conservateur de la bibliothèque, et leurs épouses respectives. Se pressent encore là, autour de la monumentale silhouette du Maire, un juge et des avocats, des dentistes, des propriétaires d’agences immobilières, et, silencieux mais sûr de l’éternité de son pouvoir, le banquier.
Certains de ces messieurs et quelques unes de ces dames auraient probablement à livrer de libidineuses révélations, à la faveur de la chuchotante obscurité du confessionnal, que l’encens peuple de vapeurs vaguement spectrales et parfumées, concernant leurs amours extra conjugales. De respectables cocus se tendent la main, et, corne pour corne, ils se sourient. Leur mémoire conserve le tendre et tiède souvenir de l’épouse du vis-à-vis. A travers le tissu de la robe, ils essayent d’évaluer le progrès du temps, à savoir si les formes qu’ils connurent conservent le ferme maintien de la jeunesse, ou si elles se sont affaissées. Déshabillage silencieux, public et de bon aloi, où l’honneur ne périt point. Madame fait mine de ne rien voir ni sentir. Elle se remémore les caresses de l’amant, parfois avec une pincée de nostalgie, souvent avec la plus fade indifférence. Ce deuxième cas place les êtres dans la pire des positions : versez le contenu de la salière dans le potage, la fadeur dominera toujours. La comédienne et le comédien restent en scène, mais ne croient plus au rôle qu’ils s’efforcent de jouer. L’âme évidée, nonchalamment, ils imiteront les pirouettes et les pitreries de leur existence passée, comme s’ils voulaient faire passer le toc pour de l’authentique. Mal leur en prend : la voix sonne faux, les mots sont usés comme des vieilles chaussettes, des trous d’absurdité s’ouvrent malignement au cœur des significations, par où fuit la substance du langage. Lutter contre cela ? Autant placer son corps dans une fissure de digue, aux Pays-Bas, pour empêcher la mer d’inonder villes et polders…
Ces dames et ces messieurs traversent la place, vont s’asseoir dans leur bar d’élection, le plus élégant, le plus confortable, où leur est réservée la plus intime des salles, moquettée, aux murs couverts de velours sable, garnis de tableaux représentant diverses vues de Santa Soledad et de ses environs : les péristyles et frontons armoriés de faux marbre des édifices publics, la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos avec sa girouette au bec si crochu, le Rio Sangriento buvant les pourpres du couchant, et même une photographie de grandes dimensions représentant l’aigle d’or aux ailes déployées, dont les yeux luisent sinistrement. Il en faudrait beaucoup plus pour apeurer les notables et leurs chastes épouses…
Le serveur aux cheveux courts, et qui fleure virilement l’après-rasage, pantalon au pli coupant tel le fil du rasoir, gilet noir boutonné, chemise blanche et nœud papillon de velours noir, écoute et note mentalement les commandes avec la déférence qu’exige l’occasion. Il n’ignore pas que, si tout se passe au goût de ces personnages, le pourboire sera quasiment princier, du moins autant qu’il peut l’être en démocratie. Bientôt, la table sera couverte de bouteilles, les unes élancées, les autres pansues, de vastes verres et de coupes fluettes, et de menus en-cas variés, anchois, saumon d’élevage, œufs de lumps, foie gras sur canapés, olives fourrées aux amandes, pistaches non décortiquées, noix de cajou, fines tranches de chorizo, minuscules saucisses grillées, piments farcis au riz, persil et blanc de poulet haché mélangé à du fromage blanc, tortillas de maïs garnies de tomates cuites, tout le tralala qui prélude au repas lui-même. La table offre alors une palette de couleurs vives et d’odeurs contrastées, dont chacune est choisie pour faire saliver les palais, titiller les papilles gustatives, inciter à reprendre de l’alcool.
A mesure que l’agape avancera, les langues aux sonorités mesurées, comme si Monseigneur était encore là pour imposer de la retenue, les langues vont s’échauffer, trotter, galoper, rouler, bousculer, culbuter les mots, qui bondiront d’idée en idée. Les passions, d’habitude soigneusement dissimulées, paraîtront au premier plan, sur la scène du théâtre de marionnettes qu’est l’existence humaine, où personne ne veut être Polichinelle, alors que le grotesque paillasse respire à travers chacun de nous.
Ces préliminaires achevés, les notables vont déjeuner chez l’un des membres du groupe, chacun des couples recevant les autres à tour de rôle.
La conversation roule sur les affaires de Santa Soledad. Quoi de plus normal ?
« Alors, Monsieur le Maire, commence Carla Curatodo, en caressant de son regard humide et tendre le triple menton du « cacique » local, que savez-vous de nouveau sur ce Mark Mywords, qui s’est permis d’éreinter notre bonne ville dans la revue Planeta ? »
Pilar Escudo, la directrice de la crèche, surveille sans y paraître la mimique de la puéricultrice. Carla n’y peut rien : la séduction lui est vertu naturelle. Sous le foisonnement bouclé de ses cheveux châtain clair, qui blondissent au soleil, ses yeux bleus très lumineux envoûtent les hommes. Pourtant, même l’examen le plus circonspect n’a jamais permis de révéler le moindre accroc dans la robe de mariée de la très appétissante jeune femme, âgée de seulement vingt-cinq ans, alors que son médecin d’époux en a quarante. Pilar et Carla s’entendent assez mal, mais elles essayent de se supporter, par amour des maris, qui eux se comprennent bien, du moins le croient, car la valeur et la profondeur de la compréhension ne se mesurent que subjectivement, donc avec une dose d’erreur variable.
« Chère Madame, vous me faites bien de l’honneur en me croyant mieux informé que tout le monde à Santa Soledad, concède Augusto Valle y Monte, en piquant plusieurs anchois sur les dents de sa fourchette, avant de les engloutir avec une visible jouissance. Vous devez savoir, comme moi, que le dénommé Mark Mywords, ou Mathew Dawnside, fréquente le milieu artistique de la ville, tristement réputé pour ses activités non lucratives, dommageables au fonctionnement de l’économie. Nous craignons qu’il n’encourage les farfelus à s’entêter dans la voie erronée qu’ils ont choisie. Bien sûr, dès que l’un de ses articles paraît dans la revue Planeta, je m’empresse de le lire, et souvent cela me remue la bile, mais que voulez-vous que j’y fasse ? Il est journaliste, ses papiers sont authentiques et mis à jour. Que pouvons-nous lui reprocher, en dehors de ses fréquentations ? Même celles-ci ne sont pas criminelles. Disons tout au plus peu recommandables. Il ne fraye pas avec la pègre. L’inspecteur Felipe Carabiniero l’a suivi jusque dans « Le vol du condor », mais l’homme s’y est comporté de manière tout à fait respectable. Il ne semble même pas intéressé, pardonnez- moi Mesdames cette précision, par les … professionnelles de l’amour. »
Afin de se récompenser lui-même pour son éloquence, Monsieur le Maire savoure quelques gorgées de son porto du Chili. Sa langue claque discrètement, mais de façon approbatrice. Les nobles femelles pouffent et se trémoussent d’aise. Les bruyantes s’esclaffent. Comme Monsieur le Maire sait bien formuler chaque idée avec finesse et doigté ! Comme la plus vulgaire des situations devient élégante, lorsque sa voix sélectionne les mots ! L’humour du premier notable tisonne l’intimité vaginale. L’évocation des ces … autres dames, avec lesquelles les épouses ne se connaissent pas de solidarité, titille le clitoris. L’avilissement auquel se sont résignées les péripatéticiennes rehausse d’autant l’honneur des épouses. Les rires aigus, perçants, traversent la cloison. Dans la salle voisine, les consommateurs sauront que les dames de la meilleure compagnie se divertissent sans retenue.
« Cher ami, adresse Augusto Valle y Monte à Luciano Cazaladrones, votre enquête vous a-t-elle permis d’en apprendre davantage sur le suspect ?
- Hélas, non, Monsieur le Maire. Mark Mywords continue d’étudier la prophétie des Maztayakaw, voilà le seul crime que l’on peut lui imputer, si c’en est un. Avouez que le motif serait insuffisant pour ordonner l’expulsion de l’écrivain. »
Avec dextérité, le Commissaire s’empare d’un piment farci, qu’il convoitait depuis l’apparition des victuailles, comme si ce légume particulier résumait toutes les vertus, contenait la somme des qualités nutritives de l’espèce appelée « piment », comme si l’essence même du piment s’était réalisée sur la table. Le feu végétal, que tempère modérément la fadeur du riz, rehausse le teint de Luciano Cazaladrones, qui naturellement se porte vers le rubicond.
« Je suis de votre avis, mon cher, opine Eleonora Mascara (sans être maladivement obèse, elle n’eet pas non plus exactement maigre) tandis que son mari, Guiseppe hoche le chef, mais je crains qu’il n’ait une aura, et surtout qu’il n’utilise son charisme de célébrité littéraire pour inciter nos huluberlus à la révolte ou la rébellion. Qui se ressemble s’assemble, et, une fois assemblés, ces gens-là se serrent les coudes.
- Oui, confirme Amanda Cazaladrones, je trouve que, depuis l’arrivée de cet… agitateur, Elena Mirasol, l’une de nos employées, se montre encore plus rebelle qu’à l’accoutumée. Ne trouvez-vous pas, Monsieur le Président ? »
Guiseppe Mascara était en train de grignoter un canapé suavement salé par les anchois disposés dans le sens de la longueur, comme des soldats morts sur le champ de bataille, soigneusement alignés de façon parallèle, pour que même la défaite ait du panache. Avec une élégance toute universitaire, le Président déglutit, sourit de manière bénigne, penche vers l’avant sa tête à la chevelure blanche, enveloppe sa coupe de champagne californien d’attouchements caressants, puis lève les yeux et prononce :
« Il y a du vrai dans ce que vous dites là, Madame la Commissaire. Votre autorité morale à l’Université n’est pas moins forte que celle de ma très chère épouse à l’hôpital, n’est-ce pas Dr Curatodo ?
- Comment vous donner tort, Monsieur le Président ? Ce serait mentir, confirme le célèbre médecin, tout en cueillant une olive, ronde des amandes qu’elle cache en ses flancs, puis la cale à l’arrière de ses mâchoires, pour la malaxer en gourmet. Avant de décider quoi que ce soit, je consulte soigneusement mes collaboratrices, et plus particulièrement Mme Eleonora Mascara. Les femmes voient et comprennent les choses différemment de nous, et l’éclairage féminin n’est jamais superflu.
- Oui, je me demande bien comment mous nous débrouillons sans le providentiel esprit féminin, au Commissariat, ironise Luciano Cazaladrones, avec le plus goguenard de ses sourires, alors que ses babines découvrent la double rangée de ses crocs de dogue.
- Peut-être y perdez-vous beaucoup sans le savoir, le cingle Alejandra Papelero. Ce disant, elle alimente ses forces en croquant deux tranches de chorizo pimenté, l’une à droite, l’autre à gauche, pour une plus grande efficacité de la mastication. A la Bibliothèque, Luis reste incontestablement le Conservateur, mais il n’oublie jamais de me consulter, dès qu’il est un tant soit peu embarrassé, n’est-ce pas mon chéri ?
- C’est tout à fait exact, l’approuve le petit maigrichon, qui pose devant lui son verre de Jerez australien, y compris lorsqu’il s’agit d’ouvrir nos archives à un journaliste étranger, curieux de lire la prophétie des Maztayakaw.
- Ah, nous y revenons, s’exclame Augusto Valle y Monte en dévorant sa dixième « saucissette » grillée, sous le regard tristement désapprobateur de Dolores, c’est à peine croyable, mais pas une conversation ne peut plus se dérouler sans que cette histoire antédiluvienne ne resurgisse, comme si la tribu primitive voulait nous hanter !
- Augusto, l’implore Dolores, je t’en prie, ne parle pas ainsi ! Tu sais très bien que je crois aux esprits, aux revenants ! N’invoquons pas les mânes des sorciers ! »
Tous rient gaiement. Dolores Valle y Monte se montre toujours si spontanée ! Dans un petit corps de dame, c’est une grande âme. Monseigneur Angel Pesar de la Cruz, qui sait avec justesse évaluer la force des âmes et sonder leur profondeur a trouvé, en l’épouse de Monsieur le Maire, une alliée de première classe dans sa lutte contre le Mal, et pour faire avancer la cause de la charité.
« A propos de forces surnaturelles, intervient Jane Quickbuck sous l’œil lascif de son mari, lequel, nonobstant la maigreur ascétique de sa femme, la classe en tête de ses plus belles possessions, les yeux rouges de l’aigle d’or me gênent toujours un peu, lors des offices. Quelle idée abracadabrante aussi ! Conserver dans la cathédrale un objet symbolique rappelant le culte païen du soleil ! Monseigneur ne peut-il donc pas s’en débarrasser ? Cette horreur est en or, j’en conviens, mais garderions-nous une représentation du Diable si elle était coulée en or ?
- Madame, lui répond Luis Papelero, l’aigle d’or est répertorié au patrimoine national et mondial comme un objet unique, évocateur d’une civilisation disparue…
- Civilisation, l’interrompt Pilar Escudo, Monsieur le Conservateur, vous avez bien dit « civilisation » ? Que savons-nous de ces gens ? Qu’est-ce qui nous prouve qu’ils ne vivaient pas dans les arbres ?
- Je suis désolée de vous en faire la remarque, mais vous n’avez pas laissé Monsieur le Conservateur finir sa phrase, Mme Escudo, la tance Carla Curatodo, en appuyant sa remarque d’un sourire espiègle, ravie qu’elle est de prendre en défaut la directrice de la crèche, tandis que son docteur de mari n’est pas sans admirer le cran de sa jeune et resplendissante moitié. »
Le visage de Pilar Escudo rosit, rougit, devient cramoisi. Comment, cette jeunette, cette péronnelle, l’une de ses aides-puéricultrices, ose lui tenir tête ? Par ailleurs, en ces circonstances amicales, cafetières et dominicales, de quel droit userait-elle de son pouvoir hiérarchique pour obliger au silence la femme du Dr Curatodo, dans les yeux duquel brille la plus haute appréciation pour l’audace de Carla ? Clairement, il ne reste plus à Pilar Escudo qu’à s’incliner, sous le regard mécontent d’Hector, qui peut bien fabriquer suffisamment d’armes pour annihiler l’humanité entière, mais ne peut parer les bévues de l’épouse. La règle veut que, lors de ces apéritifs gentiment bourgeois, chacun se montre assez courtois pour écouter jusqu’au bout les arguments d’autrui. L’intempestive interruption est taxée de « mauvais goût », contraire aux bons usages élémentaires. Décontenancé par l’attaque, Luis Papelero s’est servi la troisième tortilla garnie de tomates, qu’il déguste les yeux à demi fermés. Le plaisir des papilles et plus généralement du palais semble le consoler un peu.
« Je vous demande pardon, M. Papelero, plaide Pilar Escudo, mais je réagis toujours vivement lorsque j’entends dire que ces Maztayakaw étaient civilisés.
- Ils ne l’étaient pas dans le sens où nous entendons le mot « civilisation », précise Luis Papelero, mais cela ne signifie pas qu’ils n’étaient que des « sauvages ». D’ailleurs, que signifie le mot « sauvagerie », je vous le demande ? »
Cette fois-ci, pas très sûre que la phrase soit vraiment une question, Pilar Escudo, encouragée en cela par le silence approbateur du fabricant d’armes, choisit de tenir sa langue en bride. Définir ce qu’est un bébé, voilà son métier, mais pérorer savamment sur le thème de la sauvagerie, civilisée ou non, voilà qui la dépasse.
« Les Maztayakaw avaient fondé un ordre social très solide, dont les lois peuvent nous surprendre, voire nous horrifier, en particulier le sacrifice de buffles sur l’autel d’Ardhor, mais cela n’est pas synonyme de « sauvagerie », dans le sens où nous employons ce terme, c’est-à-dire une existence si proche de la Nature qu’elle s’en distingue à peine : la nudité, l’absence d’écriture, une économie de subsistance basée sur la cueillette, la chasse et la pêche, la polygamie, la sorcellerie, et j’arrêterai là l’énumération pour ne point vous fatiguer.
- Ils n’étaient pas chrétiens, objecte Dolores Valle y Monte.
- Comment auraient-ils pu l’être, alors que le Christ n’était pas né, contre attaque Guiseppe Mascara.
- Vous avez mille fois raison, cher ami, l’appuie Augusto Valle y Monte, ma très chère Dolores a commis une excusable erreur de chronologie, emportée qu’elle est par le prosélytisme de Monseigneur Angel Pesar de la Cruz !
- Tout cela est fort bien dit, mais ça ne remplit pas le tiroir caisse, lance William Quickbuck, adepte d’un cynisme camouflé sous les oripeaux du réalisme et du pragmatisme, n’est-ce pas, Hector Escudo, ce n’est pas vous qui me contredirez ? Je vends des boites de conserve et vous des grenades, mais l’essentiel est de vendre ! »
Sur ces édifiants propos, la compagnie vide les coupes, sans aller jusqu’à la lie, qu’elles ne contiennent pas encore. Les sauvages Maztayakaw et le trouble-fête nommé Mark Mywords sont oubliés. Les dames sortent les premières, bouquet de parfums subtils ou délibérément capiteux, froissement d’étoffes chatoyantes, gorges avantageuses et jambes nettement épilées, suivies des messieurs si sobrement vêtus, parfois même sévères dans leurs costumes noirs ou gris. Monseigneur peut toujours tempêter contre les jouissances corporelles. A quoi servirait la vie, si l’humanité n’en usait pas jusqu’à l’abus ?
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