Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

11/11/2021

24 In terrogations d'Elena

24 Interrogations d’Elena

 

   « Mark Mywords est devenu l’un des habitués de nos réunions, ou, plutôt que ce premier nom, je devrais employer « Mathew Dawnside » puisque notre invité d’honneur persiste à rester incognito parmi nous, même si, m’a-t-il avoué, les officiels de Santa Soledad connaissent son pseudonyme et la célébrité qui s’y attache.

    « L’auteur lui-même est une fiction, m’a-t-il expliqué. J’ai créé le personnage de Mark Mywords, écrivain, j’ai imaginé sa vie, puis par degrés successifs, je suis devenu l’être enfanté par ma cervelle. Peu à peu, l’homme réel est absorbé par le personnage de l’écrivain. C’est une forme de vampirisme existentiel et intellectuel. Le citoyen quitte progressivement l’identité que lui connaissait la société. L’homme réel ajuste progressivement la défroque du romancier à sa misérable peau d’Homo Sapiens. L’auteur littéraire finit par dévorer l’homme. Oui, c’est encore pire que du vampirisme : c’est de l’anthropophagie. »

    Les réflexions de notre ami m’ont beaucoup surprise. Avant de l’avoir rencontré, les choses me paraissaient simples. L’auteur s’asseyait à sa table de travail, il imaginait des histoires, les écrivait, mais tout cela restait en dehors de lui, ne le concernait pas directement, ne le touchait pas. Jamais aucun de nos auteurs locaux ne m’avait présenté le rapport complexe de l’homme à l’écrivain sous ce jour angoissant. Je saisis maintenant que vivre par et pour l’écriture est synonyme de marcher en équilibre sur un fil, à d’effroyables hauteurs. La magistrale lucidité s’apparente à la plus incurable des folies.

    Je ne suis pas sûre que les membres du groupe soient totalement dupes de ce double jeu… sur le je. En effet, pour Mark Mywords, se présenter sous sa véritable identité n’est plus le signe de l’authenticité, mais, par inversion des rôles et des valeurs, le pseudonyme et le personnage fictif de l’auteur sont devenus si prépondérants qu’il éprouve du mal à rejouer le rôle de Mathew Dawnside. Je sais que tout cela peut sembler paradoxal, aussi dois-je illustrer ma thèse de quelques exemples.

    Lorsque Mathew Dawnside s’exprime à propos de la littérature, il ne peut s’empêcher d’en parler en praticien. L’expérience qu’il a de cet art ne peut être mise d’un coup sous le boisseau. Inévitablement, il la conte, même s’il attribue ses propres pensées à d’autres écrivains. Sur la fiction de  Mark Mywords, nommément absent, il plaque celle de Mathew Dawnside qui joue le rôle de medium. Le second suit des yeux le premier, qui marche tout là-haut, suspend le sort de sa vie au pouvoir du balancier, puis nous relate l’exploit. Je ne serais pas outre mesure étonnée qu’un jour Mathew Dawnside nous parle de Mark Mywords comme d’un autre homme, qu’il n’a jamais rencontré, mais dont il a lu les livres, qu’il admire ou même qu’il déteste, soit par désir de provocation, soit parce que l’homme qu’il fut s’est vraiment mis à détester celui qu’il est devenu. Dans le deuxième cas, que chercherait-il à susciter ? Attiser le débat, je suppose.

    A l’Université, mes rapports avec Amanda Cazaladrones ne s’améliorent pas. Qui en porte la responsabilité ? Je suppose qu’elle est partagée, comme dans beaucoup de conflits, même si j’aimerais croire que la chef de service est seule coupable. Cela serait si commode, car je me trouverais libérée de tout sentiment de culpabilité. Mark pense que je ne dois pas me reprocher à moi-même ma vocation artistique.

    « Tenter de résister à cela, Elena, c’est aussi dérisoire que de s’opposer à la marée montante. Bien sûr que la vie quotidienne est, pour nous plus encore que pour d’autres, une lutte de chaque instant. Comme les travailleurs ordinaires, nous avons à réaliser la tâche que l’ordre social exige de tous, tâche d’une utilité réelle ou supposée, mais cette nécessité ne provient que de l’extérieur, alors que l’essentiel de notre attention se consacre aux voix venues de l’intérieur. Même les plus interminables des guerres internationales ou civiles trouvent une fin, mais le conflit entre l’homme (ou la femme) et l’artiste qui cohabitent dans un même corps, ce conflit ne cesse qu’à la mort de celle ou celui qui servait de champ de bataille. »

    C’est cela qui est véritablement extraordinaire, lorsque j’écoute Mark Mywords : j’ai l’impression qu’il formule à voix haute mes pensées, que je tenais cachées ou que j’eusse été fort en peine d’exprimer avec autant de précision et de clarté. C’est étrange, à la fois exaltant et presque inquiétant, comme si « mon » Viking lisait le texte inaudible qui se déroule dans ma tête. Il ne s’agit plus de vampirisme mais d’extrême empathie, de partage si profond des préoccupations que je me sens investie avant d’être possédée…

    Ai-je ou non du désir pour Mark Mywords ou pour Mathew Dawnside ? C’est si troublant de voir un homme, de parler avec lui, tout en sachant et se répétant qu’il ne vous montre jamais qu’une seule face à la fois. Suis-je bien sûre d’être en présence de deux hommes seulement, ou ce géant ne me réserve-t-il pas encore des surprises ? Je ne le soupçonne pourtant pas de duplicité, mais je pressens que l’homme est si complexe qu’il ne peut livrer en une fois qu’une infime part de sa personnalité.

    Par moments, je crois percevoir dans ses yeux, lorsque son regard m’effleure, plus que la commune amitié. Jusqu’à présent, Mark (ou Mathew) ne m’a pas dit un mot exprimant autre chose que de la camaraderie. Je le crois fort pudique, malgré son métier dans lequel l’exhibitionnisme joue presque toujours un rôle. Si nous devenions amants, lui comme moi nous savons que l’aventure serait fulgurante, c’est-à-dire sans avenir. Mark est libre, si magnifiquement libre qu’aucune femme ne peut durablement s’installer dans sa vie. Cela me désespère, mais je sais que je suis ancrée ici, à Santa Soledad, parmi mes compagnons de misère artistique. Comment me sentirais-je le droit de les abandonner, même si un homme tel que Mywords me proposait de partir avec lui ?

    Tout cela n’est que creuses hypothèses. Le célèbre écrivain ne s’embarrasserait pas d’une violoniste inconnue, sans le sou, même si la relation devait, pour quelque temps, satisfaire ses sens. Cela compliquerait sa vie, entraverait sa liberté, choses dont il ne veut certainement pas.

    Je ne sais pas pourquoi je brasse de telles idées, qui ne modifieront pas un iota dans l’existence que je mène. Au fond, je suis demeurée petite fille. Je crois encore aux rêves, au miracle qui transforme la grisaille en belle lumière, la platitude en sublime élévation, la routine en destin doté d’une force unique, inimitable. Il ne faudrait pas moins que ce Viking pour m’extirper de mon marasme, mais je ne me sens pas digne de lui.

    Santa Soledad est un mélange de petite et grande ville. Par-là j’entends que le lieu ne mérite plus l’appellation « village », car le calme et la tranquillité en sont exilés. Avec ses nombreuses places et voies, ses commerces et ses industries, son trafic et sa foule pressante et pressée, Santa Soledad présente toutes les apparences de la grande ville. L’étranger peut la traverser, ou même y séjourner, sans voir ce que cache le décor. A dessein, je choisis le mot « décor », car il m’arrive parfois de me demander si ce que nous vivons est réel ou imaginaire. Il y a tant de fausseté dans nos rapports…

    Quiconque vit durablement à Santa Soledad se rend vite compte que l’on se heurte partout et toujours aux mêmes gens. Ils sont tristement inévitables. Je pense plus particulièrement aux deux hommes les plus riches de l’endroit, William Quickbuck  et Hector Escudo. Ils ne se contentent pas d’exercer le pouvoir que leur confère officiellement la position sociale qu’ils occupent. Non, ils s’en servent pour tout influencer, contrôler en sous-main les affaires de la cité, placer ici leurs hommes de paille, manipuler tel ou tel conseiller municipal, financer des groupes de pression à leur solde. Associations caritatives ou sportives, parti politique ou syndicat, tout entre leurs mains se transforme en instruments de pouvoir, lequel à son tour sert à gonfler leur fortune pourtant déjà disproportionnée, en égard à leurs besoins et comparée à la misère dans laquelle vivent tant d’hommes.

    Oh, bien sûr, ils se fabriquent une bonne conscience en donnant des sommes d’argent à des mouvements humanitaires, mais ils n’en continuent pas moins de prospérer de manière éhontée sur la misère d’autrui, comme les puces sur le chien ou le chat.

    Pire que tout, à mon sens, est la fabrication et le commerce d’armes. Quand l’homme s’émancipera-t-il de sa cruelle sauvagerie, qui le pousse à brandir le gourdin avant d’essayer de comprendre ou de parlementer ?

    Jane, la femme de William Quicbuck me glace, lorsque parfois je la croise dans les couloirs de l’Université, laquelle mérite si peu ce titre, puisque les Arts et la Littérature y sont proscrits. Jane Quickbuck me regarde de si haut, elle se donne des airs de supériorité tels que je me sens, face à elle, moins remarquable que le grain de poussière collé au talon de son escarpin. La grande dame est si sûre de me dominer à tous de points de vue !

    A l’Université, qui devrait s’appeler « Partialité », Jane enseigne la comptabilité, forme les futurs experts, qui sauront traquer les fraudeurs de tous accabits. Bien que, physiquement, elle ne ressemble pas au Commissaire, je ne serais qu’à demi surprise d’apprendre que Jane Quickbuck et Luciano Cazaladrones sont frère et sœur. Tous deux ont le même regard qui fouille, scrute, interroge, questionne, jamais en repos, plus qu’un regard, sorte d’immatériel bistouri, d’invisible foret, qui vous blesse sans qu’ils aient à prononcer un mot.

     J’ai communiqué mes impressions à ce sujet à Mark Mywords. Il connaît un peu le Commissaire, qui l’a convoqué pour le mettre en garde contre nous, les artistes, les « farfelus ». Mark n’est pas aussi impressionnable que moi, mais il a trouvé le policier plutôt antipathique. Mon ami n’a jamais rencontré Jane Quickbuck, et la rencontre est fort improbable, mais il a compati avec moi.   

    « Imagine un Luciano Cazaladrones au féminin, une assez belle femme d’ailleurs, mais avec ce même regard qui vous capture, vous ceinture, vous ligote… Je suis certaine qu’Amanda Cazaladrones dit pire que pendre de ma méprisable personne à Jane Quickbuck. Voilà un autre inquisiteur en jupons : l’épouse du Commissaire. Elle est l’incarnation de l’intolérance. »

    Même l’aspect physique de William Quickbuck me répugne : ce gros lard, ce poussah faussement jovial, qui affecte la bonhomie pour mieux vous embobiner… Chez Augusto Valle y Monte, la graisse préserve la tenue minimale, qui confère à sa personne la dignité en accord avec la fonction de Maire, tandis que la masse de William Quickbuck plisse tant que la graisse suinte et déborde  de partout. Il est monstrueux. Son corps est à l’image de sa fortune.

    Chose que je n’avouerais pas à Mark, c’est que, à l’hôpital, j’ai parfois été examinée par Eleonora Mascara, la femme du Président de l’Université, mon patron… Elle est gynécologue et chef de clinique. Je ne puis me plaindre d’elle en tant que médecin, mais cela me gêne lorsqu’elle est de service, car alors j’ai l’impression, erronée bien sûr, que c’est Guiseppe Mascara qui regarde entre mes cuisses. Le contact du métal froid dans le vagin n’est pas plaisant du tout, même si la doctoresse pratique l’examen avec douceur.

    Le lendemain, je ne peux m’empêcher de rougir en présence de Guiseppe Mascara. S’il m’en fait la remarque, je rougis encore plus, alors il n’insiste pas. Pourtant, je ne pense pas que sa femme lui dise qui elle reçoit en consultation. C’est irrationnel, une phobie en somme.

    Parfois, en même temps que moi, il y a des femmes de notables qui attendent leur tour. Dolores Augusto Valle y Monte se montre la plus aimable et courtoise de toutes. Peut-être est-ce par calcul, pour aider son mari à conserver sa place de Maire. Peut-être est-ce aussi sa nature, plus ouverte et plus sociable que celle de Jane Quickbuck. Au supermarché, c’est Jane qui surveille les comptes. Son mari n’a rien à craindre des fraudeurs.

    Pilar Escudo, Carla Curatodo, Aurora Carabiniero  consultent aussi dans le même service. Je suis plus à l’aise quand je m’y trouve avec Joesfina Obrero et Maria Hazacan, bien qu’elles ne s’intéressent pas plus que les autres à la musique ou la littérature. Au moins, l’ouvrière et la femme de ménage ne me considérent pas de toute leur hauteur sociale. Parmi les premières, la très jeune femme du directeur de l’hôpital est la plus abordable, la plus avenante.

    Souvent, l’attente est longue. Nous sommes nombreuses. Les classes sociales se mêlent peu. Les « vraies dames » se regroupent, tandis que les femmes du peuple leur font face. D’un bord à l’autre, les échanges se bornent aux politesses d’usage.

    Les magazines féminins,  qui s’empilent sur les tables basses, radotent à propos de l’embonpoint et de la minceur, de la grossesse et de la ménopause, de la gymnastique et de l’ostéoporose, de l’épiderme bien ferme et des rides.

    Les revues nous présentent la mode de la saison dernière, les robes de l’an passé, ruminent les scandales d’hier et de toujours, mais au fond, il n’y a jamais rein de nouveau dans tout cela, quoi qu’en dise la publicité, par nature mensongère.  

    Comme dans le reste de l’hôptial, il fait trop chaud. Les robes collent à la peau, sur les sièges de moleskine. Si possible, je me tiens debout près d’une fenêtre, le dos tourné à la salle. Le plus infime souffle de fraîcheur, qui s’engouffre sous le tissu vague et le gonfle, est un plaisir qu’il ne faut pas rater. Les autres femmes interprètent sûrement mon attitude comme de l’asociabilité, mais je m’en moque. Lorsqu’une infirmière m’appelle pour entrer dans le cabinet médical, même si l’exploration de mes profondeurs n’est pas un plaisir, du moins cela m’épargne la compagnie de personnes avec lesquelles je me sens si peu de choses en commun. La plupart ne parlent que de leurs enfants. Ce sont les œuvres de leurs vies.

    Naturellement, avec le vaillant Mark Mywords, le sujet de la gynécologie demeure tabou. Pudeur oblige… 

    A quoi ressemblerait un enfant d’Elena Mirasol et de Mark Mywords ? »  

    

   

           

  

Les commentaires sont fermés.