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26/04/2021

12 La soirée chez les Csagrande

 

 

12 La soirée chez les Casagrande

 

 

    «  Le deuxième matin que j’ai vu le Viking, il m’a parlé. Comme le premier matin, il est monté dans l’autobus N°13 six arrêts après le mien, devant l’hôtel Terra Nova. Je présume que c’est là qu’il séjourne.

    Il y a quelques hôtels dans ce secteur, à la faible capacité d’accueil, mais au confort tout à fait acceptable, m’a-t-on dit. Pour ma part, je ne reçois jamais de visiteurs venant d’ailleurs, qui seraient susceptibles de séjourner à l’hôtel. Mes parents habitent dans la capitale, où je vais les voir deux ou trois fois par an. Mes frères et sœurs ont tous émigré à l’étranger. Nous nous sommes perdus de vue. Aucun d’entre eux n’est jamais venu jusqu’à Santa Soledad. Nous ne nous revoyons que rarement, chez nos parents. 

    Peu de touristes viennent se perdre à Santa Soleda. La plupart des trains qui s’arrêtent ici ne transportent que des marchandises. A l’aéroport, en dehors des nécessités commerciales, atterrissages et décollages sont plutôt sporadiques. Peu nombreux, comme égarés là, parvenus à cette extrémité du monde à cause d’un malentendu, les touristes sont au mieux considérés avec une touche minimale  de curiosité, au pire ne sont pas considérés du tout. Autrement dit, leur présence n’est pas même remarquée par la population qui, le plus souvent, s’affaire de l’aube jusqu’au crépuscule. Aussi, l’enseignement des langues étrangères ne  s’est guère développé à Santa Soledad, en dehors des strictes nécessités du commerce et de l’industrie. Les habitants ne s’intéressent pas aux jargons parlés au-delà des frontières de la Confédération, au sein de laquelle la province de Santa Soledad n’est peut-être que le plus obscur des confins.

    Donc, j’avais tout lieu de m’interroger sur la présence de cet étranger, du moins de ce nouveau venu, qui descend à la Bibliothèque Municipale. Quelles occupations peuvent amener qui que ce soit jusqu’ici, pour aller s’enfermer dans les murs d’une institution qui trahit sa vocation première, culturelle et littéraire, pour se consacrer à la glorification de l’industrie,  du commerce et de la technologie, comme si rien n’existait en dehors de cette profane trilogie ? Ne peut-on pas trouver partout ailleurs ces manuels du technicien et ces traités de la réussite matérielle, rapide et facile ?

    J’éprouvais quelque difficulté à m’imaginer cet inconnu totalement dévoué à la cause d’une entreprise ou d’un consortium multinational. Bien sûr, je sais que dans les sous-sols de la Bibliothèque sont remisés les « livres inutiles », c’est-à-dire le meilleur de la production mondiale, que la plupart des gens d’ici ne voudraient pas même feuilleter, ces livres que si peu d’entre nous osent encore emprunter, au risque d’être fichés comme « éléments suspects ».

    Le loisir préféré des gens de Santa Soledad consiste à s’affaler dans un fauteuil, face à leurs chers écrans, dispensateurs d’images où, pour la conquête de la suprématie, la sottise le dispute à la vulgarité. Dans cette lutte médiatique, il serait difficile de dire laquelle des deux l’emporte. Afin de soutenir cet effort d’avachissement et d’abrutissement systématiques, on se gave de sucreries, de patates salées, grasses et lyophilisées. Le cerveau s’atrophie, mais le ventre gonfle. Violence et pornographie sont la pâtée intellectuelle des habitants de Santa Soledad.    

    En dehors des livres mis au rebut, un visiteur étranger pourrait s’intéresser aux tablettes de la prophétie Maztayakaw, mais la chose est si peu probable que je ne voyais pas comment le hasard aurait pu placer sur mon chemin l’unique érudit de passage à Santa Soledad. Ces chances-là se produisent dans les mauvais romans, et ma vie n’est pas un roman. 

   Le Viking m’a d’abord saluée. Pour ce faire, il ne s’est pas contenté de me dire bonjour, mais il a de plus incliné légèrement le buste vers l’avant. Une telle marque de respect masculin est extrêmement rare, à Santa Soledad. Les hommes d’ici  considèrent les femmes  comme du gibier, contre lequel la chasse est ouverte l’année entière, ou, plutôt que la chasse, le braconnage, avec tous les pièges déloyaux que cela comporte.  

    Dans l’intonation du Viking,  j’ai de suite détecté l’infime trace d’accent étranger qui donne à sa voix un charme unique. C’est une voix profonde, grave, au lent débit. Chaque syllabe est clairement articulée, la grammaire est parfaite, le choix des mots judicieux, l’humour corrosif, mais de ces qualités, plus particulièrement la dernière, je ne me suis rendue compte que lors de la soirée chez les Casagrande.

    Le premier matin, nous échangeâmes quelques banalités. Mon vis-à-vis me demanda où je descendais. Lorsque je lui répondis que je travaille à l’Université, il m’a demandé si j’étais professeur. Je n’ai pu m’empêcher de rire. Ma réaction l’a surpris.

    «  Excusez-moi, Monsieur, mais l’idée d’enseigner la mécanique, l’électronique, la gestion ou la comptabilité me paraît si saugrenue ! »

    Cette fois-ci, c’est lui qui parut étonné.

    «  N’enseigne-t-on pas les Lettres, l’Histoire et les langues étrangères, à votre université ?

    - Les langues, si, mais uniquement dans la mesure où elles servent d’armes de vente. Les belles et subtiles conversations sur les œuvres du passé n’intéressent plus qu’une très faible minorité.

    - Dont vous faites partie, je présume ?

    - C’est exact, je ne m’en cacherai pas, même si cela n’est pas loin d’être jugé coupable à Santa Soledad. »

    Dans le regard très vif de l’inconnu, la curiosité déjà présente s’est renforcée.

    «  J’ai eu l’occasion de subodorer cela, lorsque je suis allé à la bibliothèque, hier. De ma vie, je n’avais vu pareille organisation, ni entendu s’exprimer plus ouvertement le mépris pour la littérature. »

    J’ai demandé à mon Viking quel genre de livres il voulait compulser. Quelle ne fut pas ma surprise, lorsqu’il me confia qu’il s’inéressait à la prophétie des Mazatayakaw !

    «  Je ne suis pas historien, précisa-t-il, mais romancier. Le sujet m’intéresse au plus haut point. La tragédie de ce peuple est trop mal connue. Un roman bien documenté pourrait contribuer à la faire mieux connaître. »

    J’ai voulu savoir si ses livres étaient déjà parus, chez quels éditeurs et sous quels titres. Il m’en cita quelques uns. Je les avais lus. Ma surprise fut totale ! Certes, je ne m’attendais pas à faire la connaissance d’un romancier de renom de cette façon fortuite.

    Mark Mywords me donna sa carte de visite, me dit au revoir en s’inclinant de nouveau, puis descendit à l’arrêt de la bibliothèque, ce cimetière de la littérature.

    Le soir même, j’ai téléphoné à Paolo et Teresa, pour leur annoncer la rencontre que j’avais faite. Ils en furent épatés. Ce sont tous les deux des admirateurs de Mark Mywords, non pas inconditionnels, car le lecteur exigeant ne doit jamais renoncer à juger l’auteur bien ou mal, en fonction de ses nouvelles productions, et non d’après les préjugés favorables ou défavorables que lors de précédentes lectures il s’en est formés.

    «  Elena, si tu le revois dans le bus, ou si tu connais le moyen de le joindre autrement, dis-lui, s’il te plaît, que nous serions ravis qu’il honore de sa présence l’une de nos soirées entre amis, chez nous. Oui, dès que possible, car il ne restera certainement pas longtemps ici. »

    C’est ainsi que, le lendemain, j’ai transmis l’invitation des Casagrande à Mark Mywords.

    «  Je l’accepte avec plaisir. Où dois-je me rendre et à quelle heure ? »

    «  A propos de la belle passagère de l’autobus N°13, je ne m’étais pas trompé. Je sais maintenant qu’elle s’appelle Elena Mirasol. C’est une soliste, violoniste, d’un niveau que je qualfierai d’excellent, car j’ai eu l’occasion de l’apprécier chez ses amis, les Casagrande.

    A la demande générale, Elena nous a donné un récital privé, d’une qualité digne des meilleurs orchestres symphoniques. Elena Mirasol ne se satisfait pas d’atteindre  la virtuosité, que procure l’application minutieuse de procédés techniques. Elle tire du violon des notes  si profondes, si vibrantes, si pleines  d’authentique émotion, que nous en étions tous bouleversés.   Je me demande ce qu’une pareille virtuose peut faire dans une ville aussi peu ouverte aux Arts que Santa Soledad.   

    Il y avait là, outre les Casagrande et un musicien nommé Petrov Moskovarin, une trentaine d’autres personnes, tous artistes ou écrivains, et tous très amers à cause de la notoire indifférence, qui stérilise leurs rapports avec la population locale. Cela frise l’ostracisme.

    J’avais envisagé de commander un taxi pour me rendre chez les  Casagrande, mais Elena m’a proposé que nous fassions le trajet ensemble, et par l’autobus. Il faudrait changer dans le centre de la ville.  Les Casagrande habitent un peu à l’extérieur. Je lui ai dit que je ne voulais pas la déranger, qu’elle pourrait aussi bien profiter de mon taxi, mais elle a insisté gentiment pour me guider.

     « Je vous parlerai de la ville, au fur et à mesure que nous avancerons, m’a-t-elle assuré. »

    Nous étions convenus de nous trouver à dix-huit heures trente, dans le salon de l’hôtel Terra Nova. Elle est arrivée ponctuellement, à l’instant où la demie sonnait à toutes les horloges de la ville. Je l’ai félicitée pour son exactitude. Ceci mis à part, elle était superbe, dans sa robe rouge à volants, à la taille élégamment cintrée, qui ne dévoilait que ses chevilles, dont j’admirai la finesse, et ses pieds chaussés d’escarpins noirs…. Je ne lui dis rien à propos de sa tenue, mais dans mes yeux elle a perçu la lueur de plaisir, ce qui l’a fait sourire.  Sur l’épaule droite, elle portait le violon dûment protégé par l’étui, sur le bras gauche un châle noir plié, qui la protégerait de la fraîcheur nocturne, au retour. Entre Elena, nos hôtes et moi-même, il était convenu que je me présenterais sous le nom de Mathew Dawnside, car je ne voulais pas devenir le centre de l’attention, la vedette de la soirée. Pour bien observer, voire prendre des notes, il me fallait conserver une place discrète. En aucun cas, le romancier ne doit devenir le héros de sa propre histoire ; ce serait le plus sûr moyen de la rater. Maintenant que je connais les « dissidents » de Santa Soledad, je commence à m’interroger sur ce que sera le roman, à savoir s’il sera d’abord historique. Va-t-il évoluer vers un roman de mœurs, de politique fiction, une étude sociale, ou autre chose encore, qui resterait à définir ? Mon esprit est ouvert à toutes les possibilités. La véritable création  ne doit s’inféoder à aucun schématisme.

    Il me faut maintenant parler des Casagrande, nos hôtes, chez qui souvent les artistes se réunissent, parce que ce sont eux qui possèdent la plus grande maison. Chacun apporte qui une bouteille, qui de la nourriture, enfin les frais sont équitablement partagés, car ces gens-là ne roulent pas sur l’or.    Pour « faire bouillir la marmite », Paolo est manutentionnaire à l’usine d’armements,  et Teresa aide-soignante à l’hôpital.

    Parmi tous les artistes,  aucun ne vit de son art. Ils se plaignent majoritairement de rapports professionnels très conflictuels, en particulier avec des chefs tyranniques. Paolo m’a parlé de l’ingénieur Neil Steelband et du technicien Ignacio Ganatiempo, des bosseurs acharnés, très intolérants à l’égard des moindres faiblesses d’autrui. Teresa ne semble pas plus ravie de servir sous les ordres de Mme Eleneora Mascara, gynécologue et chef de clinique à l’hôpital. 

    Paolo et Teresa ont la quarantaine bien mûre. La femme est peintre, le mari sculpteur.  Lui m’a confié qu’ils n’ont jamais voulu avoir d’enfants :

    « Nous sommes deux enfants nous-mêmes, s’est-il esclaffé, alors, nous n’aurions jamais pu faire de bons parents ! »

    Lorsque nous sommes arrivés, les invités s’étaient dispersés dans le jardin. Le couple d’artistes est venu nous accueillir. Ainsi, j’ai vu s’approcher de nous, à longues et fermes enjambées, un homme de belle taille, quoique moins grand que moi,  charpenté comme un lutteur, aux cheveux brun et aux yeux noirs. Une petite femme mince trottinait derrière lui.  Paolo est volubile, ses mains s’agitent devant son visage avec une déconcertante vivacité,  les mots jaillissent de sa bouche en bouillonnant.  Je l’ai d’abord cru nerveux, mais c’est un être passionné, qui ne veut pas modérer ses amours, lesquelles se nomment Teresa et la sculpture, ou la sculpture et Teresa, car les deux sont indissociables. 

    Son égérie est brune comme lui, mais elle a les yeux verts, et, contrairement à Paolo, elle est très calme. Teresa paraît minuscule à côté de Paolo.  Ils travaillent beaucoup ensemble. Teresa réalise de nombreux portraits de son mari, et Paolo sculpte des bustes de sa femme, ainsi que des statues complètes, pour la plupart des nus.  Leur maison n’est qu’un vaste atelier, à travers lequel les invités circulent librement. Les groupes se font et se défont, librement, au hasard des conversations, des thèmes abordés, creusés, puis abandonnés.

    Dans telle pièce, un auteur lit ses derniers poèmes ou sa plus récente nouvelle pour un public de cinq à douze personnes ;  dans cette autre, des discussions passionnées mais bien argumentées battent leur plein, sur des questions d’esthétique ou sur les relations conflictuelles que les artistes subissent avec leurs concitoyens ; à d’autres endroits, des musiciens jouent de la flûte, de la guitare ou de l’harmonica, soit ensemble, soit séparément, pour un fervent auditoire de mélomanes. Teresa joue passablement du piano, mais, lorsqu’un pianiste est présent, elle lui cède la place. 

    J’eus même accès à la chambre de mes hôtes, où le lit trône, témoin de leur brûlante et luxuriante sensualité, mise au service de l’Art.  Cela transparaît dans leurs œuvres, les gestes qu’ils ont l’un pour l’autre, les sourires qu’ ils se réservent mutuellement.

    J’ai eu l’occasion de parler avec Petrov Moskovarin, le principal compositeur du groupe. Comme moi, il est étranger à Santa Soledad. J’ignore pour quelle raison il a choisi de s’installer ici. J’écris « s’installer », au lieu de « séjourner », car il vivrait à Santa Soledad depuis quelques années.  

    Elena joue les compositions de Petrov, qui ne manquent ni de force, ni de profondeur, ni de beauté. De taille moyenne, l’homme a les cheveux de couleur paille, des yeux gris. Ce compositeur est silencieux, par moments même plutôt taciturne. Pour lui, la musique suffit à tout exprimer. Il ne parle que pour prononcer des sentences ou des aphorismes. Petrov Moskovarin travaille comme traducteur commercial. 

    A la fin de la soirée, c’est lui qui nous a ramenés, moi à l’hôtel, Elena chez elle. Du moins, c’est ce que je suppose la concernant, car après tout, peut-être sont-ils allés ailleurs. Entre eux, je n’ai surpris aucun geste ni propos d’amants. Au fait, pourquoi cela m’intéresserait-il ? Le livre deviendrait-il roman d’amour ? Prends garde, Mark Mywords ! Ne mélange pas les variétés de récits. Tu mécontenterais ton éditeur et déconcerterais le public… » 

 

 

22/04/2021

11 El rio Sangriento

11 El Rio Sangriento

 

 

    « Le Rio Sangriento, c’est-à-dire « fleuve sanglant » doit son nom à la coloration rouge de ses eaux. Il existe trois explications de cette appellation, inquiétante autant qu’étrange.

    Selon la première, théorie scientifique soutenue par des géologues et des chimistes, le fleuve prend sa source dans des terrains chargés en dioxyde de fer. De plus, le Rio Sangriento arrose des plateaux granitiques, au travers desquels il a, d’âge en âge, provoqué une très notable érosion. Ceci explique la présence abondante de l’argile rouge, nommée boucaro, dans les plaines et les vallées, parfois à plusieurs kilomètres du lit principal, dont le géant ne se contente pas toujours.

    Le mystère, jusqu’à présent irrésolu, consiste à situer précisément la source du monstre liquide aux vertus fertilisantes. D’études en expertises, les scientifiques ne parviennent pas à s’accorder sur la localisation du jaillissement initial.

    De ces argumentations et démonstrations contradictoires, il ressort que sept sites naturels ont été désignés pour assumer la paternité du Rio Sangriento. Ces sept hypothèses s’échelonnent sur le pourtour d’un cercle de sept kilomètres de diamètre, ayant pour centre el Torreon de las Tormentas, autrement dit «  le Donjon des Tempêtes », lui-même situé sur le plateau el Castillo de las Aguilas, ou « Château des Aigles ». Quoiqu’il en soit, il semble prouvé que le dioxyde de fer et le boucaro se diluent dans l’eau, avec pour résultat de la colorer de cette façon inhabituelle.

    La seconde thèse, pour la plupart des gens la plus plausible, parce que basée sur des constatations objectives que chacun, visiteur ou résident, peut faire aisément, attribue la sanglante couleur du Rio à sa situation occidentale. En effet, le Rio Sangriento, parvenu à sa maturité, large d’un kilomètre, encaissé entre des digues hautes de quinze mètres, passe à l’ouest de la partie la plus ancienne de la Ciudad, dont la construction date des dix-huitième et dix-neuvième siècles.

    Comme pour glorifier ce seigneur dont l’empire déroule la richesse bigarrée de ses territoires au long de trois mille kilomètres, les derniers rayons rasants,  ultimes fléches tièdes et dorées, plongent dans les courants torrentueux. De sa naissance montagneuse, le Rio Sangriento conserve la féroce violence qui le rend redoutable aux plus émérites des nageurs et impraticable à la navigation.   

    Ainsi, le soleil couchant teinte les remous et tourbillons de façon très nuancée, dégradant les tons de sa palette depuis le rose le plus tendre jusqu’au pourpre le plus éclatant et le plus souverainement triomphal. Avant la nuit qui le transformera en une tumultueuse coulée d’encre, comme pour mériter l’adjectif qui le caractérise, le fleuve

s’ensanglante.

    La troisième et dernière hypothèse, compromis entre Histoire et Légende (mais l’Histoire, même la mieux documentée, ne comporte-t-elle pas toujours une part de légende ?) s’énonce comme suit : les conquérants auraient, à leur arrivée, en seulement neuf jours, massacré des milliers d’autochtones, les Maztayakaw. Certains conteurs, qui se veulent précis jusqu’à l’excès, avancent le nombre de mille exécutions par jour. A l’hideuse tâche, les nouveaux maîtres auraient appliqué l’impitoyable méthode de la terreur, dont l’objectif était d’imprimer définitivement, dans la mémoire de la race dite sauvage, la supériorité civilisatrice des envahisseurs. Les cadavres auraient été jetés en pâture aux eaux du fleuve, lesquelles auraient soudainement rougi, comme pour conserver la mémoire du génocide.

    Enfin, les trois hypothèses ne s’excluent peut-être que relativement, car l’on peut aussi bien considérer que chacune apporte sa contribution à l’élaboration de la vérité, laquelle jamais n’est monolithique mais multiforme, au grand dam des fanatiques de tous bords.  

                          Mark Mywords »

   

    Angel Pesar de la Cruz, archevêque de Santa Soledad, leva les yeux de l’exemplaire de la revue « Planeta », qui se trouvait sur son bureau de chêne clair, à la facture très sobre. Il ôta ses lunettes, les posa près du magazine à couverture glacée, aux pages illustrées de photographies enchanteresses, caressa son menton vierge de tout poil, comme pour vérifier que le rasage du matin avait été efficace, regarda avec intensité en direction des hautes et larges fenêtres donnant vue sur le Rio Sangriento, fit tourner son fauteuil de cuir monté sur un pivot de bois, enfin se leva.    

    Comme à son habitude, lorsqu’il n’officiait pas, l’archevêque portait un costume gris anthracite, une chemise blanche et une cravate noire. C’était un grand homme sévère dans les débuts de la soixantaine, maigre et chauve,  au teint bilieux, avec lequel ses yeux très vifs, d’une couleur variant du vert au gris, contrastaient notablement.         

    Il alla jusqu’à l’une des fenêtres, de laquelle son regard plongea vers le fleuve. Son expression était à la fois pensive et soucieuse. Après un moment de contemplation silencieuse des eaux rouges, il revint à la table de travail, appuya sur un bouton de métal doré encastré dans la partie droite du plateau. A quelques mètres de là retentit une sonnerie, impérieuse et prolongée.  Angel Pesar de la Cruz  retourna vers la fenêtre.

    Une minute plus tard, un pas rapide et ferme résonna dans le couloir, puis l’index droit plié de la personne convoquée heurta l’huis. De sa voix grave et profonde, l’archevêque accorda l’autorisation de pousser la porte :

    «  Entrez, Domingo Malaespina. Je veux vous entretenir d’une importante affaire. »

    Le susnommé, secrétaire particulier de Monseigneur, s’inclina respectueusement, baisa l’anneau épiscopal de son supérieur clérical, et déclara :

    « Je ne suis que votre humble serviteur, Monseigneur. »

    Angel Pesar de la Cruz n’aimait pas la voix de ce jeune prêtre, qui affectait de ne quitter la soutane noire que pour dormir ou se laver. C’était une voix fluette, haut perchée, plus féminine que masculine, sans rapport avec le corps d’athlète de Domingo Malaespina. Ceci mis à part, l’archevêque n’avait rien à reprocher à ce secrétaire méticuleux, qu’aucune charge de travail ne semblait rebuter. C’était un jeune homme à la vive intelligence, non seulement féru de mais aussi ferré en théologie. Monseigneur aimait approfondir avec lui les points les plus mystérieux du dogme, du moins jusqu’où l’humaine intelligence,  nécessairement infirme jugeait Monseigneur, leur permettait de s’aventurer. Dans ses loisirs, le secrétaire pratiquait divers sports, la natation, la marche en montagne et l’aviron. Il portait les cheveux en brosse, avait un visage anguleux,  le nez aquilin,  la peau bronzée, enfin, seule sa voix l’eût disqualifié pour s’engager comme fantassin.

    «  Domingo, la vérité, selon vous, peut-elle être multiforme ? »

    De ses petits yeux noirs, Malaespina scruta le visage osseux de l’archevêque. Poser des questions aussi abruptes ne ressemblait pas à la manière habituelle d’Angel Pesar de la Cruz. L’interrogation s’apparentait à la provocation, attitude qu’il estimait foncièrement étrangère à la nature du prélat.

   « Monseigneur, il n’est qu’une vérité, et une seule, celle de Notre Seigneur, Jésus Christ, Fils de Dieu, mort sur la Sainte Croix, ressuscité le troisième jour après être descendu aux Enfers.

    - Votre acte de foi est irréprochable, Domingo     Malaespina,

comme tout ce que vous faites. Si j’osais, je dirais « parfait », si tant est que la perfection puisse exister en ce bas monde, ce dont je doute fort. Si nous disions de l’un d’entre nous, misérables mortels, qu’il atteint la perfection, ne serait-ce pas déjà blasphémer ?  La qualité suprême existe, certes, mais ailleurs qu’ici, dans une sphère où peut-être un jour la Divine Providence, dans son Infinie Miséricorde, nous permettra d’accéder, si notre vie a été scrupuleusement, véritablement chrétienne. » 

    L’archevêque s’interrompit, contempla la rouge furie du Rio Sangriento, posa la main droite sur l’épaule de son secrétaire, geste de confiance et de familiarité paternelle qu’il ne s’autorisait qu’auprès d’un petit nombre de gens, puis reprit :

     « La beauté de la Nature et sa force nous instruisent plus que tout sur la Toute Puissance divine, mon cher Domingo.    Lisez-vous la revue « Planeta » ?

     - Pas régulièrement, Monseigneur. Cela m’arrive, lorsque je veux me documenter à propos d’une région du monde que je connais mal.

    - Vous avez raison de vous cultiver, Domingo. Avez-vous lu le dernier numéro de la revue ?

    - Oui, Monseigneur.

    - Et le précédent ?

    - Egalement, Monseigneur.

    - En ce cas, vous y avez sûrement remarqué les articles de cet écrivain, répondant au nom de Mark Mywords, sur Santa Soledad et le Rio Sangriento. Le rédacteur en chef annonce que le prochain article portera sur la prophétie des Maztayakaw.

    - Comment aurais-je pu ne pas les remarquer, Monseigneur ? Lorsque j’ai lu le sommaire, ce sont ceux-là qui ont d’abord attiré mon attention.

    - Qu’en avez-vous pensé ?

    - Si vraiment Monseigneur tient à connaître mon modeste avis, je dirai qu’ils sont remarquablement bien écrits et documentés, mais que le journaliste dissimule mal son hostilité à l’égard de notre civilisation.

    - Vous avez très bien résumé les choses, Domingo, et je vous en félicite. Je reconnais là votre esprit de synthèse. Regardez le fleuve, Domingo. Y voyez-vous couler du sang ? » 

    Malaespina sourit vaguement, jeta un regard faussement attentif à travers la vitre. Le fleuve bouillonnait toujours, ses courants se bousculaient, ses remous le creusaient, ses tourbillons aspiraient des épaves : branches ou troncs d’arbres, charognes d’animaux méconnaissables à la suite d’une trop longue immersion.

    « Monseigneur, je ne vois, comme d’habitude, que le boucaro qui teinte les eaux du Rio Sangriento.

    - Vous voyez le fleuve tel qu’il est, Domingo. Maintenant, allons-nous asseoir. J’ai une mission particulière à vous confier. » 

   L’archevêque reprit place dans son fauteuil, et Malaespina s’assit face à lui, sur la chaise à dossier droit, à l’assise garnie de velours grenat.

    «  Notre maire m’a téléphoné, pour m’exprimer sa surprise et son mécontentement, à propos de ces articles, sentiments que je partage. Augusto Valle y Monte m’a confié qu’il a chargé le commissaire Luciano Cazaladrones d’enquêter à propos du journaliste.  Or,   Domingo, j’ai reçu un courrier de ce Mark Mywords. A votre avis, que peut bien nous demander ce personnage ? »

    Angel Pesar de La Cruz se tut, laissa un bref silence occuper l’espace de la grande pièce au parquet couvert d’un tapis de laine où se déployait le faste naïf et monstrueux de motifs bibliques, aux murs lambrissés jusqu’à mi-hauteur, et garnis jusqu’au plafond de nombreux volumes dont luisaient les reliures de cuir marron ou dorées, puis regarda le jeune prêtre, avec une nuance malicieuse que Domingo ne lui connaissait pas.

    «  Je l’ignore, Monseigneur. 

    - Il me demande s’il se trouverait parmi nous une personne qualifiée pour le guider dans la cathédrale. J’ai pensé à vous, Domingo Malaespina. »

 

   

 

19/04/2021

10 l'enquêtte

10 L’enquête

 

    « Au nom de l’amour, les hommes au visage de lait piétineront les nouveaux-nés, démembreront les vieux sages, éventreront les femmes, écartèleront les hommes. Ils jetteront les restes sanglants des fils d’Ardhor dans les eaux du fleuve, fils de la Montagne, qui fertilisa l’empire des pères de nos pères, et, avant eux, les pères de ces derniers. Le fleuve perdra, pour toujours, sa belle couleur bleue. Trop de sang aura coulé, imbibant le lit du fleuve, teintant les pierres et le sable, si bien que la transparente pureté des eaux s’effacera. Le fleuve de nos ancêtres deviendra flot de sang. Il témoignera, pour toutes les lunes à venir, contre la perfidie et la cruauté des hommes au visage de lait, aux paroles doucereuses et trompeuses.

    Alors, ces démons violeront les entrailles de la Terre, mère nourricière au ventre noir. Leurs yeux qui ne voient pas le dieu solaire, Ardhor, le chercheront dans la nuit des cavernes. Pour ces cailloux jaunes que nous prisons si peu, chacun d’entre eux deviendra l’ennemi de tous. Le fils ne connaîtra plus le père, celui-ci se tournera contre son frère, et celui-ci encore contre l’oncle. L’éternelle et l’infinie roue des étoiles aura tourné complètement sur elle-même. L’homme au visage de lait, à la langue mensongère, verra sa propre descendance s’entredéchirer, s’entretuer. De nouveau, des torrents de sang couleront, fertilisant la terre d’Ardhor. Ainsi sera vengée la race des fils du Soleil. » (Extrait de la prophétie du peuple Maztayakaw)

   

    Il était dix-neuf heures. Luciano Cazaladrones était encore à son bureau, toujours aussi énigmatiquement policier dans le nuage de fumée qui lui servait d’auréole. Un doigt discret toqua contre le battant de sa porte. Sans même se donner la peine de se lever, ou de demander qui frappait, le Commissaire autorisa la personne à entrer. A cette heure tardive, il ne pouvait s’agir que de Felipe Carabiniero.

    En effet, ce fut l’inspecteur d’élite qui poussa la porte.

    «  Chef, est-ce que je peux vous parler ?

    - Oui, Felipe. Je présume que c’est à propos de ce Mark Mywords.

    - Exactement, chef, mais son véritable nom est Mathew Dawnside.

    - Evidemment, il voyage sous un faux nom ! Avec des faux papiers, certainement !  

    - Non, chef, Mark Mywofds est son pseudonyme littéraire. Quant à sa carte de séjour et son passeport, ils sont en règle. Il est venu faire certifier des photocopies  conformes dans nos bureaux. Vous pensez que j’ai examiné les documents à la loupe !

    - Pourquoi avait-il besoin de photocopies validées par nos soins ?

    - Si vous le permettez, j’y viendrai plus tard, Chef. J’ai suivi l’individu en question et enquêté à son sujet depuis trois jours.

    - Qu’as-tu réussi à glaner ?

    - C’est un écrivain possédant la double nationalité, canadienne et suédoise. Il détient aussi le passeport européen. Il écrit en Anglais, mais, comme il est polyglotte, il sait vérifier les traductions de ses livres dans une douzaine de langues. Il a été traduit dans une douzaine d’autres. Son œuvre est favorablement remarquée par la critique internationale. Mark Mywords a gagné plusieurs prix littéraires  importants. Il n’est membre d’aucun parti politique, ne soutient officiellement aucun mouvement de libération, mais il critique très sévèrement la société moderne, au nom de valeurs désuètes. Son casier judiciaire est vierge. Il est célibataire et on ne lui connaît pas de famille.

    - Très bien, Felipe. Maintenant, qu’a-t-il fait, depuis trois jours ?

    - Le matin, il quitte son hôtel, le « Terra Nova » à huit heures trente, monte dans le bus numéro 13 et se rend à la Bibliothèque Municipale. Hier matin, il a parlé à une femme, dans le bus.

    - Une personne qu’il connaissait déjà ?

    - Je ne le pense pas. Je suis même sûr qu’ils ont fait connaissance dans le bus. Elle était assise dans le N° 13, lorsque nous sommes montés tous les deux. Moi, je guettais le suspect à une terrasse de café voisine de l’hôtel, en faisant mine de lire le journal.

    - As-tu découvert qui est cette femme ?

    - Oui, c’est une certaine Elena Mirasol, employée de bureau à l’Université Technologique, dans le service où votre épouse est secrétaire du Président, Guiseppe Mascara.

    - Tiens ! Quelle coïncidence ! Ma femme m’a déjà parlé de   cette gonzesse ! Je suppose que tu t’es débrouillé pour surprendre leur conversation ?

    - Bien sûr, chef. Vous me connaissez : l’art d’être le plus transparent, le plus anonyme possible, pour mieux déjouer la méfiance des suspects. Très vite, après quelques paroles anodines, il s’est présenté. La femme a paru très admirative. Il lui a donné sa carte de journaliste, car il publie des articles dans les grands journaux du monde entier. Il lui a confié qu’il pensait rester ici un mois, car il a besoin d’assembler des matériaux historiques pour écrire un roman sur le peuple Maztayakaw.

    - Encore cette vieille histoire ! Il y aura donc toujours des fouineurs pour aller déterrer les morts et les faire parler malgré eux !

    - Vous avez raison, chef. Au moins, nous n’interrogeons que les vivants. Nous laissons les morts tranquilles. Elena Mirasol a lu presque tous les livres de ce type. Elle a dit qu’elle était très honorée de faire sa connaissance. Elle-même me paraît un peu suspecte. D’abord, c’est une violoniste passionnée. Elle dérange souvent ses voisins, avec sa manie de gratter les cordes. C’est un dénommé Petrov Moskovarin qui compose pour elle, mais ils n’auraient que des relations artistiques.

    - Sur ce point-là, méfie-toi, Felipe. Les gens sont capables de toutes sortes de dissimulations, dès qu’il s’agit de leurs coucheries.

    -  C’est vrai, Chef, mais dans ce cas-là, je ne crois pas me tromper. Elena Mirasol n’a pas la cuisse légère. Elle se montre distante, froide et dédaigneuse vis-à-vis de beaucoup de gens.

    - Oui, Amanda ne l’apprécie guère. Elle trouve qu’Elena n’est pas à la hauteur de sa tâche. Elle a les défauts des artistes : rêveuse, distraite, donc inefficace. Dès que sonne l’heure de la fermeture des bureaux, elle file, n’emporte jamais de dossiers chez elle, enfin elle n’a la tête qu’à son satané violon. Hélas ! Des improductifs comme elle, il y en a partout, des planqués, infiltrés pour en faire le moins possible, avec pour seule pensée « l’Art » comme ils disent, avec une écrasante majuscule ! Il faudra qu’un jour nous trouvions une solution définitive à ce problème. La nonchalance des artistes obère l’économie.

    - Très juste, Chef ! Mais revenons à nos deux brebis galeuses, si vous ne craignez pas la contagion ! Ce matin, Elena Mirasol a invité Mathew Dawnside, alias Mark Mywords, à venir prendre un verre chez Paolo et Teresa Casagrande, un couple marié. L’homme est sculpteur, la femme peintre. Eux aussi ont lu les livres de Mark Mywords, et, avec Petrov Moskovarin, ce sont des admirateurs de l’écrivain.

    - De pire en pire ! Comme si ces malotrus avaient besoin d’être encouragés dans leurs bizarreries ! Voilà qu’en plus ils vont rencontrer un zouave qui se permet de fustiger notre ville laborieuse, dans la presse internationale…

    - Evidemment, Chef, c’est ennuyeux, mais aussi longtemps que le suspect n’aura commis aucun crime ni délit, nous ne pourrons pas l’extrader. Il respecte scrupuleusement la légalité. Par exemple, pour obtenir l’autorisation de compulser les tablettes de la prophétie, Mywords a effectué les démarches demandées, ces photocopies certifiées conformes par la Mairie et le Commissariat, dont je vous parlais plus tôt. Luis Papalero ne pourra plus lui refuser l’accès à ces archives. Alejandra, son épouse, a déjà conduit deux fois Mywords au sous-sol, pour y comparer des traductions de la prophétie. »

   A ce point, Felipe Carabiniero pouffa. Sa figure habituellement inexpressive s’éclaira quelque peu. Les yeux marron s’allumèrent, les traits s’animèrent, prouvant par là que l’homme devait exercer un contrôle permanent sur sa physionomie, pour sembler le plus insignifiant possible. Luciano Cazaladrones fronça des sourcils qui parurent encore plus broussailleux qu’à l’accoutumée, tandis que ses larges oreilles décollées s’agitaient et que ses lèvres épaisses découvraient des mâchoires de dogue, prêtes à mordre.

    «  Qu’est-ce qui te prend, Felipe           ?

    - Alejandra Papelero m’a dit que le type était éberlué de voir la littérature enfouie dans les caves ! Elle a ajouté qu’il avait la mine d’un extra-terrestre découvrant notre monde, sans y rien comprendre.

    - Oui, mais il va falloir qu’il comprenne où il est, ce fichu Mathew Dawnside ou Mark Mywords… Nous ne nous laisserons pas faire… Je vais téléphoner à Augusto Valle y Monte. Il faut que le Maire sache ce qui se trame  dans Santa Soledad, ne crois-tu pas, Felipe ? » 

    L’inspecteur Carabiniero était redevenu l’ombre qu’il savait si bien paraître. Le Commissaire alluma la cinquantième cigarette de sa journée. Amanda Cazaladrones pourrait, une fois de plus, reprocher à son mari le tabagisme effréné, qui risquit de le tuer prématurément, alors qu’il avait échappé à plusieurs guet-apens de malfrats.  Luciano disposait d’insondables réserves de volonté, en toutes circonstances, sauf lorsqu’il s’agissait de ce vice ou cette manie.

    «  Felipe, vraiment, ne crois-tu pas que je devrais m’arrêter de fumer ? Amanda me répète sans cesse que je me ruine la santé. »

    L’inspecteur se demanda s’il devait ou non répondre au Commissaire. Conseiller son supérieur hiérarchique, n’est-ce pas toujours un périlleux exercice ? Ne valait-il pas mieux formuler d’évasives réponses ? Chacun sait que la plupart des gens ne suivent pas les conseils donnés, car ils n’en demandent qu’afin de paraître s’intéresser à l’avis des autres, alors qu’en fait, soit leur décision est déjà mûre, soit leur immobilisme trop incrusté pour qu’ils puissent changer un iota de leur existence.   Pourtant, lorsque la personne en difficulté aperçoit déjà la voie qu’il lui faudrait suivre, quel risque y a-t-il à lui confirmer l’intuition salvatrice ? Felipe approuva Luciano :

    «  Puisque votre épouse vous le dit, Chef, elle n’a sûrement pas tort. Les femmes ont souvent beaucoup de bon sens.

    - Tu as raison, Felipe. Dès que possible, je vais demander un rendez-vous à l’hôpital, c’est-à-dire dès que l’affaire Mark Mywords sera réglée…

    - Oui, mais si ça durait six mois ou plus, Chef ?

    - Tu plaisantes ! J’espère bien que nous serons débarrassés de ce fouineur dans trois semaines. N’a-t-il pas dit lui-même qu’il resterait tout au plus un mois ? »