06/04/2013
Le cordon-bleu (13)
Le cordon-bleu (13)
Citrin observe ce que, contant la chose à l’oreille horrifiée de Sœur Amélie, avec justesse il nommera « gloutonnerie ».
Le coq au vin se pose au milieu de la table de formica blanc, sur un dessous de plat en terre cuite. Dans la cocotte, les morceaux de volaille se sont, avec la lenteur indiquée pour la réussite de la recette, imprégnées des bouquets du thym, du laurier, du nectar de Dionysos. Germaine Ducasse n’a jamais entendu parler du dieu grec, ni même de Bacchus, par contre elle a vaguement connaissance de l’existence romanesque et gigantesque d’un dénommé Panagruel. Rabelais n’est pas vraiment mort, ni ne mourra jamais. L’abstinence de l’alcool mise à part, le Brahz rend hommage à l’écrivain et son héros. La bonne veuve s’en réjouit.
Quant au coq, il a vécu. Si le directeur a, depuis la soupe, déclaré forfait dans cette joute où, d’emblée, le malheureux se savait le plus faible, les efforts conjugués de Mme Ducasse, Citrin et surtout ceux du jeune professeur, ont eu raison du volatile. Le plus vaillant des jouteurs débride la sous-ventrière.
(Extrait de Entre muraille et canal)
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05/04/2013
Le cordon-bleu (12)
Le cordon-bleu (12)
« Mais vous ne mangez rien, M. Truchaud, ça ne vous plaît pas, ce qu’a préparé la mère Ducasse ? Vous me faites de la peine, à vous voir chipoter comme ça. Vous n’avez donc pas faim ? Regardez plutôt M. Le Brahz, comme il tient sa place à table ! Lui, au moins, il a un fameux coup de fourchette ! Il fait honneur au repas ! Avec mon défunt mari, ils auraient fait une belle paire de gaillards. Il ne fallait pas que lui en promettre, à mon Albert, mais dame, c’était un travailleur de force, qui ne ménageait pas sa peine. Heureusement que vous êtes venu, M. Le Brahz, je crois que vous allez manger votre part et les trois quarts de celle de votre directeur ».
En effet, le commensal s’emploie à dévorer comme s’il ne s’était pas nourri depuis une semaine. Toute sa personne est une machine à renifler, saliver, saisir, découper, piquer, engouffrer, mastiquer, déglutir, depuis les narines humant avec délices les arômes et les parfums des plats magistralement mijotés, les doigts entre lesquels la fourchette et le couteau semblent devenus des prolongements artificiels de l’organisme, les lèvres qui s’étirent largement, les mâchoires qui cisaillent et broient les aliments avec autant de délectation que de voracité, l’œsophage acheminant la bouillie vers l’admirable poche extensible, lieu de trituration, macération, brassage, élaboration, triage et distribution des sucs et nutriments, ce gouffre commun à l’humanité de tous âges, véritable maître de nos sociétés, lui pour qui nous trimons, suons, trichons, mentons, afin de remplir la gamelle trois fois par jour…
(Extrait de Entre muraille et canal)
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04/04/2013
Le cordon-bleu (11)
Le cordon-bleu (11)
« Nous nous sommes mariés un an avant la guerre, je veux dire celle des poilus. Il avait vingt ans, et moi dix-huit. Le pauvre en est revenu, mais mutilé, du côté où, vous les hommes, ça vous prive le plus. Ça l’a rendu tout malheureux de ne plus pouvoir… enfin, vous me comprenez. »
Mme Ducasse se tait. Le prêtre connaît la fin de l’histoire, mais il laisse la conteuse achever son récit.
« Albert s’est pendu en 1925. Je ne me suis pas remariée.
- Dieu ait son âme, murmure Citrin. »
Truchaud s’empresse de se signer, en ajoutant « Ainsi soit-il », tandis que la dextre de Marc plonge subrepticement vers sa braguette, comme pour vérifier que l’appareil génital n’a pas été emporté par une quelconque grenade, ou comme s’il craignait que le prêtre ne l’ait sournoisement émasculé.
(Extrait de Entre muraille et canal)
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