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01/08/2022

'0 Évasion

40 Evasions

 

   

    « La délégation est revenue du royaume des rapaces. Je l’ai appris par mon ancienne voisine,  Isabel Amapola, qui souffre comme nous de mal et peu dormir, puisque les  oiseaux n’arrêtent plus de chanter, ni le jour, ni la nuit. Qualifier ce phénomène de « surnaturel » n’est, décidément, pas exagéré.  

    La danseuse de flamenco a revu son amant,   Domingo Malaespina. Le prêtre excommunié a réussi à s’échapper, lors du retour à Santa Soledad. Il avait pourtant promis qu’il réintègrerait sa chambre  à l’hôpital, mais la tentation de la liberté a été plus forte que la parole donnée. Je ne peux l’en blâmer. A sa place, Mark ou moi-même, nous aurions agi de même. Le Dr Arturo Curatodo ne décolère pas. Cela, nous le comprenons aussi, puisqu’il a été berné. 

    Hector Escudo n’a certainement pas félicité ses trois employés. Lucas Obreero, Ignacio Ganatiempo et Neil Steelband font grise mine depuis que le prêtre homosexuel leur a faussé compagnie, en sortant par la porte arrière des toilettes d’une station service. Ils auraient dû flairer le stratagème. Il semblerait que Luciano Cazaladrones les a convoqués, pour leur « passer un savon ». S’il était parfumé à l’eau de rose, il devait aussi contenir les épines…

    La communauté des laborieux les rend d’avance responsables des éventuels crimes de pédophilie, que commettrait Domingo Malaespina. Pour notre part, nous ignorons si les accusations portées contre lui sont réellement fondées. Que se passait-il, dans la sacristie ? Et dans les camps de louveteaux, dont il s’occupait ?

    Le fuyard est introuvable. La police est allée fouiller l’appartement d’Isabel Amapola. Ils l’ont aussi mise en garde à vue, pendant vingt-quatre heures, dans la même cellule que des truands notoires, afin de l’humilier.

    « Ils m’ont fait subir toutes sortes d’affronts, m’a confié la danseuse. Je suis sortie de là complètement écoeurée, mais ils n’ont rien pu prouver contre moi. Je ne savais même pas que Domingo voulait s’échapper. Je ne l’ai pas revu depuis qu’il cavale. Non, je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où il peut se cacher. »

    Même si l’évasion fait couler beaucoup trop de salive, cela n’est pas l’essentiel. Depuis le début de la crise d’insomnie, les esprits s’échauffent vite et pour peu de chose. On nous présenterait bientôt Domingo Malaespina comme l’ennemi public numéro 1 !

    La principale nouvelle est que Steve Birdwatcher a réussi l’ambassade auprès des rapaces. En résumé, voci ce que « l’interprète clochard ornithologue » a réussi à négocier.   

    Les rapaces se sont engagés   à n’agir que de façon pacifique et dissuasive. Parmi  les laborieux, une minorité sceptique doute de la parole des prédateurs : a-on jamais vu l’un de ces seigneurs de la mort abandonner le terrain sans livrer bataille ? La minorité, nous dit Mark, sera toujours et partout synonyme de « fauteurs de dissidence ». Il n’a pas tort. L’attitude habituelle de la majorité consiste à ne pas écouter la parole de la minorité. Pourquoi le ferait-elle, puisqu’elle a mathématiquement raison ?

    « Voilà le nœud de la plus pernicieuse des aliénations, ajoute Mark.   Nous subissons la loi des nombres. Le principe même de démocratie est dévoyé : l’audimat, le volume des applaudissements, le nombre d’appels téléphoniques, tels sont les critères de popularité. Si l’amuseur ou la chanteuse l’emportent de l’une de ces façons sur leurs concurrents, comme symboliquement portés en triomphe, ils seront nécessairement meilleurs que tous les autres. La supercherie peut être totale, la « belle gueule » ne cache peut-être que le vide d’un esprit en friches, qu’importe ? Seule compte l’apparence. Les média prétendent nous en nourrir. Le mensonge médiatique agit sur la pensée comme la nourriture de la plus basse qualité dans le corps : non seulement, il ne nourrit pas la pensée, mais l’étouffe ou l’empoisonne.  »   

    Nous,     les cinq survivants de la Edad del Sol, partageons ces doutes des laborieux sceptiques. Recourir aux soins militaires de l’étranger, voilà une dangereuse thérapie, à laquelle des peuples imprudents eurent quelquefois  recours, et dont l’effet le plus fréquent était d’occire le malade. »

   

    Les membres du phalanstère sous sa forme réduite s’étaient résignés à dormir avec, dans les conduits des oreilles, de ces petites boules de cire destinées à empêcher la pénétration du bruit, comme le rocher placé à l’entrée de la caverne interdit l’accès des profondeurs à la lumière. Avec une dévotion accrue, les deux couples se livraient aux charmes passionnels de l’amour et cherchaient le sommeil dans la lassitude post érotique. Le doux remède souvent fut efficace. Les œuvres en florissaient

d’autant. 

   Petrov Moskoravin allait chercher dans les bars fréquentés par les dames publiques le soulagement génital que lui refusait sa solitude. Il revoyait Isabel Amapola danser avec l’impétuosité de la gitane qu’il n’était pas, mais, depuis l’internement et la fuite de son seul et véritable amour, la danseuse avait perdu de la brillance. Son sourire s’était terni, sa cadence avait faibli, l’artificialité de son élégance était plus manifeste et plus criarde. Avant la délégation,  le travesti avait cherché par quels moyens il pourrait faire s’évader l’élu de son cœur de femme ratée. Maintenant que le prédicateur maudit se cachait dans Santa Soledad, Isabel Amapola n’avait même plus la consolation de le voir un peu tous les jours, comme lorsqu’elle lui rendait visite à l’hôpital.   

    Le jeune prêtre athlétique était-il ou non fou ? Isabel ne se posait pas même la question. Il fallait qu’il le fût, pour l’aimer au point d’accepter l’horrible, la terrible perspective de la damnation, mais l’essentiel n’était pas là. Que deux êtres aussi totalement différents fussent amants,

cela s’appelait «

miracle ». Rien ni personne ne pouvait leur ôter cette grâce. Même sous sa forme la plus honteuse, la plus définitivement proscrite, l’amour transfigure et  sanctifie ceux qu’il pénètre et investit. Les sociétés codifient l’amour, le normalisent, lui imposent certains chenaux plutôt que d’autres, mais l’amour se rebelle toujours. L’ampleur de la vie dépasse et surpasse la mesquinerie des lois.

    Depuis que son amie violoniste avait conquis Mark Mywords, et réciproquement, Petrov Moskoravin s’était aperçu qu’il aimait la trop belle Elena Mirasol, mais qu’il n’avait jamais voulu en convenir, car la personne qu’il aimait par-dessus tout, c’était sa liberté. Que n’aurait-il donné pour la sacrifier, retracer la route en sens inverse et gagner la musicienne avant l’arrivée du prestigieux écrivain ? Etaient-ils encore libres, dans cette ville de Santa Soledad, où, réduits à n’être plus qu’une ethnie en voie d’extinction, les laborieux les considéraient comme des raretés, ou comme des antiquités que l’on exposerait dans le musée, sous de poussiéreuses vitrines.

    Dans les bordels, Petrov cherchait uniquement des femmes dont l’aspect physique ne lui rappellerait en rien l’inaccessible Elena. Petrov s’était prescrit le pire des remèdes contre l’amour, qui se nomme « fornication ». L’amour le démangeait, comme les tiques tourmentent  le sanglier, en s’inscrustant sous son cuir. Tel le sauvage animal, le compositeur se roulait dans la boue. Les bains de luxure calmaient quelque peu l’extrême irritation de son désir, mais l’inflammation du cœur était inentamée. Surtout, Petrov se demandait combien de temps Mark allait supporter l’atmosphère hostile à l’art de Santa Soledad, quand il repartirait, et si la musicienne avec lui s’en irait. Si le malheur définitif devait lui échoir, demeurer plus longtemps à Santa Soledad n’aurait plus de sens. Mieux vaudrait fuir, tenter encore et toujours de forcer l’aventure hors du ventre du destin, comme l’obstétricien use du forceps, ou même pratique la césarienne, afin d’amener le nourrisson aux aveuglantes vertus de la lumière.

 

 

27/07/2022

37 La délégation

39 La délégation

 

   

    « Etait-il écrit que, afin de fournir  une plus riche matière  au roman à rédiger, le destin de Santa Soledad m’offrirait   la gamme de tous les paradoxes ? Le chamboulement  auquel j’assiste me laisse pantois, mais, avant que d’être écrivain, je suis journaliste. Il me faut donc décrire et analyser le plus exactement possible ce que j’observe dans cette ville où, en dépit de mes premières impressions, je me sens de plus en plus chez moi, parce que nous plongeons vers les profondeurs de l’étrangeté. Or, s’il est un domaine où l’homme d’imagination peut et doit se sentir chez lui, c’est bien celui-là. La réalité fournit les matériaux, lesquels sont soumis à des règles apparemment  logiques et rationnelles. L’imaginaire bouleverse tout cela, il mélange les cartes, redistribue les rôles, perturbe l’ordonnance qui nous paraissait intouchable.       

    Venous en aux faits. Le dénommé Steve Birdwatcher (est-ce son véritable nom ? Je l’ignore.)  a déclaré que, afin d’obtenir l’aide des rapaces, il faudrait aller quérir «  ces seigneurs en leur fief », le Castillo de los Aguilas, et plus précisément jusqu’au pied du Torreon de los Tormentas. Comme les hommes, prétend-il, les rapaces ont développé  une hiérarchie,   mais leur civilisation, plus primitive que la nôtre, aurait  conservé les rapports    d’inféodation, où suzerains et vassaux tiennent respectueusement leurs places. Des  citoyens ignorants de ces règles, droits de préséance et privilèges, pourraient froisser l’orgueil des condors et des alérions, les maîtres du ciel. Un tel risque ne doit pas être encouru, car le conflit avec les seigneurs ailés comporterait de grands risques pour Santa Soledad.

    Quelques semaines plus tôt, de tels discours eussent valu, à celle ou celui qui les aurait commis,  l’internement immédiat dans le service psychiatrique de l’hôpital. Le brusque agrandissement du gouffre, l’engloutissent des artistes, le retour des oiseaux, leur comportement surnaturel et l’insomnie, enfin l’usage et l’abus de neuroleptiques, ont tant débilité les gens que leurs facultés mentales, en particulier le discernement et le jugement, sont dangereusement faussées.

    La réalisation de l’ambassade exigera quelques moyens matériels et financiers     , mais la dépense ne grèvera pas le budget municipal.

    S’avancer seul dans ces territoires inhospitaliers n’est pas exempt de risques. Donc, il sera préférable que l’interprète soit accompagné de deux ou trois hommes robustes, armés en prévision d’attaques fondant depuis les hauteurs, même si les dites attaques paraissent fort improbables. Les rapaces n’ont pas, affirme-t-il, le tempérament belliqueux trop souvent décrit dans des légendes dénuées de fondements scientifiques. Le pire des prédateurs, a-t-il continué, c’est l’homme,  et, plus particulièrement, la variété nommée « bandit » ou « brigand ». Si j’en crois l’ornithologue interprète et clochard,  les forbans forment des bandes, qui rôdent sur les hauts plateaux, dans le voisinage des villes. Malheur au randonneur ou voyageur solitaire et sans armes qui croise leur chemin !  Alors que les rapaces ne tuent que pour se nourrir, les tueurs à l’apparence humaine se plaisent à torturer leurs prises, avant de les égorger.

    C’était la première fois que j’entendais parler de pareils agissements aux environs de Santa Soledad. La chose était-elle inventée, n’était-ce que l’un de ces contes imaginés pour faire courir le frisson d’horreur, qui nous rend la sécurité du foyer si chère ? Lorsque nous sommes allés randonner jusqu’au Torreon de las Tormentas, personne ne m’a parlé de ces brigands. Que signifie cela ? Je me suis dit que,  lorsque je verrai Luciano Cazaladrones ou Felipe Carabiniero, je leur demanderai ce qu’ils en pensent.

    « Ouais, a marmonné le Commissaire, tandis que la goguenardise tordait ses lèvres. Je n’affirmerai pas que cela ne s’est jamais produit, mais ce loufoque exagère. Fort heureusement, les abords de Santa Soledad sont généralement très sûrs, pas vrai Felipe ?

    - Vous avez raison, chef. Nous y veillons. Et, lorsque nous apercevons quelques uns de ces malfaiteurs, nous appliquons la consigne de sécurité maximale. »

    J’ai voulu savoir en quoi consistait la dite consigne.

    « Oh, c’est très simple pour qui sait bien viser, bien tirer, a grommelé Luciano. Si le criminel est du menu fretin, tirer dans les jambes, pour l’immobiliser ; si c’est un assassin professionnel, viser la tête, ou le cœur, ou les deux. Dans tous les cas, tirer d’abord, poser les questions ensuite.

    - C’est ce que je fais, patron. Pas la peine d’encombrer les prisons de récidivistes. Ça permet d’économiser l’argent des contribualbles.

    - Nous appelons ça des « frappes chirurgicales », Mr Mywords. Que feriez-vous, si l’un de vos membres était gangrené ? Vous vous feriez amputé, n’est-ce pas ? Voilà comment il faut agir avec la racaille. De toute façon, si nous ne tirions pas les premiers, eux ne se gêneraient pas pour nous descendre. Le devoir et l’instinct de survie ne font plus qu’un. Les honnêtes gens gagnent sur toute la ligne. Qui s’en plaindra ? »

    Je leur ai objecté que je trouve la méthode un peu trop expéditive à mon goût, mais ils se sont esclaffés. Le Commissaire a lancé une claque amicale et supérieurement hiérarchique sur le dos de l’inspecteur, et celui-ci a souri complaisamment à celui-là. J’ai saisi que les arguments juridiques les laisseraient insensibles, aussi me suis-je tu. Ces deux-là restent fidèles à l’idéal d’efficacité de Santa Soledad.   

    Officiellement, comme les autorités ne veulent pas reconnaître l’existence de bandes armées, l’organisation paramilitaire de la petite équipée sera présentée comme suit, dans la gazette locale : 

    « L’escorte et les armes ne seront que des précautions généralement recommandées, à ces hauteurs, et dans ces solitudes. Il ne faut pas y voir l’effet d’un quelconque alarmisme. »

    C’est du moins ce que m’a dit Felipe Carabiniero, qui lui-même tient cela de sa femme, Aurora. La phrase lui a été dictée par Augusto Valle y Monte en personne.

   L’expédition ne durera pas plus de deux ou trois jours. Il suffira de s’approcher le plus possible, en automobile, de la piste qui mène au plateau, puis de là, marcher en direction du Torreon de los Tormentas. Deux tentes, des sacs de couchage,  un réchaud à gaz et quelques provisions de bouche satisferont aux besoins. (…)

    Le Comité d’Assainissement Public a cherché des volontaires. Trois hommes ont proposé leurs services, spontanément et rapidement : Neil Steelband, Ignacio Ganatiempo et Lucas Obrero. Tous les trois sont  membres actifs d’une association de tireurs amateurs, qui ne prennent pas pour cibles les suspects comme s’ingénient à le faire des policiers, mais ils  possédent des armes à feu légères et précises, ainsi que le matériel nécessaire pour bivouaquer sur la hauteur, glaciale la nuit, du Castillo de los Aguilas. Hormis des émoluments qui seront versés à la personne de Birdwatcher, clochard interprète du langage des oiseaux, la Municipalité n’aura pas à défrayer la délégation.

    Ces conditions étaient acceptables, parfaitement raisonnables, mais la dernière l’a été beaucoup moins. Steve Birdwacher a voulu que l’on libére Domingo Malaespina. L’homme est  fou, il ne le conteste pas, mais il est inspiré, précisément parce que c’est un dément. Sa folie prophétique et visionnaire lui permettrait, plus facilement qu’à d’autres, d’entrer en relation avec les rapaces.

    « J’ai besoin de Malaespina, sans lui je ne partirai pas, car le souffle de l’univers passe par lui. Je connais les voies de la technique, tandis que son esprit est illuminé par la Voix. »

    Le Comité d’Assainissement Public n’a cédé qu’à contrecoeur à l’exigence étrangement formulée, mais nous avons avancé d’un long pas dans le royaume de l’étrangeté, dont j’ai déjà parlé. Qui sait où cela s’arrêtera ? Si toutefois cela s’arrête un jour…  

 

11/07/2022

38 La décisiobn

38 La décision

 

   Le loqueteux fut introduit dans la Salle du Conseil. Le fumet de crasse et d’alcool que dégageait sa personne incommoda fortement les narines raffinées de ces dames et messieurs, mais la coupe était servie, donc ils la boiraient jusqu’à la lie.

    En dépit de sa proverbiale urbanité, Augusto Valle y Monte n’offrit pas de siège au visiteur intempestif. Le sourcil froncé, l’œil sévère, il ordonna :

    « Nous vous écoutons, M. Birdwatcher, mais soyez bref et précis, car nous n’avons pas de temps à perdre en bavardages. Si vous avez une idée pour clore cet interminable concert, dites-la nous vite ! »

    Steve Birdwatcher avait ôté son galurin, une sorte de galette grise et trouée, qui avait été neuve dix ans plus tôt. Déférent, il le serrait entre ses deux mains, les deux bras tombant, si bien que la chose crasseuse et pouilleuse formait un cercle devant sa braguette. Le reste de l’accoutrement s’accordait à l’objet, qui méritait si peu le nom de « chapeau » : veste aux coudes rapiécés, informe pantalon aux coutures malades d’usure, chaussures aux semelles si éculées qu’une feuille de papier à cigarette aurait pu les remplacer.

    Les dames sortirent des flacons de parfums, répandirent des senteurs dont elles imbibèrent leurs mouchoirs. A l’abri de ces légers paravents, elles attendirent la fin de l’épreuve. 

    « Monsieur le Maire, j’étudie les oiseaux depuis quatre décennies. Ce sont des êtres aux âmes délicates. Contre eux, il ne faut pas employer la force. Non, Mesdames, Messieurs. Nous devons dialoguer avec les oiseaux. Leur vie vaut bien la nôtre.

    - Et comment allons-nous dialoguer avec ces enquiquineurs, gouailla William Quickbuck. Allez-vous prétendre que vous les comprenez ?

    - Non seulement, je les comprends, Monsieur, mais je parle leurs différents dialectes. C’est pourquoi je viens vous offrir mes services d’interprète, afin de résoudre ce conflit de voisinage. Le pire serait la violence. Il nous faut trouver une issue pacifique. Déjà, le gouffre a dévoré le phalanstère. Prenons garde à ne pas enchaîner les catastrophes. »

    Sur les visages se lisait tout, sauf l’approbation.            

    « Ce mec est complètement ravagé, hurla Luciano Cazaladrones. Monsieur le Maire, un mot de vous, et je le fais éjecter comme un malpropre qu’il est, car, porter les mains sur lui, je ne le ferai pas moi-même ! Je ne veux pas me les salir !

    - Calmez-vous, Commissaire, et modérez votre langage devant les dames. Il y a des mots qui puent, et,     ma foi, l’idée ne me parait pas stupide du tout. Si réellement il est capable de comprendre ce que jargonnent les emplumés, puis de l’interpréter pour nous en langage humain, je crois qu’il ne faut pas refuser son intercession. »

    Dans la salle, le silence appuya sa main, étouffa paroles et bruits. Voilà que Monsieur le Maire commençait de délirer !                   

    « Je vois que vous êtes consternés. Vous pensez que je suis en train de perdre la tête, n’est-ce pas ? Je vous réponds : jusqu’à présent, quelles solutions avons-nous trouvées ? Aucune, il me semble. Que proposez-vous ? Rien. Vous êtes trop abattus pour avoir les idées claires. Enfin, aux situations exceptionnelles, solutions exceptionnelles. Tout vaut mieux que l’immobilisme. Vous n’ignorez pas que je favorise la concertation. L’autorité ne doit recourir à la force que dans les cas d’extrême entêtement, lorsque la mauvaise volonté a été prouvée. Steve Birdwatcher, au nom du Comité d’Assainissement Public, j’agrée votre suggestion, mais, avant toute autre chose, vous allez passer aux douches municipales, et au service social. Mme Carabiniero vous donnera un bon pour des vêtements  gratuits. Soyez prêt dans une heure.  Vous pouvez disposer. Merci à vous.   »

    L’ornithologue s’inclina, remercia le Maire, et sortit, en tenant le galurin derrière lui, si bien qu’il cachait les fesses, que la toile trop usée du froc eût laissé voir. Cette preuve de bonne éducation lui valut les suffrages féminins.

    Ce fut ainsi que le vagabond mit ses compétences d’interprète au service de la communauté des Laborieux. Derechef, Augusto Valle y Monte ressortit sur le balcon, annonça qu’une négociation allait être entreprise avec l’aide d’un spécialiste de premier rang. A n’en pas douter, les fauteurs d’insomnie comprendraient la gravité de leurs méfaits. Une seule séance de palabres allait tout arranger.

    L’élu ventripotent tint parole : il alla conjurer le peuple ailé de ménager ses voisins de race humaine, de respecter le repos, si péniblement mérité au prix du long labeur, et, pour cela, de modérer ses ardeurs musicales. L’expert en communication aviaire traduisit très exactement les propos du Maire. Par centaines, par milliers, en nuées multicolores, les oiseaux s’assemblèrent à l’appel de leur ami bipède. Comme les dialectes et les patois, parmi les oiseaux, varient autant que les espèces, la traduction exigea beaucoup de temps et de patience. Poliment, les oiseaux écoutèrent les objurgations ; tantôt, ils penchaient la tête à droite, tantôt à gauche, comme pour mieux comprendre le sens du discours.

    A peine le parlementaire eut-il achevé sa supplique, aussitôt se déclencha le tohu-bohu ! Roucoulements, gazouillis, roulades, trilles, sifflements et piaillements de se précipiter, se mêler, s’élancer, se percuter, rebondir, cascader ! Ça battait et claquait des ailes ! Tels bouquets de plumes, cela fusa, plana, virevolta, en tous sens tourbillonna et plongea !

    L’intercesseur annonça, triomphalement, que les chanteurs avaient décidé de se conformer à la discipline municipale.

    La nuit suivante fut, pour les citadins, beaucoup plus qu’un soulagement ; ce fut un délice, car l’impeccable silence, dès le crépuscule, s’installa dans les arbres, sur les toits et même dans le Parc. Les dormeurs éprouvèrent une authentique reconnaissance envers leurs invités. Enfin, ils pourraient de nouveau se reposer, au lieu de subir aubades, sérénades et nocturnes, ce perpétuel concert intempestif que personne n’avait demandé !

    Hélas, l’on sait que chasser le naturel ne sert qu’à le ramener à tire-d’aile ! Aussi, l’armistice, considéré par certains comme une accalmie dans une guerre d’usure des nerfs, ne dura-t-elle qu’une semaine. A partir de la huitième nuit, la situation redevint si insupportable que des demandes de congés rendus nécessaires à cause de dépressions nerveuses s’empilèrent de façon pyramidale sur les bureaux des psychiatres, donnant à ces derniers une tâche pharaonique.

    Même les plus sereins des laborieux souffraient de ce mal qui n’est peut-être pas une maladie, mais dont la persistance peut favoriser la morbide, la débilitante et la putride procession des maux et des infirmités. Les salles d’attente des médecins ne désemplissaient plus, les pharmacies devinrent les plus fréquentés des commerces, les réserves d’anxiolytiques, de tranquilisants et de somnifères furent vite épuisées, comme les forces de celles et ceux qui brusquement s’étaient muès en autant d’adeptes de la pilule soporifique. On commanda d’urgence des milliers de boîtes, chargées de rêves potentiels, de sommeil sans interruption, de repos sous la forme de conserves… Les livraisons tardèrent à venir. Tout allait le plus mal possible dans le pire des mondes, du moins le croyait-on.

    Le cerveau fort embrumé, soit par l’insomnie, soit par les médicaments chargés de l’annuler, les laborieux perdirent une grande part de leur efficacité. La somnolence, la vigilance relâchée, la difficulté à fixer l’attention et se concentrer, tous ces parasites de l’activité salariée causèrent bien plus d’erreurs et de contretemps que n’en avaient habituellement provoqués la maladresse ou la distraction des artistes. Même les plus consciencieux des travailleurs déploraient leur brusque manque d’efficacité.

    Le Comité des Dormeurs Epuisés rédigea une pétition qu’il déposa dans les bureaux de la Mairie. Voici quels en furent les termes :

   

    « Nous, citoyens laborieux de la bonne ville de Santa Soledad, déclarons sans ambages que la Municipalité doit impérativement agir avec la plus grande fermeté contre les empêcheurs de dormir, sur le dos, sur le ventre ou sur le côté, enroulé en fœtus ou non. La manie musicale et lyrique transforme nos nuits en cauchemars éveillés.

    A cet effet, nous prions instamment Monsieur le Maire, Augusto Valle y Monte, démocratiquement élu, confirmé dans ses fonctions depuis vingt-cinq ans, de solliciter l’aide et l’intervention des rapaces, les cousins mais aussi les ennemis naturels des moineaux piailleurs qui gâchent nos nuits.

    Notre but n’est pas la destruction des oiseaux, utiles dans la chasse aux mouches et autres bestioles volantes et piquantes, mais de les intimider, de les obliger à retourner construire leurs nids en dehors de nos murs. Peut-être aussi trouveront-ils ailleurs des villes plus mélomanes que la nôtre.

    Si les autorités ne prennent pas les mesures qui s’imposent, il est à craindre que les citoyens n’aillent chercher les armes nécessaires pour la défense du repos, dans l’usine de M. Hector Escudo. Nous apprendrons à tirer, et cela pourrait se terminer par un massacre.

    Avec l’expression de notre plus profond respect, veuillez agréer, Monsieur Le Maire, etc… »

    Des gens plus prudents, tel Pedro Hazacan et Luis Papelero, qualifiés de « timorés » par les plus intransigeants, tels William et Jane Quickbuck,  objectèrent que les prédateurs ne se contenteraient peut-être pas d’effaroucher leurs proies potentielles. Non, ils allaient commettre un carnage définitif et ne laisseraient sur le champ de bataille que monceaux de plumes ensanglantées. Certes, il ne s’agissait que de volubiles volatiles, mais le fait que l’ornithologue interprète, ce Mr Birdwatcher,  (même s’il exerçait la futile profession de clochard) ait pu communiquer avec eux conférait aux fauteurs d’insomnie une dignité qui, jusqu’alors, leur avait manqué. Bizarrement, avec eux, le lien était devenu pensable et réalisable.

    Si massacre il y avait, et si le vent soulevait les plumes, ces preuves lourdes de tant de légèreté jusqu’aux étoiles, prenant à témoin le cosmos, les laborieux effaceraient-ils jamais le crime de complicité ? Déjà, n’avaient-ils pas à se reprocher une part de responsabilité dans la disparition des artistes ? 

    On rejeta ces craintes avec dédain et leurs propagateurs furent taxés de pusillanimité, tandis que d’autres, plus retors que la majorité, jubilaient en espérant une issue meurtrière.