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19/04/2022

34 Les sauveteurs

34 Les sauveteurs

 

  Étrangement, la secousse épargna Santa Soledad, où ne furent enregistrés que des dégâts peu préjudiciables à la vie de la Cité. L’on n’eut à déplorer aucune victime. La gêne la plus remarquable fut celle provoquée par les pensionnaires du Parc Julio Bravo. En effet, le bruyant avertissement qui, de ferme en ferme, d’arbre en arbre, de terrier en terrier, s’était propagé dans le pays, pénétra la ville, alerta chiens et chats, les volailles dans leurs basses-cours de la banlieue, les rats au fond secret des égouts, et enfin la population animale du Parc      .

    Fureur et clameurs se prolongèrent pour le moins une heure entière. Après ce tohu-bohu de lamentables aboiements, de pitoyables miaulements, de brames inquiétants, de bêlements désespérés, de gloussements épouvantés, de maussades grognements, de terrifiants rugissements, de ululements terrifiés, de hurlements et pleurs enfantins, regagner le port du sommeil ne fut pas chose aisée, même pour les plus sereins des habitants.

    Dès l’aube, le Commissaire Luciano Cazaladrones, l’inspecteur Felipe Carabiniero, ainsi que d’autres gens munis d’excellentes jumelles remarquèrent des vols fournis de rapaces, qui tournoyaient au-dessus du site anéanti de la Edad del Sol. Dans les profondeurs les oiseaux voraces s’enfonçaient, puis remontaient vers la surface pour savourer, à proximité de la gueule béante du monstre, les proies qu’à ses mandibules ils avaient arrachées. Cette activié prophylactique, le long de la journée, se poursuivit sans relâche.

    Dans la nuit suivante, des insomniaques virent des légions de rats qui, vague après vague de dos ronds et de queues annelées, tel l’océan qui submergerait les falaises, se précipiter vers le lieu du naufrage. Eux aussi, les mâchoires exigeantes, le ventre hurlant l’immémorial appel de la faim, couraient prélever leur part du butin. Les artistes ne seraient pas morts en vain.

  Le lendemain de la catastrophe, des secours furent organisés, mais sans que l’on se fît d’illusions quant à la possibilité de trouver un seul survivant. Angel Pesar de la Cruz et Augusto Valle y Monte prirent les initiatives nécessaires. L’archevêque mobilisa les organisations caritatives et lança un appel à tous ceux pour qui la solidarité devait prévaloir sur les différences ethniques. Le Maire convoqua le Comité d’Assainissement Public en réunion extraordinaire.

    Tous les notables furent présents, y compris et surtout le Docteur Arturo Curatodo et la Doctoresse Eleneora Mascara. Dans la matinée, tous les participants avaient été consultés, les décisions prises, les moyens définis, les différents services contactés.

    Même les cinq survivants du phalanstère furent invités à participer à diverses réunions. Ils fournirent des renseignements sur  le nombre de personnes regroupées dans la Edad del Sol, les répartitions entre hommes et femmes, adultes et enfants.

    Au début de l’après-midi, la caravane du dernier espoir s’ébranla :  toutes les ambulances disponibles et les voitures de pompiers ; même des particuliers bénévoles au volant de leurs automobiles suivirent le convoi, en espérant pouvoir être utiles, si toutefois ils étaient bien encadrés. L’archevêque et le Maire tinrent à coordonner eux-mêmes les opérations de sauvetage. En tant qu’infirmière, Dolores Valle y Monte se joignit aux équipes soignantes, sous les ordres d’Arturo Curatodo. Les plus hâtifs eussent voulu partir avant midi, mais cela s’avéra impossible, car l’opération exigeait de si vastes moyens que la matinée de préparatifs ne fut pas superflue. 

    Une heure après la sortie de la ville, la caravane arriva sur les lieux de l’anéantissement. Sur les pourtours du cratère, ils ne virent aucun corps, aucun reste humain. Il n’y avait pas non plus de vestige du campement. Par contre, la venue des humains mit en fuite des nuées de rapaces de toutes races, qui tournoyaient au-dessus de l’abîme, et quelquefois encore y plongeaient, pour en rapporter une main, un bras, une jambe, une tête ou des organes. Des entrailles telluriques s’élevait l’immonde parfum de la mort.  

    Le gouffre avait la forme d’un entonnoir, si bien qu’il était malaisé d’apercevoir ce que pouvait contenir le goulot, qui s’enfonçait dans les ténèbres. Quelques alpinistes ou spéléologues proposèrent de descendre en cordée, pour aller vérifier s’il ne restait pas des survivants. Augusto et Dolores Valle y Monte, Angel Pesar de la Cruz, Arturo Curatodo et Eleneora Mascara délibérèrent à ce sujet, hésitèrent à leur accorder l’autorisation, car la descente s’effectuerait le long de parois aux périls encore non répertoriés. L’on pouvait craindre de nouvelles victimes.

    Finalement, les secouristes montagnards obtinrent l’accord désiré. La cordée compterait six hommes, tous aguerris soit  à l’escalade, soit à l’exploration des gouffres. Une lampe accrochée au front, piolet en main, la corde enroulée autour de la taille, les crampons fixés aux souliers, ces braves osèrent jouer une partie, dont l’issue ne semblait que trop fixée d’avance.

    « Vous avez raison de tenter cela, les approuva Angel Pesar de la Cruz. Même si les chances de trouver un seul rescapé sont presque infimes, nous n’avons pas le droit de partir ainsi. Vous avez ma bénédiction, mes fils.

    - Je joins ma voix à celle de Monseigneur, mes chers administrés. La communauté de Santa Soledad sera fière de votre courage. »

    Quatre heures plus tard, les explorateurs se hissèrent sur le bord, bredouilles et déconfits. La caravane repartit pour Santa Soledad.

    Ce soir là, dans les foyers, il ne fut question que du charnier. Chez les Mascara, Guiseppe questionna son épouse, que l’horreur avait visiblement affectée.

    « C’était si terrible, Guiseppe, tu ne peux pas te figurer ça. Personne ne peut s’imaginer une pareille chose, ou il faudrait avoir l’esprit malade, comme ce pauvre Domingo Malaespina, qui ne sortira plus du service psychiatrique que les pieds devant. Ça sent déjà la putréfaction des kilomètres à la ronde. L’odeur m’est restée dans les narines. Comment aurions-nous pu nous douter de ça ? Tu vois, maintenant, Guiseppe, je commence à me sentir un peu coupable de leur disparition. Il me semble que je me le reprocherai toute ma vie.

    - Je ne suis pas sûr qu’il faille dire « coupable », ma chérie. Responsables, oui, nous le sommes tous, mais aucun d’entre nous n’a voulu ce massacre. »

    Des dialogues similaires eurent lieu dans plus d’une maison de Santa Soledad. Angel Pesar de la Cruz appela les fidèles à venir passer une veillée de prières à la cathédrale, qui fut presque pleine de vingt-deux heures à minuit. Les cinq artistes survivants s’y présentèrent et participèrent à l’office, même Mark Mywords, pourtant athée.

    Quelques jours plus tard, le Comité d’Assainissement Public accorda l’asile définitif aux survivants du phalanstère. L’ethnie des artistes fut définie comme étant « menacée d’extinction ». Pour cette raison, elle serait désormais protégée, mais aucune mesure ne garantirait sa pérennité fortement compromise. Le couple Casagrande n’avait pas d’enfant et n’avait jamais voulu en avoir. Petrov Moskoravin était célibataire. Enfin, le couple formé par Elena et Mark était encore assez récent ; il n’était pas même certain que leur union donnerait jamais des rejetons correspondant aux critères qui définissaient l’ethnie menacée. L’anomalie ne se produisait pas souvent, mais un couple d’artistes pouvait enfanter des bébés laborieux. L’avenir de la race artistique était barré de presque tous les côtés.            

   

    « Nous avons voulu suivre le convoi de sauveteurs jusqu’au site où vivait notre communauté. Le devoir, mais aussi l’amitié que nous portions aux disparus nous dictaient d’agir ainsi, mais jamais je ne m’étais senti aussi impuissant.

    Les deux femmes de notre petit groupe se sont effondrées. Ensemble, elles se mirent à pleurer, à maudire le sort, à lancer vers le fond du gouffre les noms de tous nos amis. L’écho nous renvoya les sons, ce chapelet d’invocations auquel personne ne répondrait. Paolo a pris Teresa dans ses bras, tandis que je tentai de consoler l’Elena de mon cœur. Cela ne fut pas facile.

    Nous leur avons proposé de repartir, sans attendre que les spéléologues remontent, tant l’espoir nous paraissait mince de trouver un seul survivant. Elles ont voulu rester jusqu’au bout, mais cela fut très dur.

    Même lorsque les hommes en cordée sont descendus dans le gouffre, nous avons vu des rapaces aller quérir leur pitance dans la fosse commune. La vue de ce qu’ils rapportaient nous donna la nausée. Nous avons même reconnu quelques unes des têtes, soulevées dans les airs, suspendues par les cheveux. L’horreur de la vision ne fit qu’aggraver l’état de nos compagnes. Petrov allait d’un couple à l’autre, essayait de nous aider, Paolo et moi, à calmer les deux femmes, mais nous n’y parvenions pas, car nous étions nous-mêmes trop malmenés pour trouver les mots justes, le ton adapté à la situation.

    Nous étions venus tous les cinq dans la même voiture. J’avais conduit à l’aller, mais au retour, c’est Petrov qui a pris le volant. Elena et Teresa ont cessé de pleurer lorsque nous sommes entrés dans Santa Soledad. Ce soir-là, elles sont restées prostrées. » 

 

 

04/04/2022

33 Le Gouffre

33 Le Gouffre

 

    Une année s’était écoulée depuis la séparation des deux ethnies.

    A Santa Soledad, l’existence même du gouffre était encore contestée par des sceptiques, variété d’humains qui n’est peut-être pas moins répandue que celle des crédules. Les premiers avaient pour excuse que,  jusqu’alors, la science n’avait pas répertorié de pareilles monstruosités. Des gouffres existaient, certes, mais on ne les connaissait que souterrains ou sous-marins. L’abîme à ciel ouvert n’était qu’une aberration, une indigne affabulation, voire un canular à peine drôle. D’accord, des photographies avaient été prises, mais cela ne prouvait rien. La technique moderne permettait de tout maquiller, camoufler, de mentir avec art, de falsifier les plus authentiques des choses avec une élégance perverse.

    Comptes-rendus et rapports s’accumulaient sous la forme paperassière d’inutiles dossiers, sur des bureaux déjà encombrés. Les témoignagnes ne suffirent pas plus à convaincre la foule des Saint Thomas, lesquels se trouvaient vraiment trop occupés pour se déplacer eux-mêmes et, soit vérifier l’inexistence du gouffre, soit en constater l’effroyable présence. Ces racontars avaient été inventés par l’ennemi intérieur, des complices du phalanstère, qui présentaient les artistes comme des victimes et les laborieux comme des bourreaux. Ce manichéisme ridicule ne  changerait rien au fait que l’exil avait été rendu nécessaire par le manque d’esprit professionnel des artistes.  

   

    « L’abîme  s’élargit maintenant de deux ou trois mètres par semaine. Nous sommes tous très inquiets, même Mark, pourtant le plus calme d’entre nous.

    Au cours d’une assemblée communautaire, nous avons décidé de déplacer le camp vers l’Ouest. Même les adolescents, à partir de l’âge de treize ans, sont venus participer aux débats. La décision n’était pas facile à prendre, car elle impliquait l’abandon du baraquement, pour la construction et l’aménagement duquel nous avions œuvré ensemble avec ardeur et joie. Il nous a fallu, aussi, démonter le barnum, le plier, le transporter, ce qui demanda bien des efforts.

    Plus grave encore, le gouffre avale nos champs, nos vergers, détruit nos récoltes, dévore parfois une partie de notre cheptel. Notre autonomie alimentaire est compromise. Les laborieux auront beau jeu, ensuite, d’affirmer que nous sommes incapables d’assumer l’indépendance de notre communauté.

    Hélas, nous avons la triste impression qu’a débuté l’ère de la fuite pour la  survie. Nous avons dû rationner la nourriture, sauf pour les femmes enceintes ou allaitant, les malades, les enfants et les vieillards. De ces catégories, la troisième est de loin la plus fournie. Nous devons lutter pour la jeune génération, l’espoir de notre culture. 

    Malgré la dangereuse urgence, l’élaboration des œuvres ne s’est pas altérée. Il semble même que la présence persistante du péril stimule les esprits. Les privations alimentaires affaiblissent les corps mais elles aiguisent la pensée. Nos productions littéraires, musicales et plastiques s’embellissent et s’approfondissent dans des proportions assez comparables à la croissance de ce ventre tellurique.

    Nous n’avons plus guère de visites des gens de Santa Soledad. Au cours des six premiers mois, ils furent assez nombreux à venir jusqu’à nos roulottes, pour prendre des photographies, nous poser des questions sur notre existence artistique et néanmoins quotidienne, même si ces deux adjectifs leur paraissaient contradictoires. Pour eux, nous étions devenus des bons sauvages. Quelques ethnologues s’installèrent parmi nous, participèrent au fonctionnement de la communauté, s’initièrent à la pratique des arts pour mieux comprendre ce qui se passait dans nos âmes indigènes. Nous ne leur demandions que de défrayer la dépense occasionnée par leur séjour, sans réaliser de bénéfices. En contrepartie, ces hommes de science nous ont versé une part des droits d’auteur sur la vente de leurs livres.

    Nous avons appris que, à Santa Soledad, des cœurs charitables ont proposé que nous puissions réintégrer les murs de la cité. La proposition a paru sacrilège aux citoyens rationnels, qui prévoient des disfonctionnements, si la Municipalité cède à la « ridicule sensiblerie passéiste ». Mark a trouvé une formule originale pour exprimer cela : 

    « Ces billevesées ont été rejetées où elles méritaient de l’être, c’est-à-dire dans l’enfer des bonnes intentions nuisibles. »

    Quoi qu’il en soit, nous ne voudrions jamais retourner vivre parmi les laborieux. Donc, l’état de choses nous convient, même sous la menace du gouffre. Si nous l’observons avec assiduité, nous éviterons le pire. Contre plus fort que soi-même, il faut savoir bien ruser. »

   

     Passent les jours, les semaines et les mois. Le gouffre s’étend et s’étale toujours. A cette inexorable avancée, quelle force opposer ? Aucune, ni strictement humaine, même démultipliée par la puissance novatrice des techniques, ni même divine, invoquée, sollicitée par la belle et sage insistance des prières et suppliques. Lorsque la déesse Terre déchaîne son courroux, la vulnérabilité de l’homme apparaît dans toute sa cruelle nudité. Vivre n’est plus alors que le synonyme de survivre. La fuite se transforme en réflexe. Elle absorbe la majeure partie de l’énergie, débilite l’organisme, où la pensée continue de vibrer, de se frayer la voie qui la mène, par les mille et un détours des mots, de l’informulé à la lumière de sa vérité, fragile et vacillante, mais d’autant plus précieuse qu’elle semble devoir s’éteindre au moment meme où nous l’apercevons.

   

    « Lors d’une de mes courtes visites au Commissariat, j’ai appris que les extrémistes de Santa Soledad ont proposé la confiscation des biens immobiliers de mes amis, en guise de compensation à leur « flagrante inefficacité », lorsqu’ils étaient encore employés là-bas. Ce risque, d’une part, ajouté au fait que l’abîme nous menace de plus en plus précisément, nous ont amené à prendre la décision d’envoyer une délégation à Santa Soledad.

    Si  le cataclysme n’est pas exactement  imminent, du moins nous paraît-il inévitable. Il ne nous est plus possible de garder confiance en l’avenir. Mathématiquement, nos chances d’échapper au monstre se sont tellement amenuisées que la seule issue raisonable nous est apparue très clairement : chercher refuge dans Santa Soledad, dont même les faubourgs les plus proches se trouvent encore loin du gouffre. Les laborieux ne sont pas notre compagnie préférée, mais, malgré les défauts que nous leur connaissons, nous avons naturellement penché pour le moindre mal. Est-ce pur instinct de survie ? Si cet instinct existe réellement, oui. Je me demande s’il agit efficacement au tréfonds de chaque homme, ou s’il n’est pas souvent contrebalancé par son opposé, l’instinct de mort, lequel régit tant de nos activités. Par exemple, comment expliquer ce paradoxe : l’activité vitale de Santa Soledad consiste en la fabrication d’armes, donc d’instruments de mort.

    La mission des représentants du phalanstère sera double : d’abord, exprimer notre opposition au projet d’expropriation, en arguant de son illégalité ; aucune construction d’intérêt public, par exemple le passage d’une nouvelle route ou voie ferrée,  ne justifie la mesure ; ensuite, parlementer afin d’obtenir la réintégration de la communauté d’artistes au sein de celle, plus large, de Santa Soledad. Afin d’éviter les conflits intercommunautaires, il serait judicieux de nous grouper dans un quartier, même si cela rappelle de façon vaguement sinistre les ghettos juifs ou noirs. Avant l’exil, nous étions dispersés dans la cité. Nous devrons accepter des échanges de logements avec des familles de laborieux. 

   L’assemblée artistique a désigné cinq personnes pour accomplir la démarche : Teresa et Paolo Casagrande, Petrov Moskoravin, Elena Mirasol et moi-même. Les trois premiers s’étaient portés volontaires pour tenter la négociation ; puis, jugeant que ma notoriété servirait la cause du repli, la communauté m’a demandé de diriger la délégation. J’ai accepté ce rôle, pourvu qu’Elena soit autorisée à se joindre à nous. Ma demande ayant été avalisée, nous avons préparé notre départ pour la ville de Santa Soledad.     

    Le départ est prévu pour après-demain. Chacun va prendre sa maison roulante, les Casagrande en automobile et caravane, Petrov dans sa camionnette aménagée, nous en roulotte tirée par nos deux chevaux. Ainsi, nous emporterons le peu que nous possédons et qui nous sera nécessaire dans les murs hostiles de la ville, mais cette hostilité fermée nous angoisse moins, pour le moment, que celle, profonde et enveloppante, du gouffre.

    Les Casagrande voulaient  nous offrir l’hospitalité, mais Elena et Petrov préfèrent réoccuper leurs appartements respectifs, pour imposer l’idée qu’ils ne vont pas renoncer sans bataille au droit de propriété.  

    Cependant, la demeure des Casagrande nous sera très utile. Nous remiserons la camionnette, la roulotte et la caravane dans la grange. Quant aux chevaux, ils vont   paître dans le jardin, qui est assez vaste et herbeux pour leur appétit. En vue du  retour durable à Santa Soledad, je construirai une petite écurie pour eux, ou nous aménagerons une partie du garage à cet effet.

    (…) Nos amis se sont tous assemblés pour nous souhaiter bonne chance et nous dire au revoir. Dans leurs bras, les femmes portaient les plus petits enfants, et leur montraient comment agiter la menotte, amical encouragement, pour la délégation de négociateurs. Nous sommes fiers d’assumer la tâche, difficile et vitale, de convaincre les laborieux de nous tolérer dans leurs murs. Nous savons aussi que pas une journée, pas une heure ne doit être sottement perdue en bavardages et papotages. Il faut que nous abordions les problèmes avec franchise, mais aussi avec la nécessaire adresse, afin de ne pas trop brusquer le Comité d’Assainissement Public. Si nous nous montrions d’emblée intransigeants, les discussions pourraient s’interrompre aussitôt. Notre intérêt est de louvoyer avec fermeté… »

   

    L’arrivée des bohémiens fut remarquée de tous. Comment auraient-ils pu passer inaperçus ? Leur équipage inusité dans les honorables quartiers de Santa Soledad suffit à les signaler à la curiosité des habitants. D’habitude, lorsque des artistes venaient en ville pour des achats, ils n’arrivaient pas bardés de tout cet équipage. Les trois engins ne semblaient-ils pas indiquer la volonté de séjourner durablement, peut-être même de ne plus repartir ? Cela contrevenait aux accords passés entre les deux ethnies. La ségrégation n’avait-elle pas été votée démocratiquement ? Si l’une des parties se mettait à dénoncer le traité de façon unilatérale ou se comportait de manière à le rendre caduque, violant la légalité municipale, Santa Soledad courrait vers de graves ennuis, auprès desquels le gouffre imaginaire n’apparaîtrait plus que comme une inepte farce.

    Le Commissariat fut aussitôt averti.

    « Comment, aboya Luciano Cazaladrones en troussant ses babines et faisant saillir ses crocs, de quel droit entrent-ils dans la ville avec tout leur fourbi ? C’est strictement défendu ! Ils ne doivent arriver qu’à pied, ou en voiture, mais sans aucune de ces habitations mobiles ! J’envoie une escouade pour les expulser aussitôt. »

    Felipe Carabiniero fut chargé de commander une dizaine d’agents robustes et bien pourvus de matraques et revolvers chargés de peu digestes pruneaux. La délégation policière semblait suffisamment dissuasive pour obliger à reculer les plus téméraires.   C’était ne pas tenir compte de l’éloquence de Mathew Dawnside, ailas Mark Mywords et vice-versa, ni de sa capacité de conviction.

    Les policiers avaient reçu pour instruction de n’utiliser la force qu’en ultime recours. Felipe Carabiniero palabra sans enthousiasme avec l’adversaire, beaucoup plus aguerri que lui au duel verbal. Ne désirant pas utiliser les arguments balistiques, l’inspecteur appela son chef, qui gronda de déplaisir, mais permit provisoirement aux visiteurs de retourner dans leurs logis, après qu’il eût consulté Monsieur le Maire à ce sujet.

    «  D’accord, Cazaladrones, je vais les recevoir dès cet après-midi. Je vais me débrouiller pour avoir une heure libre. Nous n’avons pas le droit de nous montrer inhumains. Avant de refuser la réintégration, il faut que nous examinions le risque encouru par le phalanstère. Je commence à me demander si ce gouffre n’est pas, plutôt qu’une légende, une réalité. A plus tard, Commissaire. 

 »

    Augusto Valle y Monte tint parole. Quelques heures plus tard, Amanda Carabiniero introduisit les cinq délégués dans le bureau de Monsieur le Maire de Santa Soledad. Les négociations commencèrent aussitôt. Mark Mywords et ses amis insistèrent sur la nécessité d’agir avec promptitude.

    Quarante-huit heures plus tard, le cataclysme éclata. Dans Santa Soledad comme dans la Edad del Sol, tous dormaient lorsque les profondeurs furent agitées de soubresauts, se contractèrent et se révulsèrent. Des centaines d’arbres furent arrachés, tels de fragiles cheveux. Du haut des montagnes ébranlées dévalèrent des torrents de rochers, dont le hurlement propagea des ondes de terreur jusqu’à cent kilomètres à la ronde, réveillant les animaux qui, ensemble, improvisèrent une cacophonie à la fois sinistre, grotesque et déchirante. 

    D’une manière subite et terrifiante, la gueule s’agrandit et, d’une seule bouchée,  l’abîme dévora le phalanstère. Hommes, femmes, enfants, choses et bêtes, tout fut mêlé, tout se confondit en une débandade dévastatrice, un atroce vacarme de pierres dégringolant, de bois se fracassant, d’os pulvérisés, de chairs broyées. Saisis en plein cœur d’un rêve ou d’un cauchemar, qui peut-être fut prémonitoire, les condamnés n’eurent ni le temps d’appeler, ni même de s’éveiller.

    En quelques minutes, l’extermination des artistes avait été consommée.       

 

 

31/03/2022

32 Le visionnaire

32 Le visionnaire

 

    Dans la ville nettoyée de ses artistes, l’existence des fissures et des failles passait plus pour un mythe qu’une réalité. Peut-être les artistes les avaient-ils imaginées pour apitoyer les citadins sur le sort de la communauté d’exilés. Bientôt, des photographies prises par des géologues amateurs ou professionnels n’autorisèrent plus le scepticisme.

    Les incrédules constatèrent alors que des failles s’étaient rejointes et formaient une crevasse aux inquiétantes proportions. Dans les entrailles telluriques, un travail de dislocation propageait ses ondes destructrices, élargissait toujours, approfondissait toujours la plaie terreuse et rocheuse.

    Dans la même période, Domingo Malaespina manifesta un mysticisme des plus effrénés, attitude peu conforme au dogme, qui le rendit suspect auprès de Monseigneur Angel Pesar de la Cruz. Par ailleurs, celui-ci ne savait que penser des abominables lettres anonymes, qui de façon hebdomadaire bavaient des obscénités sur son bureau. L’archevêque avait essayé d’amener le jeune prêtre à se confesser auprès de lui, mais Domingo s’était invariablement débrouillé pour esquiver la honteuse confrontation. Il avait un confesseur, dans la personne d’un vieux prêtre, en qui Monseigneur mettait la plus catholique confiance.

    Interroger le vieil homme à ce sujet, l’archevêque fut tenté de le faire, mais la confession est une affaire strictement personnelle entre le confesseur et le croyant. Vouloir s’en mêler s’apparenterait à du voyeurisme, comme si l’on assistait aux turpitudes murmurées dans la pénombre du confessional. L’orgueil inconscient et l’honnêteté consciente de Monseigneur n’acceptaient pas de s’abaisser à cela.

    Lorsque, entre ses doigts, Angel Pesar de la Cruz tenait l’une de ces dénonciations, il lui semblait que le contact de l’enveloppe suffisait à souiller sa peau. L’ordure suintait à travers le papier, lui infestait la main, lui communiquait une maladie morale, aussi grave ou mortelle pour l’âme que la peste ou le choléra pour le corps. C’était affreux de sentir le poison goutter, sournoisement mais sûrement, avant même qu’il n’ait lu l’ignoble litanie d’injures et d’imprécations. Les miasmes s’élevaient jusqu’à ses narines, empestaient ses poumons, pourrissaient son sang, lequel à son tour empoisonnait le cerveau.

    Jamais à ce point, le prélat n’avaitt été confronté à la bassesse et l’ignominie, l’abjection et la vilénie. Comment, lui, le théologien et l’homme harnaché de belle expérience, il lui avait fallu parvenir à la pleine maturité, pour voir se débonder les égouts de l’âme ? Connaissait-il mieux les hommes que ne pouvaient le prétendre ces mignards enfants de chœur, en aubes blanches, si semblables à des anges ?

    Ah, justement, ces garçonnets, pourquoi diable avait-il admis que certains portent les cheveux longs comme des filles, au motif que leurs mères n’y voyaient pas malice ? Et, pire encore, pourquoi avait-il toléré que ces angelots ne portassent point de pantalon sous leurs aubes virginales, sous prétexte qu’au moins six mois par an il faisait trop chaud ? De qui était venue cette lubie ? De Domingo Malaespina.

    Oui, indubitablement, c’était lui qui avait proposé l’aménagement, par compassion pour leurs juvéniles recrues. Puis, afin d’appuyer davantage son vœu de pauvreté, Domingo lui-même avait pris l’habitude de ne porter que la soutane pour les offices. Que signifait tout cela ? Pourquoi s’enfermait-il avec les enfants de chœur, dans la pièce qui leur était réservée pour l’habillage ? Pourquoi certains d’entre eux, précisément les plus efféminés, sortaient-ils de là le visage cramoisi, comme si une méchante émotion avait fait allluer le flot vital en vagues torrentueuses jusqu’à leur minois de mignonnes poupées ? N’y avait-il pas de quoi se sentir troublé ?

    Angel Pesar de la Cruz surveillait son secrétaire, se reprochait même de l’espionner, donc de s’abaisser au niveau de l’exécrable calomniateur, mais comment découvrir autrement la vérité, sinon avec l’aide d’un détective privé ? La pensée de l’archevêque se figeait, se glaçait, lorsqu’elle touchait cette limite dans la descente de l’infernal escalier, qui le menait toujours à un degré supplémentaire de dépravation. Alors, humilié, honteux, repentant, il s’agenouillait sur le prie-Dieu, joignait les mains et suppliait le Seigneur de lui insuffler la lumière qui le libérerait de ces ténèbres, dans lesquelles il craignait de se perdre, définitivement.                

    Domingo Malaespina ne souffrait pas comme Monseigneur. Au contraire, il jubilait.  Debout sur un banc du parc, ainsi parlait le jeune prêtre homosexuel, aux tendances pédophiles supposées :

    « Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, l’heure du repentir a sonné ! Nous avons tous entendu parler du gouffre qui s’est creusé, presque aux portes de Santa Soledad. Oui, j’ai bien dit « gouffre » et non « faille » ou « crevasse » comme veulent nous le faire croire des politiciens peu scrupuleux, qui préfèrent maquiller la vérité plutôt que de la dire crûment.

    Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, celui qui vous parle n’est que l’un des humbles serviteurs de Notre Seigneur, Jésus Christ, Fils de Dieu, mort sur la Croix pour racheter les péchés du monde ! J’ai voulu voir moi-même à quoi cela ressemblait. Je suis donc sorti de la ville. Pour cela, j’ai suspendu ma soutane à une patère et j’ai chaussé des brodequins, puis j’ai pris ma canne de pèlerin.

    A quinze kilomètres des faubourgs, à seulement cinq de la Edad del Sol, qu’ai-je vu ? Un abîme ! Oui, la réalité n’est pas moins horrible que cela, mes bien chers frères, mes bien chères sœurs ! Un abîme dont la gueule d’ogre baille de faim ! Ce monstre est doué d’une puissance que nul pouvoir humain ne saurait arrêter. Seul Dieu a le pouvoir de refermer la plaie ! Or, pourquoi en est-il ainsi ? Parce que tous nous avons péché contre la religion, la seule vraie, en paroles, en pensées et par actions. Tous nous sommes coupables d’avoir offensé le vrai Dieu, l’Unique, l’Eternel, le Très Miséricordieux, loin duquel  nous ne sommes que des orphelins, des aveugles et des sourds !

    Examinons notre conscience, mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, et demandons-nous en quoi et comment nous avons péché, failli à nos devoirs de chrétiens, offensé le Dieu d’amour et de pardon ! Car il est encore temps de se repentir ! Le gouffre n’est pas encore dans nos murs ! La Main de Dieu peut le refermer, si nous éprouvons d’authentiques remords, si nous battons notre coulpe ! Revenons au temple, pour nous y agenouiller et implorer la pitié du Maître, qui voit tout et tous, et toujours ! Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, agenouillons-nous et prions le Seigneur… »

    Les passants, les badauds de tous acabits, s’arrêtaient, faisaient mine de l’approuver, se gaussaient plus ou moins ouvertement du prédicateur, lequel, tout enflammé par son prêche, n’entendait pas même les railleries. Quelquefois, de rares spectateurs aux aspirations mystiques prenaient la défense de l’illuminé, mais ces voix minoritaires ne suffisaient pas à couvrir le tohu-bohu des lazzi. Domingo Malaespina se vautrait dans le grotesque, mais de façon sublime, sans le savoir, avec fougue et brio.

    Ainsi prêchait Domingo Malaespina, au grand dam de Monseigneur  Angel Pesar de la Cruz, archevêque de Santa Soledad. Ne pouvant prétendre  ignorer la sincère  mascarade, le prélat finit par en demander raison au secrétaire.

    « Mon fils, il faut que nous parlions de faits graves, qui se déroulent dans les murs de notre bonne ville, depuis quelques semaines. J’ai reçu de nombreuses et précises informations à ce sujet, qui m’amènent à penser que cela n’est pas tolérable. Me comprenez-vous, mon fils ? »

    Domingo Malaespina fixa l’archevêque d’un regard plein de vacuité, très inquiétant pour l’interlocuteur.

    « Vous ne semblez pas deviner ce à quoi je fais allusion, Domingo, et pourtant vous êtes concerné au premier chef. Personne n’est plus que vous concerné par cette affaire. »

    Le silence du jeune prêtre commença d’irriter l’archevêque.

    « Voyons, vous n’êtes pas stupide, Malaespina, vous savez très bien à quoi je pense. Puisque vous adoptez cette attitude têtue, je vais devoir être plus précis dans mes propos. Domingo Malaespina, en tant que  serviteur de la Sainte Eglise Catholique et Apostolique, dites-moi qui vous a autorisé à prêcher sur la voie publique ? »

    La réponse tomba, rapide et tranchante comme la lame du coutelas sur le cou de la victime :

    « C’est Dieu, l’Eternel, le Tout-puissant et le Miséricordieux, qui m’inspire, Monseigneur. »

    Cette fois, ce fut le sexagénaire qui se tut. Son regard clair plongea dans la nuit des yeux du jeune homme. Il n’y lut aucune ironie, aucune tentative de provocation, mais plutôt l’invulnérable certitude du fanatique. Très mal à l’aise,  l’archevêque en frémit.

    « Vous rendez-vous compte de ce que vous me contez là, Domingo ? Vous êtes en train de faire fi de l’autorité de l’Eglise, et de prétendre que vous pouvez vous passer des lumières de ceux qui vous ont précédé depuis des décennies. Vous semblez dire que vous vous adressez directement à Dieu, en faisant totalement abstraction de Notre Saint Père le Pape. Ce n’est plus une démarche catholique, Domingo, mais protestante que vous engagez là. Aussi, moi, Angel Pesar de la Cruz, en tant qu’archevêque nommé par le Vatican pour guider les ouailles de Santa Soledad, je vous ordonne de réintégrer le troupeau, de reprendre avec nous le droit chemin, celui de la Vraie Foi, en dehors de laquelle il n’est point de salut. Dimanche prochain, publiquement, à la cathédrale, vous dénoncerez vous-même l’erreur dans laquelle vous êtes tombé. Vous citerez votre méconduite comme l’exemple qu’il ne faut pas suivre. Devant l’assemblée des fidèles, vous vous repentirez. M’avez-vous bien compris, Domingo Malaespina ? Le pardon est à ce prix. La contrition doit être profonde et totale. Alors, vous serez de nouveau membre de l’Eglise de Dieu. Dans le cas contraire, vous obligeriez le Saint Père à vous excommunier. M’obéirez-vous, Domingo Malaespina ? »

    Le jeune prêtre approuva l’archevêque. Vint le dimanche et la messe du repentir. Après son habituel sermon, magnifiquement auréolé du feu divin, Angel Pesar de la Cruz annonça que son jeune et brlllant secrétaire devait, exceptionnellement, s’adresser aux fidèles. Alignés sur les deux premiers rangs, les notables étaient tous là, attentifs et décontenancés par l’inhabituelle démarche.

    Domingo Malaespina vint se poster près de l’aigle d’or aux ailes déployées, aux yeux de rubis qui luisaient avec une insatiable et ténébreuse avidité dans la clair-obscur de la nef, mélange chatoyant de lumières vacillantes et de vagues d’ombres instables, imprévisibles comme des nappes de brouillard. Le regard du prédicateur inquiéta les dignes personnalités locales : il y brûlait une insoutenable fièvre, celle des visionnaires, la lucide folie de ceux qui ne vivent plus au cœur du présent, mais projetés dans l’avenir, dont eux seuls voient se dérouler l’horrible et le terrible faste.

    « Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs… »

    Domingo Malaespina se tut, prit son souffle et lança :

    « L’heure de la repentance a sonné ! Voyez l’aigle qui vous fixe de son regard cruel ! Moi, l’humble serviteur de Dieu, je vous le proclame, par une journée d’orages,  l’aigle va se réveiller, il fera vibrer ses ailes d’or, et pour lui le grand portail s’ouvrira, sans qu’aucune main humaine l’ait poussé ! Alors, invincible, il ira se poser sur le Torreon de las Tormentas. La girouette postée en haut du clocher ouvrira ses ailes et fera de même ! Plus rien ni personne n’arrêtera les foules de rapaces, qui s’abattront sur Santa Soledad ! Alors, du tombeau se dresseront les Maztayakaw ! Nous autres, chrétiens, avons failli à tous les devoirs de la Sainte Religion ! Préparons-nous pour le châtiment, mes bien chers frères, mes bien chères sœurs ! Agenouillons-nous, supplions le Seigneur de nous accorder son pardon ! »

    Jamais de pareils propos n’avaient retenti sous les voûtes catholiques de la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos. Les protestations et les invectives dégringolèrent en grêlons sur la tête du mystique, supposé mystificateur.

   « Il est fou à lier, s’écria Luciano Cazaladrones, mes indicateurs me l’avaient bien dit !

    - Oui, enfermons-le avec les paranoïaques et les mégalomanes, hurla Arturo Curatodo. Je vais tout de suite appeler mon service psychiatrique.     

    - Faites vite, Docteur,  il est peut-être dangereux, s’inquiéta Dolores Valle y Monte, avec ce genre d’énergumènes, on ne sait jamais comment ça peut finir.

    - Oui, en cabane, avec la camisole de force, hurla Hector Escudo, qui regrettait de ne pas porter d’armes, alors que son usine en fabriquait des centaines par jour.

    - Où est-il allé prendre ses sources, quant à la prophétie des Maztayakaw ? Je ne l’ai jamais vu à la bibliothèque.

    - Auprès de ce Mark Mywords ou Mathew Dawnside, comme vous voudrez l’appeler, révéla Felipe Carabiniero, je sais qu’ils se fréquentent. Ils ont une connaissance commune, d’ailleurs peu recommandable.

    - C’est une honte, hennit férocement Alejandra Papelero, en vigoureuse jument et défenseur de l’ordre dûment établi.

    - Nous n’avions jamais assisté à un pareil scandale, c’est à tomber à la renverse, menaça William Quickbuck, lequel péniblement

souleva ses cent vingt kilogrammes de graisse.

    - Ecoutez, pour une fois qu’il y a de la variété, nous n’allons pas nous en plaindre, plaida Carla Curatodo, qui fit circuler une œillade pleine d’ironie sur la meute des censeurs.

    - Carla, ma chérie, que dis-tu là ? Tu ne le penses pas, j’espère ?

 

    - Permettez que je prenne la défense de votre charmante épouse, mon cher Docteur, intervint Guiseppe Mascara, dont la chevelure neigeuse étoilait la pénombre, Santa Soledad m’ennuie parfois un peu. J’aimerais que l’un de nos professeurs se mette à dérailler de temps à autre, comme ce prêtre. Cela nous distrairait un peu du ronron technique et industriel.

    - Quelle mouche te pique, Guiseppe, lui reprocha Eleonora. Tu ne vas quand même pas approuver le délire d’un dérangé mental !

    - Oui, méfiez-vous, Monsieur le Président de l’Université, l’apostropha le directeur de l’hôpital, sardonique. Il y a encore de la place dans le service psychiatrique… »

    Comme pour confirmer l’avertissement, une sirène hurla la venue de l’ambulance. Durant ce pittoresque et vertueux échange, au milieu duquel Carla Curatodo et Guiseppe Mascara jetèrent des fausses notes, une noire envolée de séminaristes s’était abattue sur la personne du profanateur, l’avait maîtrisé, bouté hors les murs de la cathédrale, tandis que pleuraient et larmoyaient les enfants, que tout ce tapage abasourdissait. Quant aux garçonnets en aube blanche veillant sur l’inviolabilité de l’autel, ils étaient outrés que l’on expulsât leur ami, auquel ils avaient permis, en échange de friandises, de menues privautés dans les  profondeurs ombreuses, aux effluves d’encens de la sacristie.

    Sur le parvis de la cathédrale, l’ambulance attendait l’halluciné. Des blouses blanches relayèrent les soutanes noires, mais, pour Domingo Malaespina, tout serait désormais plongé dans la noirceur.