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02/07/2022

37 L"insomnie

37 L’insomnie

 

   

    Vint la deuxième nuit. La rémission tant espérée ne fut pas accordée. De nouveau, l’indésirable, l’abominable musique emplit jusqu’aux ses plus intimes recoins de Santa Soledad. Personne ne put se soustraire au chant qui, telle une fontaine mélodique, éclaboussait le ciel noir où les étoiles se mêlèrent aux rutilantes coulées qui, sans faiblir, jaillissaient des gosiers chauds et vibrants.

    Cette situation d’insomnie forcée perdura, sans que l’on aperçût de solution. Les esprits s’échauffèrent, et, à mesure que la fatigue tailladait les muscles, rompait les articulations et abrutissait les cerveaux, les ultimes traces de patience disparurent. C’était une vue pitoyable que ces misérables aux visages grisâtres, aux yeux décolorés, soulignés de poches vineuses, comme si quelque poison s’était insinué sous la peau, amorçant le désastre physiologique aux incalculables effets, qui minerait les organismes avant l’assaut fatal de la maladie.  

   

    « Nous dormons tous mal, très peu, d’un sommeil entrecoupé, qui ne nous apporte pas le repos souhaité. Même Mark, si calme d’habitude, est devenu nerveux. Il n’arrive plus à se concentrer, les mots lui échappent, il se sent la tête vide et cotonneuse. Même au lit, nous avons moins d’ardeur.

    Les salles d’attente de médecins s’emplissent de gens qui, tous, réclament des somnifères. Jamais auparavant il n’en avait été autant prescrits, à Santa Soledad. Dans les pharmacies, les files d’attente s’allongent, et l’on voit des personnes, habituellement patientes et courtoises, devenir désagréables, agressives, surtout lorsque la pharmacienne leur annonce que le stock de somnifères est épuisé. Les réserves existantes n’étaient pas prévues pour une demande aussi élevée. Les pharmacies ont passé des commandes d’urgence, mais il n’y aura pas d’arrivage avant quelques jours, peut-être une semaine. »      

   

    «  Même Elena, que je n’avais jamais vue en colère, se met à crier pour des peccadilles. Quelques nuits blanches suffisent à perturber les plus sereins des tempéraments. Ceci étant dit, chacun s’efforce, le mieux qu’il le peut, de se contrôler pour ne pas dire ou faire des sottises, qui blesseraient les autres, chose qu’ensuite nous regretterions.   

    Parfois, même sans somnifères, le sommeil redevient le plus fort. Il nous emporte, le jour comme la nuit, pour quelques heures. C’est un flot noir, lourd, épais,  semblable à du goudron liquide et brûlant. Nos rêves sont affreusement tourmentés. Les images qui nous obsèdent alors nous donnent le désir de nous réveiller. Très angoissés, nous fuyons les cauchemars, mais, faisant cela, nous quittons l’asile du sommeil et nous nous enfonçons de nouveau dans le marécage de la fatigue.

    Quant aux oiseaux, il semble que jamais ils ne se lasseront de chanter, comme s’ils possédaient une inépuisable énergie, ou comme s’ils étaient habités par une force surnaturelle. Leur acharnement musical nie les lois connues, à tel point que l’esprit s’arrête, confondu en présence d’un mystère dont l’ampleur fait éclater les bornes du possible.

    Epuisement et incompréhension pèsent beaucoup plus sur le plateau négatif de la balance que, sur le positif, les plaisirs auditifs et visuels procurés par l’arc-en-ciel des chants et des plumages.

    Personnellement, j’ai pour l’heure présente remisé le roman. Il attendra des jours plus favorables à la création. Je me contente de noter ce que j’observe, ce qui se passe dans cette ville de plus en plus paradoxale. La comprendrai-je jamais ? »

   

    Quelques citadins, probablement les plus faibles ou ceux dont le rationalisme était le moins solidement assis, émirent une thèse selon laquelle ces chanteurs n’avaient que l’apparence d’oiseaux. En fait, les artistes se seraient réincarnés sous une forme qui eût  comblé leur passion pour l’esthétique.

    « Têtes molles », voilà comment  Luciano Cazaladrones les avait nommés.  William Quickbuck ainsi qu’Hecor Escudo avaient réemployé l’image, avec une visible délectation. Le Commissaire était sans égal, lorsqu’il s’agissait de ridiculiser l’inadaptation. 

   Aggravant leur cas, les hurluberlus ajoutèrent que le concert ininterrompu constituait la vengeance de ces « démons », qui avaient juré d’abattre la société. Parmi les loufoques, Domingo Malaespina, toujours pensionnaire du service psychiatrique placé sous la haute surveillance du Dr Arturo Curatodo, délirait ainsi, grotesque à souhait, pour le relatif amusement des infirmiers, qui pourtant avaient déjà entendu dix mille sortes de sornettes.

    Puis, les nuits blanches succédant aux nuits sans sommeil, les points de vue se modifièrent. La fatigue usa les tempéraments, brouilla les jugements, affaiblit le discernement, si bien que les absurdités qui, en temps ordinaire, eussent fait sourire les citoyens raisonnables, finirent par sembler plausibles et même parfois convaincantes.         

    Dans les rues situées à proximité du Parc, où nichait la majorité des perturbateurs, la gêne était plus aigue qu’ailleurs. Des résidents prirent l’initiative de créer un comité de défense, qu’ils appelèrent « Comité des dormeurs épuisés », surnommé par les langues perfides « Syndicat des mauvais coucheurs ». La réaction violente de l’ingénieur Neil Steelband et du technicien Ignacio Ganatiempo, si elle avait paru folle la première nuit, voire dangereuse pour les voisins, fut saluée comme un acte de bravoure, qui montrait à tous le chemin à suivre.  La nouvelle association menaça de se constituer en milice, qui récompenserait de balles et chevrotines les chorales nocturnes.

    La menace avait peu de chances de se réaliser, car les amateurs d’armes à feu n’étaient qu’une minorité dans Santa Soledad, qui préférait vendre ces objets dangereux à des pays étrangers, plutôt que d’en risquer la prolifération dans ses paisibles quartiers. 

    Il y avait un second problème. Si l’on ne pouvait reprocher à ces indésirables invités de ne payer ni taxes, ni loyers, l’on se devait de constater qu’ils souillaient, sans vergogne, toits et façades de leurs déjections jaunâtres. Il n’était pas rare non plus qu’un passant se sentît arrosé de fientes, parce que l’un de ces malpropres avait décidé de soulager ses boyaux, à ce moment et cet endroit, sans se préoccuper de savoir s’il allait agrémenter une veste, une robe ou même une chevelure d’une décoration superflue, ce qui, surtout pour des esprits réincarnés, manquait d’élégance et de raffinement. 

   Finalement, si les oiseaux persistaient à priver leurs hôtes du repos si durement gagné, ne faudrait-il pas les refouler vers des zones plus champêtres, où l’engeance maniaque de mélodies vivrait plus heureuse, dans des conditions plus appropriées à ses habitudes ?  

    Augusto Valle y Monte convoqua le Comité d’Assainissement Public.

   « Mesdames, Messieurs, commença Monsieur le Maire, vous savez tous quelle urgence nous force à nous réunir aujourd’hui. Nous ne saurions tolérer que l’insomnie devienne une plaie chronique. L’article ZYWX-QK- 38150 du règlement de vie communale stipule que le tapage nocturne est une infraction et que les contrevenants seront sévèrement punis, d’abord sous la forme d’amendes, ensuite par l’emprisonnement, mais nous ne sommes pas en présence d’humains, avec lesquels il serait possible de dialoguer.

    Sur le plan pharmaceutique, la crise est au paroxysme. Jamais auparavant le besoin de neuroleptiques n’avait été aussi criant. Que dis-je, « besoin » ! C’est la pénurie que nous traversons.    Je vous le demande, quelles sont vos propositions ? Comment pouvons-nous agir, efficacement et vite, pour que cela cesse et que les bras de Morphée puissent de nouveau nous bercer ? » 

    Autour de la table, les mines étaient froissées, grises ou jaunâtres, les paupières boursouflées, les lèvres s’écartaient en d’irrépressibles bâillements, au total la réflexion était devenue difficile, ardue, tant les neurones étaient engourdis. D’humeur professionnellement belliqueuse, Hector Escudo se lança dans la bataille :

    « Monsieur le Maire, en ma qualité de fabricant d’armes, je mets tout mon arsenal à la disposition de la Municipalité pour exterminer ces empêcheurs de dormir ! Aujourd’hui, je vous ai amenés deux de mes collaborateurs, Neil Armstrong et Ignacio Ganatiempo. Ils sont d’excellents tireurs et pourraient, en peu de temps, éliminer tant de ces chanteurs impénitents que les rescapés prendraient la fuite à tire- d’aile. 

    - Je suis désolé de devoir vous contredire, cher ami, annonça Luis Papelero, que sa chevaline épouse autorisait à prononcer deux ou trois paroles, mais j’aperçois un risque inhérent à votre suggestion.

    - Ah, oui ? Lequel, s’il vous plaît, s’enquit Hector Escudo, le sourcil froncé, guère habitué qu’il était à ce que l’on s’opposât à ses idées.

    - Je ne doute pas des qualités de tireurs de ces deux messieurs (disant cela, Luis Papelero inclina la tête en direction de l’ingénieur et du technicien) mais, outre que la riposte me semble disproportionnée, le risque de victimes humaines n’est pas exclu. Une balle se perd plus vite qu’elle ne trouve la cible, mais, sur sa trajectoire, elle peut rencontrer un être humain. Notre ville est généralement paisible. Gardons-nous de la transformer en une scène pour films de Peaux Rouges et de gardiens de vaches.

    - Très juste, l’approuva Guiseppe Mascara, dont le visage avait tant pâli qu’il se distinguait à peine de sa chevelure blanche, la violence n’est pas la réponse adaptée. D’accord, nous sommes victimes d’une sorte d’agression, mais l’usage du feu ne me paraîtrait indiqué qu’en dernier recours.

    - Alors, que diable proposez-vous donc, grommela Luciano Cazaladrones ? Ça ne peut pas durer pendant des semaines et des mois, tout de même !

   - Voilà le nœud du problème, indiqua Angel Pesar de la Cruz. Dans ses œuvres, le Seigneur n’avait pas prévu que les oiseaux chanteraient jour et nuit, sans jamais dormir. Cela n’est pas naturel.

    - Voulez-vous dire, Monseigneur, que le phénomène est surnaturel, le questionna Luis Papelero, malgré le regard lourd d’avertissements, comme le ciel peut l’être d’orages  de sa peu tendre épouse. 

    - L’habit que je porte m’oblige à la prudence, lorsqu’il s’agit d’employer ce terme, nuança l’archevêque, mais ne trouvez-vous pas qu’il y a matière à s’interroger ?  »

    Que la suprême autorité cléricale commençât d’évoquer l’hypothèse d’événements surnaturels ne pouvait en aucune façon redonner aux notables la sérénité que les nuits d’insomnie leur avaient ôtée. Il y eut, pendant quelques secondes, le silence gêné qui prévaut, lorsqu’une personne respectable et respectée vient de proférer une impropriété. Des regards inquiets furent  échangés. Monseigneur n’allait tout de même pas suivre le chemin délirant de son acolyte, désormais interné ?

    « Qu’entendez-vous par là, Monseigneur, lui demanda Augusto Valle y Monte, tandis que tremblotait frénétiquement le triple menton, devenu l’attribut  distinctif de l’auguste fonction de Maire.

    - Je ne suis pas ornithologue, et peut-être aucun de nous ne l’est, mais sans avoir des connaissances approfondies des oiseaux, nous savons tous que des oiseaux normaux dorment la nuit, comme nous autres humains, à l’exception des rapaces nocturnes bien sûr. Le comportement de ces perpétuels chanteurs n’avait jamais été observé dans notre ville, ni certainement ailleurs. Il n’est donc pas exagéré de dire qu’il est anormal, si vous répugnez à le qualifier de « surnaturel », mais réfléchissez bien à cela : si nous comprenons l’adjectif au sens premier, il nous dira « qui ne suit pas les règles de la nature ». Qu’en dites-vous, Monsieur le Conservateur et Monsieur le Président de l’Université ? »

    Les deux interpellés se consultèrent du regard, pour savoir lequel des deux répondrait le premier. Sous la table, le pied robustement chaussé d’Alejandra Papelero intima douloureusement à son soliveau de mari qu’il valait mieux qu’il se tût.

    « Allez y, mon cher ami, l’invita courtoisement Guiseppe Mascara, vous êtes plus que moi maître des mots.

    - Pas du tout, mon cher, je vous en prie, la préséance vous revient… euh… naturellement ! »

    Ce retour du mot « nature » divertit la sinistre assemblée. Même Alejandra Papelero permit à sa gaieté froide de s’exprimer, sous la forme d’un hennissement spasmodique, dont l’effet le plus visible était de lui secouer les épaules, comme si le rire était parti des omoplates et des clavicules.

    A l’opposé, celui dont le rire avait des qualités gigantesques, c’était William Quickbuck : l’envahissante flaccidité du propriétaire du supermarché déclenchait alors des cascades tonitruantes, dignes de comparaison avec les chutes de Niagara.

    Le contraste entre ces deux pôles du rire, l’un presque étranglé, poussif et maladif, et l’autre claironnant,  patronal et majestueux, déverrouilla toutes les formes de l’amusement et de  l’hilarité, chacun finissant par se divertir à la vue des visages soudainement transfigurés par l’intense exercice des muscles zygomatiques. Même Monseigneur Aangel Pesar de la Cruz, digne archevêque de la bonne ville de Santa Soledad, daigna laisser paraître, sur sa noble face d’ecclésiastique, le sourire indulgent du bon père, lorsque sa maisonnée vacille de joie.

    « Puisque vous y tenez, je ne vais pas faire attendre plus longtemps nos amis, annonça Guiseppe Mascara, qui n’était pas sans savoir que Luis Papelero ne parlait qu’autorisé par sa peu tendre moitié, laquelle physiquement présentait une masse osseuse et charnelle double de celle de l’homme. Oui, Monseigneur, je comprends parfaitement votre point de vue. Cette affaire n’est pas ordinaire du tout. »       

    Monsieur le Président de l’Université purement et durement technologique n’avait pas la réputation d’être l’un de ces farceurs ou songe-creux qui saupoudrent la réalité de sorcellerie. Non, Guiseppe Mascara se distinguait au contraire par l’affirmation et la pratique d’un rationalisme immaculé. Certes, l’expression qu’il avait choisie pour qualifier le retour des oiseaux et leur  chant perpétuel apportait un adoucissement rassurant, mais l’euphémisme n’était-il pas autre chose que l’approbation prudemment voilée de l’adjectif « surnaturel » ? Si l’une des plus belles têtes universitaires et pensantes de Santa Soledad désertait lâchement le parti de la raison et de l’objectivité, sur quelle pente traîtreusement savonneuse étions-nous en train de glisser ? William Quickbuck partit à la contre-attaque :   

    « - Guiseppe Mascara, vous m’inquiétez. Nous sommes tous fatigués. Les propos que je viens d’entendre confirment, s’il en était besoin, que nous devons au plus vite sortir de… cette volière !  »

    Un nouvel accès d’hilarité collective parcourut l’aréopage et traça, d’une personne à l’autre, le friselis contrasté de ses gammes. Monseigneur approuva la gaieté d’un sourire complaisant, mais Augusto Valle y Monte rappela sa troupe au nécessaire sérieux :

    « Mes amis, mes amis, je vous en prie, je comprends que vous ayez besoin de vous détendre, mais sachons garder la tête froide et tâchons d’élaborer ensemble la tactique pour sortir de cette crise aviaire.  »

    Alors que le Comité d’Assainissement  Public délibérait, une manifestation de dormeurs insomniaques se dirigeait vers l’Hôtel de Ville. En tête du cortège, deux hommes brandissaient une banderole portant l’inscription suivante :

    « Les chanteurs à la porte ! »

    Les femmes et les enfants s’étaient munis de casseroles et de louches, les secondes servant à marteler les premières à intervalles irréguliers. Le vacarme naissait sur le flanc droit du serpent humain, se répercutait sur le côté gauche, filait vers la tête, de là zigzaguait jusqu’à la queue, se taisait là où il avait commencé, imprévisible comme l’humeur des manifestants. Parfois, des cris de haine jaillissaient de ci, de là, lancés vers le ciel comme des flèches empoissonnées :

    « A mort, à mort les oiseaux ! Tuez les tous ! Des armes, nous voulons des armes ! Et des munitions ! Qu’on en finisse ! Dormir, nous voulons dormir ! Interdisez le chant ! A mort, à mort les volatiles ! Le Maire, nous voulons voir le Maire ! »

    Les manifestants s’arrêtèrent sous les fenêtres de la salle du Conseil.

    « Cette manifestation est-elle autorisée, demanda Eleneora Mascara.

    - Mais oui, madame, l’assura Luciano Cazaladrones. Croyez-vous que j’aurais permis qu’elle continue, si elle avait été interdite ? »    

    On frappa à la porte.

    « Entrez, permit le Maire. »    

    Aurora Carabiniero poussa le battant, pénétra dans la salle du Conseil et se dirigea vers le patron du lieu. Devant elle, avec elle, autour d’elle, dans le sillage de sa robe, entra le parfum qui signalait sa présence ostensiblement féminine, à tel point que, pour ceux chez qui l’odorat n’était pas le dernier des cinq sens, l’approche d’Aurora était détectable à ce seul signal. Si vous ajoutiez à cela le claquement affairé, affûté, de ses talons, le flottement et le froufrou de sa tenue vestimentaire, même vue de dos, la mince et l’élégante silhouette était aussitôt identifiable comme celle de Mme Carabiniero, l’appétissante mais fidèle épouse de l’inspecteur. Felipe se trouvait là, près de son supérieur hiérarchique à la canine allure. Le mari admira, pour la énième fois de sa vie, la beauté innocemment provocante de celle qui lui était aussi chère que la prunelle de ses yeux. Les regards d’excellente appréciation des hommes présents le flattèrent au plus profond de la personnalité masculine, la fatuité, l’un des défauts les mieux partagés du monde. Même Monseigneur ne parut pas insensible au charme de la secrétaire. Une étincelle pétilla dans son regard, d’habitude parfaitement sous l’impitoyable contrôle du devoir de dignité.

    « Madame, dit-il en se levant, permettez que je vous présente mes hommages.

    - Oh, Monseigneur, vous êtes trop bon, car je ne mérite pas tant d’égards. Monsieur le Maire, veuillez m’excuser pour l’interruption, mais les manifestants vous réclament. Ils veulent que vous les assuriez de votre présence aux commandes. Certains crient déjà que le navire dérive sans capitaine… Pour l’instant, la police réussit à contenir la population, mais il y a des forcenés qui voudraient envahir la Mairie. Dans les rues adjacentes, nos agents se sont battus contre des groupuscules extrémistes, des provocateurs, des casseurs et des émeutiers de tous poils. Si vous ne  calmez pas la foule, le service d’ordre sera débordé. Les plus dangereux individus peuvent entrer ici dans le quart d’heure qui suit. »

    L’avertissement glaça la réunion. Tous les regards se braquèrent en direction du cacique, mais heureusement pour  l’opulente personne, aucune de ces paires d’yeux n’était devenue pistolets.

    « Bien, Mme Carabiniero, je vous remercie de m’avoir averti. Je vais me montrer au balcon et m’adresser à nos administrés. »

    Aurora sortit de la Salle du Conseil, entraînant derrière elle la majeure partie de son parfum, mais en laissa suffisamment flotter autour de la table pour donner ce brin d’ivresse qui permet, un court moment, d’oublier jusqu’au danger.

    « Commissaire, je ne comprends pas ce qui se passe       . Vous m’aviez assuré que le service d’ordre serait infaillible. 

    - J’en suis désolé, Monsieur le Maire, s’aplatit Cazaladrones, qui s’apparenta davantage au basset qu’au bouledogue, mais toutes les informations nécessaires ne m’ont certainement pas été communiquées, sinon j’aurais agi avec encore plus de fermeté. Voulez-vous que je donne l’ordre de lancer le gaz lacrymogène, d’abattre les matraques et de lâcher les chiens démuselés ?     

    - Non, attendez que j’intervienne d’abord. Si mon allocution ne les rassérène pas, il sera toujours temps d’user de vos subtils arguments. »

    La rumeur,  les clameurs, le tumulte en pleine culbute, les protestations de la passion, les menaces pugnaces et les dures injures, tout cela s’élevait jusqu’aux fenêtres de la salle aux vastes dimensions, haute de plafond, longue à souhait, large à plaisir, puisqu’elle contenait tant de considérables personnages. Vraiment, pour Augusto Valle y Monte, Maire démocratiquement élu de la laborieuse ville de Santa Soledad, il était temps de se montrer. Courageusement, le Maire ouvrit la porte-fenêtre, sortit sur le balcon, où son officielle bedaine condescendit à s’exposer à l’admiration de ses administrés. De la main gauche, Augusto s’appuya sur la balustrade de faux marbre, tandis qu’il élevait la droite, paume tournée vers la foule, à la hauteur de son visage, pour intimer le calme.

    Peu à peu, le silence gagna les groupes, se propagea, se répandit comme un philtre apaisant, à telle enseigne que, même dans les gorges des plus virulents braillards, la clameur se cailla. 

    Le ventre doué de parole s’exprima en termes rassurants à la foule des plaignants :

    « Mes chères électrices, mes chers électeurs, le Comité d’Assainissement Public a bien entendu la requête populaire, dont nous ne pouvons pas ne pas reconnaître le bien-fondé, puisque nous subissons la même gêne que vous. Nous nous accordons tous pour affirmer que cette situation d’insomnie chronique est intolérable et deviendrait, si elle devait se prolonger, préjudiciable à notre communauté de travailleurs. Nous allons réagir avec la plus grande vigueur, je vous le promets. »

    A ce point, qu’il ne voulait  pas final, Augusto Valle y Monte voit un homme de grande taille, décharné, le nez aquilin, le crâne semblable à un œuf d’autruche, qui fend la foule ; pour cela, l’énergumène assène de droite et de gauche  les coups de coudes, bouscule les uns, écrase les pieds des autres, insoucieux, irrespectueux du prochain pourtant si proche.

    « Laissez-moi passer, hurle-t-il, je veux parler à Monsieur le Maire, il faut absolument que je lui parle, c’est une question de mort ou de vie, de sommeil ou d’insomnie,  pour vous autres, l’ethnie des Laborieux ! »

    L’élu local se tourna vers l’équipe de réflexion pour l’action :

    « Qui est ce forcené, Messieurs de la Police ? »

    Le Commissaire et l’inspecteur se levèrent comme un seul homme, à la même seconde, malgré leurs différences de taille et de corpulence. Vers la porte-fenêtre, ils bondirent :

    « C’est Steve Birdwatcher, Monsieur le Maire, l’ornithologue devenu clochard, qui prétend pouvoir traduire le chant des oiseaux en langage humain, expliqua Luciano Cazaladrones.

    - Oui, Monsieur le Maire, je l’ai surveillé durant quelques semaines. Il est toqué, mais pas dangereux.

    - A votre avis, que me veut-il ?

 - Je n’en ai pas la moindre idée, Monsieur le Maire. Je présume qu’il veut vous proposer une solution farfelue.

    - Au point où nous en sommes, je suis prêt à écouter tout le monde. Qu’il entre. Nous allons le recevoir. » 

 

 

 

18/05/2022

36 Le retour des oiseaux

                                                               36 Le retour des oiseaux

 

   Dans les quatre à cinq jours qui ont suivi l’engloutissement, nous avons tous remarqué une bizarrerie : le retour des oiseaux. C’est Petrov qui nous l’a signalé le premier, car il était sorti pour se promener dans le Parc Julio Bravo et le long du Rio Sangriento. Teresa et Paolo fignolaient leurs œuvres, chacun étant trop absorbé pour même entendre les bruits venus de l’extérieur. Marteau et ciseau en main, Paolo luttait contre la pierre, tandis que Teresa chantonnait, tout en préparant ses couleurs. Elena répétait ses partitions à l’étage, et je pianotais sur le clavier de mon ordinateur dans une autre pièce. Nous, les cinq survivants, avions décidé de passer quelques jours ensemble, afin de partager le deuil de nos malheureux amis. A midi, Petrov ouvrit la porte et lança : « Les oiseaux sont revenus ! Ils arrivent par vagues, par centaines, par milliers ! C’est à peine croyable ! Quoi ? Vous ne vous en êtes pas même rendu compte ? Ah, bande d’artistes ! Ouvrez vos yeux et vos oreilles ! » Nous eûmes un peu honte de notre extrême distraction, laquelle résultait en fait d’une concentration extrême. Aucun d’entre nous n’avait vu, ni entendu le phénomène, car l’intensité avec laquelle nous vivions ces heures nous rendait aveugles et sourds à tout ce qui provenait du dehors. « Il a raison, Elena, cria Teresa, regarde, dans les arbres du jardin, il y en a des dizaines ! - C’est étrange, murmura Paolo, ils avaient quitté Santa Soledad après notre départ, ils reviennent après la mort de nos compagnons… Qu’est-ce que ça peut bien signifier ? - Voyons, l’apostropha Petrov, tu ne vas pas te mettre à chercher des significations dans tout ce qui se produit ! - Pourquoi pas, ai-je dit. Ces déplacements ne sont pas banals. Mes amis, voici le fond de ma pensée : le gouffre et la destruction du phalanstère préludent à d’autres événements, dont la terrifiante succession s’inscrit dans la prophétie des Maztayakaw. - Tu ne penses pas sérieusement qu’il faut accorder du crédit à ces menaces, vieilles de plusieurs millénaires, m’a objecté Petrov. - Plus j’étudie les tablettes, et plus je suis troublé par la coïncidence de faits réels avec la prophétie. Croyez-moi, nous n’en avons pas fini avec Ardhor. Le dieu solaire nous guette… » Si Mark Mywords s’interrogeait quant à la signification du retour des oiseaux, à la plupart des gens le fait n’apparut d’abord que comme une coîncidence, permettant tout au plus de présumer que les chanteurs ailés s’étaient si bien accoutumés à la présence de l’homme que son absence lui était devenue intolérable. D’un autre point de vue, il n’était pas déraisonnable d’affirmer que le secteur environnant la Edad del Sol était devenu, pour les oiseaux granivores et insectivores, trop dangereux depuis l’invasion des rapaces. Au total, la réinstallation des oiseaux dans Santa Soledad n’intéressa que très peu de laborieux. Néanmoins, les plus observateurs (probablement ceux dont la sensibilité n’avait pas été totalement atrophiée à force de trivialités) notèrent que cette nouvelle génération d’oiseaux arborait des plumages plus éblouissants que ceux de la précédente et que ses chants résonnaient avec une vigueur accrue, enfin que leurs mélodies s’étaient considérablement embellies. Dolores Valle y Monte, Carla Curatodo, Maria Hazacan et Luis Papelero furent de ceux-là. C’est dire que des personnes des deux sexes, dans des professions différentes, notèrent aussitôt cette évolution. Les maris écoutèrent les épouses avec attention, mais sans les croire vraiment, car ils pensèrent que le temps avait effacé de leur mémoire les couleurs des plumages et les chants, si bien qu’ils leur semblaient soudainement plus beaux, plus harmonieux. Ces impressions étaient sans fondement matériel. La désaccoutumance faussait la perspective. Alejandra Papelero ne dissimula pas sa goguenardise : « Qu’est-ce qui te prend, Luis ? Tu ne vas tout de même te mettre à poétiser ? Ces volatiles n’ont rien de plus que ceux qui ont fui avec les artistes, il y a un an. Il y a mieux à faire qu’à s’extasier ! Nous avons des piles de livres à enregistrer, sur tous les sujets profitables ! Les entrepreneurs et les investisseurs veulent que la population soit bien formée, pour être toujours plus efficace. Alors, excuse-moi, mais perdre du temps à regarder les oiseaux, c’est ridicule, c’est niais ! » Le triste Luis enfonça la tête dans les épaules, recula devant sa jument qui se cabrait, et se réfugia dans sa niche, c’est-à-dire le bureau de Conservateur de la Bibliothèque. Il y serait à l’abri des invectives méprisantes. Réel ou non, l’embellissement des oiseaux ne suscita, chez la plupart des habitants, qu’une cécité accompagnée d’une surdité sans appel. De rares originaux qui, à l’écoute et la vue des merveilles volantes, s’émerveillèrent en public et sans retenue, reprochèrent à leurs concitoyens leur insensibilité. En retour, l’admiration enthousiaste valut aux personnes irréfléchies l’accusation non moins grave d’être la proie consentante d’hallucinations. On dut, cependant, se résigner au fait que ces « revenants » ne ressembleraient pas à leurs prédécesseurs, car, dès la première nuit, un événement inouï bouleversa même les plus prosaïques des esprits. Les oiseaux donnèrent un concert nocturne que rien, ni les cris courroucés, ni les jets de pierre, ne parvint à interrompre. Les emplumés s’entêtèrent, sans que l’on sût pourquoi, à chanter du crépuscule jusqu’à l’aube, empêchant ainsi les malheureux travailleurs d’aborder le hâvre du sommeil. Neil Steelband et Ignacio Ganatiempo se téléphonèrent à minuit : « Salut, Ignacio ! Evidemment, tu ne peux pas fermer l’oeil non plus ! - Hélas, quel raffut ! Si ça dure toute la nuit, nous n’allons pas être frais demain matin. Comment pourrrions-nous les obliger à se taire ? - A coups de volée de plombs ! - Tu crois vraiment qu’il faut en arriver là ? Cazaladrones ne nous féliciterait pas. - Essayons toujours ! Bien sûr, il ne faut tirer que dans les feuillages, pour ne pas risquer de blesser des passants. - D’accord, je vais sortir le flingue. » Les deux hommes se postèrent, chacun à sa fenêtre, et criblèrent de chevrotines les arbres les plus proches. Des centaines de feuilles tombèrent, quelques oiseaux furent tués, mais presque tous allèrent chanter plus loin, ou plus haut, sur des toits que les deux Nemrod n’osèrent mitrailler. De l’insomnie généralisée, il résulta que, à l’heure sacrée de l’embauche, les yeux étaient rougis, les chevelures hirsutes, les barbes mal rasées, les joues parcourues d’estafilades causées par les rasoirs, ou les visages mal maquillés. Le baromètre de l’humeur indiquait « Pluies et vents » ; et les laborieux de grogner, geindre, gémir et ronchonner à cause de vétilles que personne, d’habitude, n’aurait pris la peine de relever. Quelles mouches, porteuses de substances hallucinogènes, avaient donc gobé les oiseaux pour déroger, d’une façon si intempestive, aux instincts primordiaux ? « Même Petrov, qui de nous cinq connaît le mieux les oiseaux, même lui dit que leur comportement actuel est incompréhensible. Au cours de ces nombreux voyages, Mark n’a jamais vu cela nulle part. Malgré l’interminable sérénade qu’ils nous ont donnée, aujourd’hui, les chanteurs ne manifestent pas de symptôme de fatigue. Ils continuent de nidifier, pondre, couver et chasser, comme si, la nuit dernière, ils s’étaient reposés. Nous pouvons espérer que la nuit prochaine, les oiseaux seront si épuisés qu’ils se tairont. Alors, nous jouirons d’un sommeil doublement mérité par vingt-quatre heures de veille. Je dois avouer que, même nous, les deux musiciens, avons trouvé la plaisanterie un peu trop forte. Las de nous tourner de droite et de gauche, nous nous sommes levés. Chacun s’est mis à pratiquer son art jusqu’à l’aube. Mark soupçonne ses pages nocturnes de n’être pas à la hauteur de ce qu’il exige de lui-même. Il n’a pas pour habitude d’écrire en pleine nuit, car, dit-il, son tempérament est trop solaire pour s’accommoder de la clinquante électricité. De même, Teresa préfère peindre à la lumière naturelle. Le Parc est son atelier de dilection ; l’un de ses thèmes favoris, c’est la misère animale, présentée comme une délectable curiosité, mais elle s’inspire aussi de la végétation, des arbres vertigineux, de la moite, de l’étouffante serre, des promeneurs, de leurs mimiques et leurs grimaces, des mille scènes qu’y déroulent leurs venues et allées. Petrov et Paolo semblaient moins gênés que nous par la veille imposée. A deux heures du matin, les Casagrande se sont levés les premiers. Mark et moi avions joué de nos corps selon des partitions qu’écrivaient nos mains, nos bouches et nos sexes, avec une virtuosité que le récent cataclysme a décuplée. La certitude d’avoir échappé de si peu à la mort nous a rendu chaque instant de notre amour plus précieux encore. Nous avons préparé du café, partagé une collation, puis chacun a essayé de produire de son côté, le mieux ou le moins mal qu’il le pouvait. Je me suis efforcée d’extraire du violon des chants qui s’accorderaient avec l’étrangeté de la veillée créative forcée. Je voulais que l’archet fasse vibrer les cordes d’une façon si mélodieuse que les oiseaux envieraient la beauté de ce chant artificiel et que, se sachant surpassés, ils se tairaient, mais je n’ai certainement pas réussi, puisque ma ruse n’a pas fonctionné. A l’aube, nous avons repris du café, mangé quelques tartines, puis nous sommes allés nous promener sur les berges du Rio Sangriento. Sous les rayons du soleil levant, les eaux ne nous parurent pas moins sanglantes qu’au ponant. Le carnet à dessin ouvert sur ses genoux, Teresa s’est installée là un moment, assise sur le banc de pierre le plus proche du fleuve, pour saisir les miroitements, l’instable géographie des courants, remous et tourbillons. Nous avons vu un aigle survoler le Rio Sangriento. Les passages de rapaces dans la ville sont rarissimes. Nous nous en sommes étonnés, sauf Mark. Il a dit : « Quelque chose est irrémédiablement brisé dans Santa Soledad. Il faudrait plus souvent écouter la parole des fous, qui parfois ont plus de raison que les gens raisonnables. Ce Domingo Malaespina, tout illuminé qu’il est, n’a peut-être pas tort. La prophétie des Maztayakaw est en marche. Plus rien ne l’arrêtera. » Nous ne savions s’il nous parlait, ou s’il ne s’adressait qu’à lui-même. Mark traverse parfois des zones visionnaires, depuis lesquelles il nous envoie des messages cryptés. Dans ces cas là, mieux vaut ne pas l’interroger. Son regard est dirigé vers une réalité intérieure, de lui seul visible, de lui seul connue. Nous respectons ses accès mystérieux, car ils conditionnent pour une part décisive sa créativité d’écrivain. Les trois hommes sont rentrés à la maison, tandis que je restais avec Teresa. Des propriétaires de chiens, qui promenaient soit le molosse, soit le toutou, pour l’inévitable besoin matinal, nous ont regardées comme si nous avions été deux extra terrestres. Deux femmes seules, à sept heures du matin, et, comble de la bizarrerie, l’une d’elles dessinant, voilà qui dépassait leur compréhension. Fatiguées, nous sommes aussi revenues vers la maison. Nous n’avions guère d’entrain. Par moments, au cours de la journée, le sommeil nous a emportées dans des flots rouges, où nageaient des vautours et des aigles, la tête hors de l’eau, à la poursuite des notables embarqués sur un radeau ballotté par les courants, remous et tourbillons. »

11/05/2022

35 Innocence ou culpabilité ?

 

35 Innocence ou culpabilité ?

 

   

    Dans les jours qui suivirent, toujours à l’aide de jumelles dirigées vers le village des damnés, les citadins évaluèrent les conséquences, tangibles et indélébiles, de la catastrophe sur les paysages. Si toutefois elle y réussissait, la nature mettrait des années à réparer les dommages.

    Les plus scrupuleux, qui avaient averti leurs concitoyens des risques encourus, s’ils n’exultèrent pas, ne purent s’empêcher de triompher amèrement. N’avaient-ils pas prévenu chacun, et plus particulièrement le service chargé des problèmes de sécurité, des dangers que présentait la zone choisie pour l’exil des artistes ? Pourquoi ne les avait-on écoutés que d’une oreille condescendante, tel l’adulte qui répond au hasard par d’insignifiants monosyllabes au babillage du bambin, sous prétexte que le jeune âge de l’interlocuteur justifierait l’inattention ?      

    A ces accusations les autorités objectèrent que les sinistrés avaient toujours été libres de déplacer roulottes et caravanes à volonté, précaution qu’ils avaient prise peut-être un peu trop tardivement. Avaient-ils suffisamment mesuré l’ampleur du péril ? Avaient-ils assez réfléchi aux mesures à réaliser ? Il était probable que non. Leur esprit s’occupait trop de fumeuses créations pour aborder les problèmes réels de façon décisive. Puis, il était injuste de taxer le pouvoir local d’indifférence, puisque des négociations avaient commencé, juste avant la catastrophe, en vue de l’éventuelle réintégration des exclus. D’accord, il était déjà trop tard, mais la Municipalité s’était montrée ouverte au dialogue. 

    Le point de vue officiel domina sans peine, et les travailleurs consciencieux furent préservés du remords potentiel, perturbateur du sommeil. Cela n’épargna pas aux âmes réputées trop sensibles le cuisant ressassement de la culpabilité, qui brûle l’esprit comme les orties brûlent les mains.

    Ainsi, par exemple, le Commissaire et l’archevêque se situaient aux antipodes l’un de l’autre, à propos de cette question. Luciano Cazaladrones, approuvé en cela par son épouse, ne voyait pas de sang sur ses mains. Oui, comme tant d’autres, ils avaient voté pour la séparation des deux ethnies, mais pas une seconde ils n’avaient envisagé le pire. La solution d’éloignement du phalanstère leur semblait la plus réaliste, la plus conforme aux vœux des deux communautés, comme devant favoriser le bonheur et l’épanouissement de tous. Allait-on sottement accuser les notables de Santa Soledad d’avoir creusé le gouffre et d’avoir déclenché le déchaînement final ? Allait-on exiger que les autorités prévissent l’imprévisible ? La mort subite et tragique de cinq cents personnes était, indubitablement, hautement regrettable, mais nul, ici, n’en était responsable, ni par conséquent coupable.

    Pensée que Cazaladrones n’aurait osé formuler à haute voix, mais la certitude de n’avoir plus à résoudre des casse-tête résultant de la fainéantise des artistes le soulagea d’un poids qu’il ne se serait plus senti la force de supporter. La lutte contre le crime, organisé ou non, ainsi se définissait sa tâche ; des individus enfreignaient la loi, donc ils devaient être punis. La chose était claire, même si l’on avançait dans l’obscurité des bas-fonds. A l’opposé, les différends, les heurts et conflits dans les usines et les bureaux, par la faute d’une poignée de rêveurs, avec les interminables polémiques ainsi suscitées, tout cela n’était pas de son ressort. Les circonstances l’avaient forcé à s’en occuper, mais il ne l’avait fait qu’à contrecoeur, en sa qualité de principal représentant de l’ordre public, après Monsieur le Maire, bien sûr.

    Angel Pesar de la Cruz concevait les choses d’une tout autre manière. A l’occasion de l’Assemblée, l’archevêque s’était abstenu, car, à ce moment-là, il tenait que le ministre de Dieu se devait de garder la neutralité. La question était politique ; afin de ne pas trahir sa vocation, l’Eglise se devait de ne pas intervenir dans le débat. Parmi les artistes, il est vrai que l’on dénombrait, plus que parmi les laborieux, des gens aux mœurs douteuses, voire dissolues. Ces libertins ne venaient pas, le dimanche, écouter le sermon de Monseigneur, mais, précisément, c’étaient là des raisons pour tenter de les gagner à la cause de Jésus Christ. Angel Pesar de la Cruz restait fidèle aux prosélytisme traditionnel de l’Eglise. Il fallait porter la Bonne Nouvelle, dans tous les foyers qui l’ignoraient encore.

    Le prélat se reprochait de n’avoir pas pris parti contre l’exil des artistes. S’il était devenu l’avocat de l’insertion, certes il eût été suivi. Sa parole était écoutée, donc avait du poids. Du moins voulait-il s’en persuader, choisissant d’oublier que l’écoute n’est souvent que très superficielle, et que les résistances obstinées aux arguments adverses annulent la force des meilleures argumentations.

     La blessure était si fraîche que le prélat ne pouvait déjà considérer les choses avec détachement. Aussi se disait-il que, peut-être la force de sa voix eût permis à la balance électorale de pencher en faveur des artistes. Monseigneur s’accusait lui-même d’avoir failli à son devoir de chrétien. Le sentiment de culpabilité, la honte d’avoir trempé, même par omission,  dans une tragédie, le tourmentaient, le poursuivaient jour et nuit. Ce drame de la conscience le fit envisager les plus sévères des pénitences.

      De plus, Angel Pesar de la Cruz regrettait la perte de son secrétaire particulier. Pour ce qui concernait Domingo Malaespina, l’archevêque se reprocha d’avoir manqué de discernement et de fermeté. Les mœurs du jeune prêtre n’étaient pas douteuses, mais scandaleuses. Luciano Cazaladrones et Felipe Carabiniero avaient enquêté à son sujet. Isabel Amapola, et les enfants de chœur, avaient été interrogés. On avait trouvé de nombreux témoins à charge, au bar « Le vol du condor ». A n’en pas douter, Domingo Malaespina se laissait gouverner par son vice, en tartuffe selon Angel Pesar de la Cruz, sur le mode de la schyzophrénie, selon le Dr Arturo Curatodo, que la Doctoresse Eleneora Mascara ne contredisait pas.       

    Que s’était-il réellement passé entre le prêtre homosexuel et les enfants de chœur ? Interrogés à ce sujet, les garçonnets firent des dépositions très contradictoires, parmi lesquelles même le plus pointilleux des policiers, le plus sourcilleux des psychiatres, eurent du mal é démêler le vrai du faux. Quelques familles portèrent plainte pour abus sexuel, mais rien ne fut prouvé, ni en faveur de Domingo, ni contre lui. Le dossier fut classé « Insoluble ». 

    Les plus hostiles aux disparus, tels William et Jane Quickbuck, ainsi que Hector et Pilar E     scudo,   conclurent même que le Destin, par souci d’équité, avait sanctionné l’inutilité de ces existences vouées à l’accomplissement de gageures. Entretenir des regrets eût été suspect, car cela aurait constitué l’amorce d’une complicité avec les parasites. Ces deux couples étaient influents. Ils essaimèrent  leur interprétation du drame dans tous les services de leurs entreprises,  la colportèrent dans la ville, si bien qu’elle fut reprise et devint l’acte de foi de Neil Steelband et d’Ignacio Ganatiempo, de Lucas et Josefina Obrero, puis de la paisible  majorité de Santa Soledad.

    Les chefs savaient de quoi ils parlaient. Du haut de leurs postes directoriaux, ne voyaient-ils pas tout ? Les plus infimes mouvements ne pouvaient échapper à leur vigilance. De plus, ils connaissaient les besoins des entreprises, savaient déterminer ce qui les développait, mais aussi ce qui leur nuisait. D’eux dépendait les emplois, les revenus, le bien-être matériel, fors lesquels rien n’est possible ni pensable.     Aussi, la plupart des gens se réfugièrent à l’abri du paravent de la bonne conscience et l’affaire, comme les « prétendus créateurs », fut ensevelie au tréfonds d’un second abîme, que certains nommèrent mauvaise foi.