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20/03/2022

31 Les deux ethnies

31 Les deux ethnies

 

     « Souvent  Elena me l’a dit : pour les Laborieux,  en général,  le plaisir authentique demeure inabordable.  J’eus l’occasion, au cours de soirées passées au « Vol du condor » et dans d’autres lieux de divertissements,   de vérifier l’exactitude de l’assertion. La plupart d’entre eux prononcent le mot « Labeur » avec une pâteuse componction, qui leur gonfle les joues, comme s’ils mâchaient cette infecte colle sucrée vendue sous la forme de lamelles empaquetées, qui transforme ses adeptes en autant de hamsters grotesques.

    Lorsque parfois les laborieux dansent, ils le font avec mollesse, car le rythme n’est pour eux qu’une creuse abstraction. S’il leur arrive de chanter, ils ne l’osent que du bout des lèvres et n’agitent qu’à peine leurs cordes vocales, comme à contrecoeur, parce qu’ils craindraient de se ridiculiser, s’ils manifestaient un véritable enthousiasme. Même nombreux, ils ne parviennent à produire qu’un sinistre murmure.

    Jusque dans le rôle de spectateurs, ils savent demeurer admirablement tièdes, et n’applaudissent qu’avec parcimonie. Peut-être économisent-ils les restes de leur énergie, souvent dilapidée en conflits personnels ayant pour enjeu le pouvoir. En effet, plus encore que les charges habituelles de leurs emplois, c’est la difficulté de vivre les uns avec les autres qui fatigue les esprits, donc aussi les corps.

    Pour toutes ces raisons, les artistes n’ont pu former, dans la ville industrielle et commerçante, qu’une honteuse exception qui préféra dissimuler ses peu lucratifs mirages. A leurs conclaves tenus  secrets, les profanes n’étaient pas invités ni ne désiraient l’être. Si, malgré la forte indifférence, voire l’hostilité, l’un de ces originaux s’avisait de déclarer sa pensée ou d’exhiber le résultat de ses élucubrations, les laborieux le traitaient de dérangé ou pire encore de dérangeur, qu’il faudrait bâillonner.

    Cette précaution ne sera plus nécessaire. Parqués, certes, nous le sommes, et je n’idéaliserai pas le phalanstère ; les conflits personnels s’y produisent, mais moins fréquemment qu’à Santa Soledad, car ici, à la Edad del Sol, chacun réalise librement les potentialités créatives que bridait l’existence trop policée.

    Même pour l’écrivain trop connu que j’étais, astreint à la tartufferie médiatique, cette pantalonnade où des polichinelles prétendent tout dire alors qu’ils taisent l’essentiel, je me sens libéré, baigné, purifiés que nous le sommes par ce bain de lumière qu’est la solidarité.  

    Depuis notre  exode à nous, créateurs de rêves, si j’en crois la feuille de chou locale que parfois je grignote (n’étant pas lapin, le chou n’est pas mon aliment préféré)  les autorités n’ont plus à déplorer les contretemps, les inexactitudes ni les erreurs imputables au comportement artistique ; il s’ensuit que l’existence s’organise selon les règles d’une efficacité accrue. Les citoyens sérieux saluèrent l’expulsion de nos encombrantes personnalités comme un très faste événement, au cours de l’histoire de Santa Soledad. 

    Régulièrement, le premier vendredi de chaque mois, il me faut retourner dans la ville, afin d’y faire valider mon passeport. Si je manquais à cette obligation, je serais expulsé de la Confédération et séparé d’Elena. Nous parlons peu de l’avenir. Le sujet nous angoisse-t-il ? Ma compagne se  sent si solidaire de la nouvelle  communauté qu’elle n’envisagerait pas sans remords de la quitter. Ce très louable scrupule, je peux le  comprendre, mais il me serait malaisé, voire impossible, de m’installer définitivement à la Edad del Sol. Mon éditeur s’impatiente parfois, trouve que l’absence n’a déjà que trop duré, même si l’expérience du phalanstère est intéressante à décrire et conter. Il craint que je ne devienne l’un de ces artistes marginaux, dont la voix ne se fait pas entendre au-delà des limites du phalanstère, donc auteur sans avenir. Au vu des ébauches que je lui  ai envoyées, il n’est pas non plus persuadé de la fermeté de mon projet, qui lui paraît mal défini.

   

    «  Mon cher Mark Mywords,

    Vous avez commencé ce roman comme un récit de voyage, presque comme un guide touristique. Au cours des pages, cela s’est transformé en une légende archaïque et prophétique,  une étude sociale au versant économique marqué, un roman de mœurs et des passions humaines, en particulier sexuelles, une fiction politique doublée d’une utopie, une histoire d’amour teintée de romantisme mais non exempte d’érotisme, sans parler de vos tentations d’essayiste, vos incursions dans la psychologie et la philosophie. Alors, Mark Mywords, arrêtez de tergiverser ! Choisissez la catégorie de votre tapuscrit clairement et une fois pour toutes, au lieu de nous donner des sueurs froides !

    Croyez-vous que nos lecteurs aient du temps à perdre avec vos embrouilles ? Vraiment, je ne vous comprends plus. Jusqu’à récemment, vous étiez un auteur sérieux, vous nous fournissiez des écrits facilement classifiables, tandis que ça, c’est de la ratatouille de cantine, de la bouillabaisse de gargote ! Parce que vous y mêlez toutes les saveurs possibles, le lecteur ne sait plus ce qu’il est en train de consommer.

    Si vous ne me clarifiez pas ce fatras, je vous l’écris tout net, vous irez chercher un autre éditeur. Je n’aime pas qu’on se moque de moi.

     A bon lecteur, salut ! »

   

    J’ai montré la lettre aux termes sans concession à ma violoniste, qui trouve que le chef d’orchestre se montre plus dictatorial qu’éditorial.

    « Par ailleurs, Mark,  peux-tu te permettre de te brouiller avec lui, avant d’avoir trouvé un autre éditeur ? Nous avons besoin de tes droits d’auteur. »

    Elle a partiellement raison. Ma fortune est  telle que j’ai pu me permettre de financer pour un quart la création du phalanstère. Ce don sera défalqué du total de mes revenus, dans ma prochaine déclaration.

    Avant de me fâcher définitivement avec « fabricant de bouquins », il vaut mieux que j’en trouve un autre, moins borné, qui ne s’effraiera pas du mélange des genres. Cela ne devrait pas être difficile, car mon pseudonyme sert de marque. Les lecteurs achètent mes livres sans même lire la première ligne, tout au plus après avoir parcouru le commentaire imprimé en quatrième de couverture, dixit les libraires.

    « Mark Mywords «  serait devenu un label de qualité ! Je n’en tire pas pour conséquence que je pourrais écrire n’importe quoi, n’importe comment, sur n’importe quel sujet, sans que les lecteurs s’en rendent compte. Il ne faut pas se moquer de son public, mais si je lui sers de la tambouille ou du frichti, je m’arrangerai pour que ce plat soit comestible, n’en déplaise à Monsieur l’Editeur…           

    Lorsque je retourne dans Santa Soledad, je revois le Commissaire Luciano Cazaladrones.  Dire qu’il m’est devenu sympathique serait un peu exagéré, mais il ne m’est plus aussi antipathique à présent qu’au début de ce séjour. Après tout, cet homme joue le rôle qui lui est assigné, honnêtement, avec la rigueur nécessaire. Comment, au nom de qui, de quoi, le lui reprocherais-je ?

    Cazaladrones s’est même humanisé à mon égard, depuis que je ne lui apparais plus comme le saboteur de service. De mon côté, je ne sens plus peser sur moi la surveillance qui me rendait l’atmosphère de Santa Soledad difficilement respirable. Je crois bien avoir vu, dans les couloirs du Commissariat, le type qui me suivait, une espèce de fouine aux couleurs d’ectoplasme. 

    Quelquefois, Elena m’accompagne en ville, pour y faire des emplettes féminines. A l’une de ces occasions, nous avons vu ce poulet aux allures de fouine au bras d’une superbe faisane. Ils sortaient ensemble d’une brasserie, vers quatorze heures. Nous avions comme l’impression d’avoir déjà vu la dame, mais nous ne nous souvenions plus dans quelles circonstances. Isabel Amapola, qui vient parfois jusqu’au phalanstère, nous a révélé que l’homme s’appelle Felipe Carabiniero, inspecteur de police, et la femme Aurora, secrétaire de Augusto Valle y Monte. C’est alors que nous nous sommes distinctement rappelés d’avoir vu Mme Carabiniero lors de l’assemblée finale, où fut prise la décision de séparation des deux ethnies.     

    Isabel Amapola insistait pour qu’Elena vînt la voir danser un soir, au bar nommé « Le vol du condor ». Je jugeais l’endroit mal famé, pour une honnête fille comme Elena, mais elle s’est laissée persuader par Isabel.

    L’un de ces vendredi policiers, administratifs et commerciaux,  nous avons dîné dans une auberge, réputée pour la haute qualité de sa cuisine, puis nous avons franchi le seuil du bouge. Isabel n’était pas encore sur la scène. Elle nous a reçus très aimablement. Ses attentions durent provoquer de la jalousie parmi la gent homosexuelle, qui tournoie dans le sillage des jupes de gitane, comme les bourdons à la recherche de la reine des abeilles.

    Au cours de cette soirée, j’eus l’occasion de présenter Neil Steelband et Ignacio Ganatiempo à la magnifique Elena. J’ai détecté, dans le regard des deux célibataires coureurs de jupons faciles, l’envie causée par une belle robe beaucoup moins facile.  Nous avons échangé les nouvelles concernant les deux communautés, comme si nous vivions à l’étranger, très loin d’ici. Santa Soledad, ses indigènes et son mode de fonctionnement nous paraissent à présent si bizarrement exotiques et lointains que, même pour ceux d’entre nous qui toujours y vécurent, l’improbable hypothèse d’un retour nous semblerait cauchemardesque.

    Après le numéro de castagnettes et de flamenco, nous sommes allés féliciter Isabel dans sa loge. Nous n’y étions que depuis deux ou trois minutes, lorsque l’on a frappé à la porte. Isabel a demandé :

    « C’est toi, Domingo ? »

    Oui, c’était lui, le jeune prêtre, mais sans la soutane ni même la plus petite des croix. Quand il nous a vus, il a sursauté. Il était affolé, s’apprêtait à fuir, mais Isabel l’a retenu :

    « Reste avec nous, Domingo, tu n’as rien à craindre d’eux. Ils ne te vendront pas. Entre, mon chéri, assieds-toi pendant que je finis de me changer. »

    Je n’étais guère moins gêné que l’amant d’Isabel. Malgré moi, je remettais la soutane sur ce jeune corps de lutteur. Lui devait revoir en moi l’auteur étranger, confié à ses soins chrétiens par Monseigneur Angel Pesar de la Cruz. Il n’était plus question de cathédrale, de chapelle ni de lutrin à l’image de l’aigle, même si nous nous rencontrions dans un bordel placé sous le signe du condor…  

    Domingo Malaespina faisait une tête de funérailles, si bien qu’Isabel s’est mise à en rire :

    « Allons, Domingo, arrête de bouder, tu ne vas pas nous gâcher la soirée en prenant des airs de galopin pris en faute ! »

    Nous avons rapidement pris congé, pour ne pas aggraver l’embarras. Isabel était mécontente, car elle aime parler de la mode avec Elena, qui la conseille parfois quant au choix de telle ou telle robe, même si leurs métiers sont très différents. »          

   

    Dans Santa Soledad, le départ des peu productifs rêveurs n’avait pas bouleversé l’existence quotidienne. Exemple hautement significatif, qui prouve à quel point le goût peut se dénaturer au point que l’on préfère le fruit vert au fruit mûr, le succédané à l’original, le Parc Zoologique et Botanique attirait encore aussi bien les familles que les solitaires. A lui seul, il représentait, parmi les empilements de béton, parpaings, verre et bitume, la problématique existence de la Nature. Que le Parc ne fût qu’un faux-semblant ne froissait guère les sensibilités. 

    Par ailleurs, fait qui plaidait en sa faveur, l’endroit était peuplé d’arbres d’essences très variées, dont certaines d’origine exotique. Ceci permettait au promeneur de voyager gratuitement et sans fatigue sur les cinq continents.  Alors, Santa Soledad semblait avoir atteint la perfection, puisqu’en résumé elle contenait le monde.

    Les plus fragiles des plants, restés de petite taille comparés à celle qu’ils auraient eue en pleine nature, étaient préservés dans des serres dont la moiteur envahissait les narines, la gorge et les poumons, inondait la peau d’une sueur têtue, telle une bête invisible mais puissante, contre laquelle les tentatives de lutte eussent été dérisoires. Hébété par la crainte de demeurer soi-même englué dans l’humide terreau, le visiteur hâtait le pas vers la sortie.

    Quant aux spécimens plus robustes, autorisés à croître en plein air, en pleine terre, ils présentaient une vertigineuse stature, où nichait une population ailée, active, amoureuse, joyeuse, querelleuse, bavarde et chanteuse, qui ne se taisait complètement qu’après les derniers rayons du soleil eussent fini d’ensanglanter le fleuve. Alors, dans les eaux du Rio Sangriento, le règne temporaire de la couleur noire succédait à celui du rouge, comme si la nuit buvait le sang   .

    Chaque soir, l’employé municipal avertissait le flâneur attardé, au moyen d’une cloche impérative, qu’il était temps de quitter le musée botanique et zoologique. Obéissants, les visiteurs s’esquivaient avec célérité, en tirant puis poussant les portillons réputés pour leurs mélodieux grincements colorés de rouille. Le préposé ayant, de large en long, parcouru le Parc, il en verrouillait finalement les issues.       

    Malgré ces précautions, nul n’ignorait que lorsque le permettaient des températures clémentes, des vagabonds pénétraient dans le sanctuaire. Pour cela, il leur suffisait d’enjamber les portillons. Ils allaient ensuite dormir sur les bancs ou les pelouses, campements saisonniers qui ne gênaient que les grincheux chroniques. Bien qu’éminemment inutiles, les clochards étaient tolérés comme le seraient les poux sur la tête d’une personne saine, tel l’un de ces maux fatals contre lesquels le corps social se défend de façon velléitaire, sans réussir à « extirper la vermine ».

    La relative tolérance à l’égard d’oisifs, de surcroît le plus souvent ivrognes, perçue comme du laxisme par les tenants extrémistes de l’ordre social, semble contradictoire avec l’exclusion des artistes ; mais l’incohérencen’est qu’apparente, car les traîne-savates n’étaient pas intégrés au processus économique. Ils ne pouvaient donc pas non plus le perturber. Ces « larves » se contentaient de subsister, en se nourrissant d’épluchures, rognures, trognons et rogatons triés parmi les ordures. Ce peuple en haillons vivait en marge de la société, que les artistes avaient jugée mesquinement utilitaire, mais que les vagabonds ne se risquaient pas à contester.

    Après vingt-deux heures, à l’exception des oiseaux qui s’égosillaient et s’époumonaient jusqu’à ce que la nuit finît de conquérir la totalité du territoire urbain, où seuls les réverbères monteraient la garde, tout se taisait. Chacun pouvait dormir sur ses deux oreilles, ou, du moins, soit sur la droite, soit sur la gauche, et, pour les plus gras, sous le ventre gonflé de viandes et charcuterie, de patates frites et de pâtisseries. A l’heure dite, cessait la circulation, telle une hémorragie brusquement jugulée. Les familles se calfeutraient derrière des murs frileux, qui se serraient sur des chairs couardes. Partout s’allumaient des écrans, animés d’images trop souvent sottes et saturées de slogans publicitaires, offerts comme ersatz de rêves aux foules abruties de fatigue par des horaires  qui contrariaient les rythmes biologiques.

     

    « De notre point de vue, les résidents les plus dignes d’intérêt, dans ce recoin de civilisation où j’ai si mal vécu avant de connaître Mark, ce ne sont pas les bipèdes jacassants, mais les oiseaux ! Les dénombrer serait un exercice très aléatoire, dont le résultat, même garanti par des ornithologues, resterait douteux.

    Les voici, ces cohortes virevoltantes, qui tantôt se tolèrent, tantôt se combattent, et dont les espèces sont si nombreuses que nous ne pourrions toutes les nommer. Nous seuls, les artistes, vantons les couleurs des uns, la grâce et la vivacité des autres, dans leur perpétuelle chasse ou leur danse amoureuse. Quant aux laborieux, ils consacrent à ce fastueux spectacle fusant la même terne indifférence à tout ce qui mérite l’épithète « beau ». Les chanteurs volants ne leur semblent que des ornements superflus. Santa Soledad et son morne Parc, de ces chieurs emplumés, pourraient se dispenser.

    Or, phénomène imprévu parce qu’inédit, dans les jours qui suivirent notre départ, à leur tour les oiseaux s’enfuirent pour nidifier à proximité du phalanstère, la Edad del Sol.   Ce fut grande surprise de voir venir, en vagues irrégulières mais au total fort nombreuses, ces oiseaux qui vivaient dans Santa Soledad. La chose est fort étrange et, parmi nous, personne n’est en mesure de l’expliquer.

    Les oiseaux n’ont pas été chassés de la ville. Ils l’ont fuie, peu de temps après nous. Les musiciens disent que plus personne n’écoutait leurs chants et les peintres affirment que plus personne n’admirait leurs couleurs. Par conséquent, leur présence là-bas n’avait plus de sens.

    Cet abandon étonne les citadins, mais ne les affecte pas. Ils se félicitent plutôt de ce que les édifices publics et les bâtiments privés ne seront plus souillés. Ainsi, de l’argent sera économisé sur le budget de l’entretien.

J’ignore si les laborieux cherchent à comprendre la cause de cette fuite.

    Mark est allé faire valider son permis de séjour au Commissariat. Il a questionné diverses personnes à ce sujet, qui n’ont fait que sourire, hausser les épaules ou lui tourner le dos, comme si le sujet ne les intéressait pas du tout.

    Ici, nous nous félicitons tous de cet afflux.   La zone habitée par notre communauté d’artistes s’est encore embellie de mille gazouillis, pépiements, trilles et roulades, roucoulements et sifflements, soulignés par la variété sans égale de la palette ailée. Du point de vue pratique, les oiseaux nous rendent service, car ils dévorent des milliers d’insectes, qui seraient nuisibles à nos récoltes. Nous n’avons nul besoin de pesticides, et nous nous passons également des engrais, si bien que nos céréales, légumes et fruits portent sans tromperie l’étiquette « produits biologiques ». Quelques uns d’entre nous vont vendre  une partie de la récolte sur les marchés de Santa Soledad.  

    Ultimes représentants de la faune, les animaux pris aux pièges des cages ou enclos sont demeurés, enviant peut-être les transfuges.

    De rares fureteurs s’aventurent jusqu’aux abords de notre village sur roues. Régulièrement, ils nous signalent l’apparition de nouvelles fissures dans le sol, que pour la plupart nous avions déjà nous-mêmes repérées. C’est très aimable à eux de nous alerter quant au risque, mais cela ne nous inquiète pas, car les routes et les chemins restent partout praticables.

    Au milieu des champs que nous cultivons, il faut être plus prudent. Il n’est pas rare que l’on trébuche et tombe, et nous avons à déplorer entorses et foulures, parfois même des fractures. 

    Chose plus préoccupante : les anciennes failles vont s’élargissant et s’approfondissant. Certaines se sont tellement rapprochées les unes des autres, qu’elles vont jusqu’à se confondre.  Ces nouvelles failles mesurent de trente  à soixante centimètres en largeur, de dix à cinquante centimètres en profondeur. Pour le marcheur qui s’égarerait au crépuscule, et qui de plus en ignorerait l’existence, elles rendent le terrain dangereux. Par endroits, elles sont couvertes d’un lacis de ronces, camouflage naturel qui les transforme en chausse-trappes.

    Mark a généreusement  contribué à la création de la Edad del Sol.  Grâce à ses dons,   nous avons pu acheter la moitié des semences et des plants qu’il nous fallait, pour cultiver nos champs. L’autre moitié nous a été donnée par des organisations caritatives, et de même pour les outils et les quelques machines  indispensables.  

    Nous cultivons des légumes, courgettes à la fermeté verte, oignons pugnaces dans leurs multiples pelures, tomates luisantes et pimpantes, juteuses et sucrées à souhait, haricots noirs, jaunes et rouges, patates douces à la chair orangée, citrouilles monumentales et charnues comme des matrones, piments qui sèment du feu dans nos assiettes. Nous avons aussi quelques champs de maïs pour la consommation humaine,  et d’avoine pour nos chevaux, dont le crottin mélangé à de la paille nous donne le fumier qui bonifie le sol. Le verger nous fournit cerises, abricots, pèches, prunes, poires et pommes. La basse-cour et le petit cheptel de vaches, moutons et brebis, chèvres et porcs, suffit à satisfaire nos besoins en œufs, viande, fromage et lait.

    Nous avons appris à nous contenter de ce que nous produisons et nous nous passons maintenant de nourritures qui nous paraissaient essentielles, lorsque nous partagions l’existence des laborieux. Tout cela n’est qu’une économie de subsistance, mais elle nous permet de vivre en autarcie pour ce qui concerne l’alimentation. Pour les produits manufacturés, nous conservons des liens avec Santa Soledad, mais, dans ce domaine, nous limitons les achats en collectivisant le plus possible les installations. Par exemple, il serait dispendieux d’avoir un petit congélateur dans chaque roulotte ou caravane. La communauté s’est équipée de plusieurs congélateurs de grande contenance, qui permettent de stocker les surplus alimentaires.

    Sous le barnum offert par Santa Soledad et le baraquement  communautaire construit par nos soins, des tableaux d’affichage annoncent les responsabilités de chacun à l’égard du phalanstère. Les tâches sont réparties, en fonction des forces et des capacités de chacun, pour préserver la liberté nécessaire à la poursuite des recherches.

    Ainsi, les deux pôles d’activité humaine, le purement utilitaire à Santa Soledad d’une part, et le principalement esthétique à la Edad del Sol d’autre part, s’installent dans une réciproque ignorance. Chacun vit sur sa rive, sans regarder en direction de l’autre. La méconnaissance pourrait s’éterniser. Nous ne sommes même plus sûrs de nous être jamais connus. »   

          

 

 

26/01/2022

30 Le phalanstère

30 Le phalanstère

 

    « Malgré le caractère définitif (qualifiées d’extrêmes par certains d’entre nous) des mesures prises par le Comité d’Assainissement Public et la Municipalité de Santa Soledad, et malgré la solidarité qui s’est instaurée entre les artistes et moi-même, « l’éérivain étranger aux thèses contestatrices », il serait exagéré d’affirmer que le groupe dominant s’est fixé comme but l’anéantissement de la minorité aux improductives habitudes. Le camp d’artistes n’est en rien apparenté aux camps d’extermination : pas de gardien, pas de fils de fer barbelés, pas de féroces molosses, pas de chambres à gaz ni de médecins fous.

    Les amoureux de la démocratie seront évidemment choqués par le mot « ethnies », par le préjugé qui consiste à classifier les êtres humains en deux catégories, génétiquement déterminées, comme si la liberté individuelle ne jouait aucun rôle dans l’évolution de l’individu. Nous vivions à Santa Soledad et la ville présente des règles de fonctionnement qui lui sont propres, incompréhensibles pour l’extérieur, mais supportables ici.

    J’écris « nous » car désormais je me considère comme membre de la communauté d’artistes, aux portes de Santa Soledad. L’amour qui nous lie, Elena Mirasol et moi-même, m’attache durablement à ce sol. Si je repars un jour d’ici, j’emmènerai ma compagne avec moi. Déjà, la belle et tendre violoniste, la douce et fougueuse musicienne m’est beaucoup plus qu’une maîtresse. C’est du moins ce que je veux croire maintenant et j’espère ne pas me tromper. L’homme est si doué pour se forger des illusions !

    La séparation des deux groupes, artitisque et laborieux, présente le mérite de clarifier la situation. Lorsque Santa Soledad tolérait la mixité, l’on ne peut affirmer que les laborieux détestaient l’Art. Non, l’attitude la plus répandue se nommait « indifférence ». La détestation n’est qu’une des formes particulières de la préférence. Or, comment éprouver de la haine ou de l’amour, avec une intransigeance que rien ne tempérera, lorsque l’éducation, toujours et partout, encense la modération ? Dans ces conditions, l’être passionné apparaît comme une personne inapte à s’intégrer au flux quotidien des habitudes et des contraintes. Haïr est une façon de valoriser, de placer plus haut que tout l’exécrable objet. L’indifférence dessèche et flétrit beaucoup plus sûrement celle ou celui dont elle nie l’existence.

    Parce que les gens pragmatiques de Santa Soledad étaient insensibles à l’esthétique, ils taxaient ses productions d’ésotérisme. Voci la plus funeste des accusations : parce que je ne vous comprends pas, vous êtes ésotérique ! Ce n’est pas moi qui suis ignorant ou imperméable à l’Art. Non, c’est vous qui ne savez pas produire le livre, la musique ou le tableau qui me plairaient. En fait, vous les rimailleurs et les barbouilleurs, vous dilapidez du temps et de l’énergie pour édifier des citadelles de sable sur du vent.

    Pour le moment, la séparation drastique des deux ethnies revêt des apparences parfaitement raisonnables, puisqu’elle permet de satisfaire les exilés autant que les citadins. A l’avenir, chaque ethnie pourra vaquer à ses occupations sans être importunée par le groupe adverse.

    Hier, l’assemblée générale des artistes a décrété que la nouvelle communauté se nommerait :  « la Edad del Sol », c’est-à-dire « L’âge du soleil ». Nous voulons rendre hommage aux Maztayakaw, peuple antique au culte résolument solaire.

    L’une des principales difficultés d’installation fut le choix du secteur et du terrain où nous devrions établir le campement. Même les géologues débattent entre eux, afin de savoir si les abords de Santa Soledad sont ou ne ne sont pas stables. Les plus alarmistes affirment avoir vu, ça et là, des fissures annonciatrices de désastres.

    L’instabilité tellurique n’est pas propre à la région. Elle existe partout dans le monde, à divers degrés de gravité, mais n’est jamais nulle. Jusqu’à présent, aucune preuve ne nous a été fournie, qui aurait permis d’étayer les inquiétantes assertions. Dois-je pour autant adopter le point de vue des administrateurs de Santa Soledad ?  En effet, ils veulent que ce soient nous, les exilés, qui avons fabriqué les rumeurs, afin que les laborieux s’apitoient sur notre sort sans motif réel.

    Elena et moi partageons une roulotte verte aux roues noires, aux jantes jaunes, aux essieux rouges. Les chevaux qui l’ont tirée jusqu’au campement, à seulement sept kilomètres du Castillo de los Aguilas, nous servent pour la promenade. Ce ne sont pas des purs-sang, mais ils nous suffisent pour nos modestes balades.

    La roulotte contient le strict nécessaire : la couchette à deux places au fond et sur la droite, la table et les sièges que l’on rabat contre la cloison lorsqu’ils ne nous servent pas, un petit réchaud à gaz, un placard où ranger nos vêtements, surtout ceux d’Elena, car j’en avais apporté fort peu dans ma valise.

    Quand nous ouvrons la porte du placard, le parfum préféré d’Elena lance vers nous ses chaleureuses bouffées, semblables à des envolées de fleurs éparpillant leurs bouquets. Cela se mêle aux couleurs vives et gaies de ses robes, si bien que j’ai l’impression qu’un perroquet parfumé s’échappe du réduit. Le soleil ruisselle sur les étoffes, que le vent anime, gonfle et fait danser, car notre porte et nos fenêtres sont presque toujours ouvertes. On dirait que le souvenir du corps flexible et doux d’Elena lève et soulève les dentelles et les volants.

    L’assemblée des robes chuchote les émois des rondeurs et l’humide secret des profondeurs, ce tréfonds où ma virilité s’annule pour mieux se réaliser, s’exalte pour ensuite s’effacer. Dans l’acte amoureux, la femme s’approprie le phallus, l’absorbe et en dissout la force dans le velours de ses entrailles. L’homme se laisse joyeusement déposséder. Les rondeurs féminines réduisent la dureté de ses muscles. Lui, le chasseur, devient la proie, une proie heureuse de se faire dévorer à petites bouchées délicates, scandées par les spasmes du plaisir.

    Nous n’avons pas de réfrigérateur, car la communauté fonctionne sur la base de principes de partage. Nous avons construit un baraquement  de bois, aux fondations cimentées, dans lequel nous avons installé le groupe électrogène qui fournit l’électricité à tout le campement. Les artistes étaient employés dans des secteurs d’activités très variés, si bien que l’addition de toutes les compétences nous donne la nécessaire autonomie.

    Nous n’avons guère besoin, il est vrai, d’employés de bureaux, l’administration étant réduite à la portion minimale. Deux comptables et deux secrétaires à mi temps suffisent à tenir et suivre les dossiers. Ainsi, personne ne sacrifie sa vocation artistique sur l’autel de l’utilitarisme. Ceux d’entre nous qui n’avaient pas de qualifications manuelles avant l’exil apprennent les gestes des compagnons, jardiniers, menuisiers, peintres,  électriciens, plombiers, ou même bricoleurs de toutes sortes.

    Le bloc sanitaire contient toutes les installations nécessaires à la bonne hygiène. Laver la vaisselle devient activité communautaire. Il n’est pas rare de se trouver à dix ou quinze autour des éviers, après les deux repas principaux. Le matin, les couples et les familles se débrouillent dans leurs maisons sur roues.

    Le lavage collectif de la vaisselle est l’occasion de plaisanteries, de chansons, de rires et de cocasseries qui font oublier que nous sommes en train de faire une corvée, à tel point que plus personne n’emploierait ce mot péjoratif pour décrire ces moments de joyeuse union. Pour ceux d’entre nous qui, dans la journée, ont créé dans la solitude, c’est le moyen de connaître les nouvelles du phalanstère.

    Je dispose de mon ordinateur portable, et le plus souvent j’écris dans la roulotte, soit le matin, soit l’après-midi, en fonction de la météorologie, de la chaleur ou de la fraîcheur, et des promenades prévues avec Elena et d’autres membres du groupe.

    Le rédacteur en chef de la revue « Planeta » s’intéresse vivement à l’expérience que nous vivons. Que nous ne l’ayons pas choisie ne suscite plus d’aigreur parmi nous. Il en est même qui disent que c’est la meilleure idée qu’aient jamais eue les laborieux ! L’avenir montrera si le phalanstère est viable ou non. Pour le moment, la bonne volonté prévaut, mais il n’est pas exclu que des frictions ou conflits personnels surgissent plus tard. Jusqu’à il y a peu de temps, nous vivions dispersés dans Santa Soledad et nous ne nous réunissions que pour quelques heures chez les Casagrande, ou d’autres amis. Le groupe ne comptait jamais plus de trente ou quarante personnes, qui ensuite retournaient s’isoler dans leurs appartements ou maisons, derrière les murs garants d’intimité. Nous ne vivions pas différemment des laborieux, tandis qu’à présent nous ouvrons une voie de généreuse fraternité, ce qui ne signifie pas que la Edad del Sol est pour toujours immunisée contre la dégradation et  l’empoisonnement des relations, maladie sociale si fréquente à toutes les époques et sous tous les climats.

    Souvent, alors que j’écris, Elena joue du violon près de moi. La musique inonde l’esprit de lumière, qui peut être celle de l’aurore, de midi ou du crépuscule, mais le mot « musique » rime immanquablement avec « magique ».

    Nous n’avons plus besoin de nous parler. Les notes portent les sentiments et les pensées d’Elena jusque dans mon cœur et mon esprit. Notre amour et celui de la musique et de la littérature ne font plus qu’un, lls s’unissent et se fondent dans la chaude harmonie du don réciproque. C’est presque comme si le violon d’Elena me soufflait les mots, que je vois s’écrire sous mes yeux, dans la superbe lumière des origines. La musique lave les mots, les débarrasse de  leurs scories quotidiennes, des souillures de la trivialité. De tous les bains qui soient, la musique est le plus purificateur. Elle est aussi le vent qui donne des ailes à la pensée.

    Lorsque j’appose sur la page le provisoire point final (car ce petit cercle noir n’est jamais que le prélude au nouvel écrit, dont  j’ignore tout) je serre Elena dans mes bras. Nous écoutons nos cœurs battre à l’unison. Les mélodies flottent encore dans la roulotte, tel le parfum dégagé par le corps voluptueux d’Elena.  Nos lèvres s’épousent avec tant de force, qu’il nous semble que jamais elles ne s’étaient unies. Puis, précieusement, dans l’étui je remise le violon et l’archet, sur lequel j’applique un baiser d’adoration, comme s’il était l’un des membres de la bien aimée.

    A la nuit noire, nous fermons nos petits volets, tirons les rideaux blancs que ma compagne a confectionnés(dans la semi pénombre, ils forment des plages de neige légère et tiède) et, si nous ne sortons pas nous joindre à l’un des groupes de réflexion, de lecture ou de chant, nous commentons les évènements de la journée, dont aucun ne nous paraît dénué de sens, puisque tous les rapports au sein du phalanstère tendent vers le but idéal et nécessaire d’amélioration de chacun, par le perfectionnement de son art.

    Oui, c’est ainsi que nous concevons la dialectique entre la passion artistique et la vie : l’indispensable effort, la discipline quotidienne que nous impose notre choix, tout cela permet de surmonter, de vaincre la mollesse, la paresse, l’intarissable goût pour la facilité. Créer sans concession à l’égard des modes et des « tendances » élève l’artiste, l’arrache à la médiocrité du destin, malheur si commun que nous sommes tentés de le dépeindre comme une fatalité.

    Souvent, nous sortons nous joindre à l’un des groupes, soit sous le barnum fourni par la Municipalité, soit dans le baraquement, soit encore près de l’un des feux de camp, allumés pour le plaisir d’une amicale flambée, autour de laquelle se dévident les récits de légendes. Il est vrai que la chaude danse du feu favorise les merveilles. Auprès des flammes, l’imaginaire ne se flétrit pas ; au contraire, il s’épanouit, fleurit.

    Autour de la flambée, il se trouve toujours un joueur de violon, de banjo,  de guitare, de flûte ou d’harmonica, et des amateurs de chansons. A tour de rôle, chacun lance sa ritournelle préférée en direction des étoiles. Ceux qui la connaissent bien la reprennent en chœur. On demande aux étrangers de chanter dans leur langue maternelle. Maintenant que tous connaissent ma double identité, ma réputation de polyglotte est mise à l’épreuve de ces chorales improvisées. Je fais appel à tous mes souvenirs, et, mêlant les parlers sans souci de la hiérarchie politique ou économique, nous appelons l’humanité sous toutes ses couleurs à se joindre à nos veillées.

    De retour à la roulotte, même si fatigués par la journée, l’amour nous unit. Le corps d’Elena n’est pas seulement beau, mais ravissant, et je suis enchanté d’être à ce point ravi.  

           

   

 

19/01/2022

29 Le mémorandum

29 Le mémorandum

 

 

    Très fatigué, Augusto Valle y Monte ferme les yeux, sur son visage passe les mains comme s’il le débarbouillait, masse doucement ses paupières, sous lesquelles les globes oculaires  roulent douloureusement. Dans la pénombre qu’il a choisi de créer, fantastiques, irréels, courent des éclairs et tournoient des soleils aux couleurs inattendues.

   « Je n’ai plus trente ans, ni même quarante, murmure-t-il pour lui-même, et ces réunions me malmènent comme le ferait un marathon. »

    Toujours et partout, c’est la même vieille histoire : même s’il n’est plus de première ou de seconde jeunesse, même si les jeunes lions lui reprochent des  manquements ou défauts, plus ou moins réels, plus ou moins imaginaires,   le vieux lion reste fidèle au poste. 

 

    La réunion du Comité de Salut Public, avec les résidents désireux d’y participer,  se termine dans le brouhaha des voix, méli-mélo de tonalités, depuis le grave jusqu’à l’aigu, en passant par le profond et le fluet, le suave et le rocailleux, comme sur une toile où l’artiste se serait ingénié à rapprocher le plus grand nombre possible de couleurs. Quelques unes de ces voix restent proches, d’autres s’éloignent, certaines reviennent, et les fils de couleurs sonores s’entrecroisent comme dans une tapisserie de haute lice les fils de laine.     

    Encore deux ou trois paroles échangées avec les notables, qui ont remarqué avec inquiétude la fatigue de leur Maire bien-aimé. Sa femme, Dolores, et le Directeur de l’hôpital, Arturo Curatodo, s’approchent de lui.

    « Vous ne vous sentez pas bien, Augusto ? Je vais prendre votre tension. Détendez-vous. Il faut vous ménager davantage, mon ami. N’allez pas nous faire de l’hypertension artérielle, une congestion cérébrale ou même un infarctus du myocarde ! Nous avons besoin de vous ! Le capitaine n’abandonne pas le navire en pleine tempête ! Ah, votre pouls est très bon, pas de souci de ce côté-là !

    - Ecoute bien le Docteur, mon chéri, et fais exactement ce qu’il te dit. Tu sais qu’il n’y a pas de meilleur médecin que lui dans tout Santa Soledad, ni à des kilomètres à la ronde.

   - Oui, Dolores, tu as raison. Je commence à me demander si ce mandat ne sera pas le dernier.

    - Nous le regretterions tous, Augusto, mais la décision n’appartient qu’à vous. En tous cas, une fois de plus, je ne peux que vous recommander de suivre un régime amaigrissant, pour conserver une bonne santé. Votre tension est trop élevée : 20 ! Méfiez-vous, mon cher. Je vais donner une feuille résumant le régime à suivre à votre épouse, qui va se charger de le faire appliquer. Vous avez de la chance d’avoir une si bonne infirmière à domicile !

    - Ah, c’est sûr qu’entre vous deux, je suis bigrement surveillé. Pas question de faire un écart.

    - Vous en faites pourtant ! C’est le propre des forces de la nature : difficiles à contrôler. Tenez, Dolores, voici le régime que suivra votre époux et notre Maire, s’il est raisonnable. Bon courage à vous ! Bonne nuit à tous ! »

    Le docteur Arturo Curatodo remise les instruments de son office dans la mallette qu’il emporte partout, comme d’autres la pochette ou le cartable, car il estime que le bon médecin doit être à tout moment prêt à secourir le malade ou le blessé. Le rôle d’administrateur ne lui va pas mieux qu’un costume trop court, trop étroit, dans lequel on forcerait à se caser un corps d’athlète. Le thérapeute fait craquer les coutures de l’enveloppe imposée par le gestionnaire. Arturo Curatodo vit son existence sur le mode d’une inéluctable schizophrénie professionnelle. Si le Directeur de l’hôpital est pleinement satisfait, le médecin ne l’est qu’à demi, et inversement. Que sa bonne administration favorise la réussite médicale de ses confrères ne le console que partiellement. Soigner par entremise n’est pas réellement soigner. Aussi, le malaise ou la faiblesse d’Augusto Valle y Monte lui donne la diversion tant désirée.

    La police disperse quelques groupes bruyants, une manifestation improvisée par les anti-artistiques, qui se livrent à du tapage sur la Plaza de la Mayoria. Mark Mywords, Elena Mirasol et leurs amis se sont éloignés le plus vite possible de la Mairie, afin de s’épargner les affrontements avec les extrémistes et les heurts avec la police.

     Le lendemain de l’assemblée des deux ethnies, la laborieuse et l’artistique, Augusto Valle y Monte déambulait avec une maladive pesanteur dans son vaste bureau, lequel eût suffi à contenir les bureaux d’une douzaine d’employés municipaux. Les mains croisées derrière le dos, comme pour en contrôler la potentielle nervosité, la face encore plus bouffie qu’à l’accoutumée par la fatigue de la veille, la rougeur du teint s’étant accentuée, les poches violacées boursouflées  par le mauvais sommeil sous les yeux  gorgés d’appréhension, au total menacé d’apoplexie,  Monsieur le Maire se concentrait autant que lui permettaient l’âge et l’handicap de l’obésité sur la rédaction du mémorandum. Aurora Carabiniero s’était assise à la longue table de bois  située au centre de la pièce, marque distinctive du pouvoir, majestueuse et imposante comme l’autel dans la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos. Face à la belle, à l’élégante secrétaire, autre symbole de la puissance, trônait le fauteuil de cuir aux dimensions adaptées à la morphologie de Monsieur le Maire. Trois ou quatre dames de la taille de l’épouse de l’inspecteur eussent pu tenir dans le fauteuil du chef.

    L’épaisseur du tapis ne suffisait pas à amortir la lourdeur des pas. Cela résonnait comme le tonnerre dans le lointain. Les cent quarante kilogrammes d’A     ugusto Valle y Monte pesaient sans concession aucune, sans épargner un seul de leurs milligrammes au parquet caché par la douceur chaude et moelleuse du tapis. De temps à autre, le Maire s’arrêtait devant une fenêtre, jetait un regard mi rêveur, mi inquisiteur vers la Plaza de la Mayoria.

    Là, immobile et silencieux, tournant le dos à la secrétaire, il polissait mentalement les phrases en les frottant  l’une contre l’autre, comme la mer ses galets,  afin de leur donner l’aspect d’objets lisses et parfaits, de ces choses desquelles l’on ne peut plus rien retrancher sans les abîmer ou les enlaidir. Puis, la phrase énonçait la suite impeccablement grammaticale, cortège au lexique d’une irréprochable correction, dans le cerveau qui s’étonnait lui-même d’être capable de penser. Le Maire se retournait vers Mme Aurora Carabiniero, et, souriant victorieusement puisque la fatigue était vaincue, il se remettait à dicter le texte fondateur de la séparation des deux ethnies.

    A chaque fois que le Maire se tournait vers la table, s’il se trouvait face à Mme Carabiniero, il ne se refusait pas le plaisir d’admirer les deux fuseaux des jambes croisées, aux trois quarts nues sous le plateau. Le temps était devenu chaud. Les dames ne portaient plus de collants. La chair exposait glorieusement ses rondeurs au satin mordoré. Si Monsieur le Maire était censé rester insensible au charme de la partielle et  tentante nudité, Augusto Valle y Monte ne savait se refuser le plaisir des caresses visuelles, ce qui l’amenait à des comparaisons, avantageuses pour la secrétaire, défavorables à Dolores, avec l’âge devenue boulotte, sans qu’évidemment il exprimât l’appréciation à haute voix.

    Augusto Valle y Monte, s’il était homme en ce sens qu’il ne se privait pas de regarder les charnels atouts d’une très jolie femme, demeurait assez « caballero », pour ne pas verbaliser la joie ainsi procurée. Le regard disait cela de la plus éloquente façon. Pour sa part, Aurora Carabiniero quelquefois fut tentée de demander :

    «  Mes jambes vous plaisent donc tant, que vous ne pouvez vous empêcher de les regarder, Monsieur le Maire ? »

    La question s’arrêtait au bord de ses lèvres carmin, ou même flottait silencieusement sur elles sous la forme d’un sourire de fierté satisfaite. Certes, la question n’eût pas été moins déplacée que l’appréciation de l’homme.

    « Voilà qui est beau en soi ! A quoi bon, je vous le demande, fabriquer de froides statues, même si elles copient fidèlement la nature. Nous ne ferons jamais l’amour à du marbre ! Et les femmes nues peintes sur des toiles, dites-moi donc à quoi cela peut servir, même si la perspective nous offre de fausses rondeurs ? Aucune magie n’animera ces jambes rigides, ni ne couvrira de chair ces trompe-l’œil, produits du pinceau. L’œuvre originale est inimitable. Si j’étais sculpteur ou peintre, voilà ce qui me désolerait, me désespérerait, m’aménerat à renoncer à ces vanités ! »

    Les deux regards se rencontrèrent, celui de l’homme oublieux de sa fonction et celui de la femme ravie d’être l’objet d’une muette mais bien réelle lascivité, si bien que Mme Aurora Carabiniero et Augusto Valle y Monte se sourirent avec une suave complicité, tels ces couples où l’habitude a créé de subtiles connivences, indéchiffrables pour le monde extérieur. Le couple uni, très uni, forme un univers à lui seul, qui repousse par la force ou la ruse les intrusions ou les ingérences. Augusto Valle y Monte voulut tout de même exprimer la substance de l’instant. Le sympathique et  chaleureux frôlement des âmes par l’intermédiaire des regards ne devait pas rester inexprimé :

    « Mme Carabiniero, dimanche dernier, notre noble et bon archevêque nous a rappelé la plus forte des vérités, à savoir que la Beauté réside d’abord et surtout dans la Nature. Nous ne devrions pas vouloir ou chercher d’autres formes de beauté, puisque la naturelle est divine, donc inégalable. L’imiter pourrait même être blasphématoire ou sacrilège.

    - Oui, Monsieur le Maire, Angel Pesar de la Cruz a prêché comme il le fait toujours, avec le feu de la conviction. 

»

    La rédaction du Mémorandum se poursuivit. La vue des cuisses de Mme Carabiniero continua d’inspirer à Monsieur le Maire le choix des mots justes.

    « Je soussigné, Augusto Valle y Monte, Maire légitime et démocratiquement élu de Santa Soledad, atteste sur l’honneur et preuves à l’appui, comme le démontre abondamment le dossier ci-joint, qu’une étude très pointilleuse du problème posé par la conduite asociale des artistes a été menée dans tous les secteurs d’activité professionnelle, avec la plus grande impartialité.

   L’attitude évoquée plus haut se caractérise par un mélange d’indiscipline et de paresse, conduisant à de graves manquements aux devoirs liés à diverses charges. Les nombreux témoignages recueillis auprès de chefs de services, de directeurs d’entreprises et d’institutions, corroborent tous sans exception la thèse énoncée plus haut. Même sous sa forme passive,  l’incivisme ne saurait être durablement toléré sans provoquer du ressentiment parmi les citoyens  travailleurs, qui consacrent le meilleur de leur temps et de leur énergie à la promotion du bien-être général.

    Le Conseil Municipal a longuement délibéré à ce sujet. Les avis les plus divergents se sont exprimés, dans le respect des règles démocratiques. Différentes solutions furent proposées.

    La première d’entre elles aurait consisté à rééduquer les artistes, afin de leur donner le goût de la vie véritablement travailleuse, loin des illusions de l’art. Tout ayant été soigneusement pesé, il n’apparaît que trop clairement que ces personnes ne sont plus rééducables. Les mauvaises habitudes sont, depuis si longtemps, incrustées dans leur vie que tout effort de réforme semble voué à l’échec.

    De mon point de vue de responsable de la politique locale, une telle conclusion est  regrettable. Une communauté ne vit pleinement que si elle sait mettre à profit toutes les compétences dont elle dispose. Dans le cas qui nous occupe, malheureusement, guère d’espoir n’est permis. L’inclinaison personnelle me pousserait plutôt à la clémence, mais le devoir et la haute responsabilité de défense du bien public m’obligent à me ranger du côté des entrepreneurs, investisseurs et directeurs qui gèrent le fonctionnement de l’économie. La  démotivation, l’absentéisme potentiellement contagieux, la désorganisation progressive, la démoralisation,  la baisse de la productivité, les retards pris dans la fabrication, les contretemps subis dans les livraisons, le mécontentement des clients, les risques de pertes de marchés, le chômage endémique,   la baisse des revenus, la hausse des prix forment la suite de fléaux prévisibles, qui entraîneraient Santa Soledad jusqu’au bord du gouffre, avec pour conséquence la montée du populisme, l’émergence de mouvements extrémistes et le possible avènement d’une dictature.

    Pour toutes ces raisons, il nous a paru nécessaire d’agir avant que la situation ne se détériore et ne s’envenime.

    Après de longues délibérations, le Conseil Municipal a voté la création d’un Comité d’Assainissement Public, dans lequel siègent de droit tous les conseillers municipaux, ainsi que les représentants d’administrations,  d’associations, d’entreprises et de syndicats, tous connus pour leur sens de la mesure et leur goût de l’effort. Le Comité d’Assainissement Public a été chargé de réfléchir aux solutions qui permettraient de résoudre le sempiternel conflit entre le Labeur et l’Art.

    A l’heure actuelle, il a été proposé, en dehors de toute volonté partisane, de parquer les artistes dans une réserve extra-muros, à une distance suffisante pour circonscrire la contagion esthétique.    La proposition a suscité de très virulents débats, mais une majorité en faveur de l’isolement sanitaire s’est très nettement dégagée. La minorité s’est pliée au résultat de la consultation, réalisée à bulletins secrets. Nulle autre motion n’a paru véritablement applicable aux membres du Comité d’Assainissement Public.

    La deuxième mesure concerne les enfants qui naîtront affligés de la tare incurable. Ils seront désormais confiés à leurs aînés de semblable nature. La procédure d’adoption sera simplifiée, afin d’épargner à des parents laborieux les incessantes déconvenues de l’élevage d’enfants continuellement portés à la rêverie. L’inverse peut se produire, c’est-à-dire que des artistes enfantent un bébé laborieux, mais ce type d’anomalie génétique est encore plus rare. Dans le premier cas comme dans le second, la sagesse recommande l’abandon, que compensera le remplacement par un autre enfant génétiquement compatible avec ses parents adoptifs et, si possible, du même sexe que l’original.

    Il ne faudrait pas que les perpétuels détracteurs de Santa Soledad prennent prétexte du camp sanitaire pour dénigrer, de façon plus véhémente encore, notre démocratie.  Afin d’assurer aux exilés les meilleures conditions d’existence possibles, un campement de roulottes et caravanes sera installé près d’une source. L’eau sera contrôlée, analysée par des chimistes, car il s’agit d’en garantir la qualité. L’eau potable est un droit fondamental de l’être humain.

    L’art étant pour cette variété d’hommes et femmes le plus irrésistible des besoins, le Comité d’Assainissement Public a prévu de faciliter rencontres et débats, expositions et lectures publiques, afin que les artistes soient à eux-mêmes leur propre public.  Au milieu du village de semi-nomades sera dressée une grande tente, sous laquelle les exclus pourront se réunir, afin d’y échanger rêves et rêveries. 

    Les installations seront financées par la Municipalité, pendant la période de transition nécessaire à la prise d’autonomie de la communauté artistique. De façon prioritaire, les semi-nomades devront apprendre à pratiquer l’agriculture de subsistance et diverses formes d’artisanat, telles que la vannerie, le tissage et la poterie, toutes activités qui leur permettront de subsister, car il est à parier que le village attirera de nombreux touristes en quête de pittoresque. Santa Soledad pourra s’enorgueillir d’avoir innové socialement. 

    Il va sans dire que ce projet de réforme a été longuement discuté dans différents sous-comités, afin d’assurer la plus large consultation démocratique possible. Même certains des artistes ont approuvé la proposition, qui leur paraît devoir résoudre le conflit entre l’art et le Labeur.

    C’est pourquoi, je soussigné Augusto Valle y Monte, Maire démocratiquement élu de la ville de Santa Soledad, sur les rives du Rio Sangriento, et avec la bénédiction de Monseigneur l’archevêque Angel Pesar de la Cruz, je déclare qu’une ére nouvelle s’ouvre dans l’histoire de notre belle cité. Puisse-t-elle apporter à tous la paix et la prospérité !

 

      Augusto Valle y Monte, Maire élu de Santa Soledad. »

    Parfois, le Maire s’arrêtait de dicter, réfléchissait, cherchait ses mots, proposait deux ou trois formulations différentes, sollicitait l’avis de la secrétaire, puis reprenait sa déambulation d’orateur et d’administrateur pensant.

    Ainsi,  mot à mot, de phrase en phrase, va le texte. L’auteur croit l’élaborer. C’est tout le contraire qui se passe. Le texte élabore l’auteur. Et le dénonce, d’abord à ses contemporains, puis à toutes les générations futures.

    Ecriture, martyre de la pensée… Calvaire des milliers de fois réitéré.. Suicide quotidien, à chaque minute savouré.