Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

09/12/2021

26 la randonnée

26 La randonnée

   

    « Avant de quitter Santa Soledad, il me fallait absolument voir de près le site nommé « Castillo de los Aguilas » et plus précisément l’ensemble de roches appelées   « Torreon de las Tormentas ». Souvent je l’ai fixé, en m’interrogeant sur les parts de légende et d’histoire dans les récits des Maztayakaw. Chacun sait que la ligne de partage entre le domaine historique, d’une part, et le légendaire d’autre part, n’est pas figée. Au contraire, elle se déplace au cours des siècles, comme le glacier sur le flanc de la montagne, que l’alpiniste expérimenté peut trouver des dizaines de mètres plus bas qu’au début de sa carrière. Tel fait considéré comme avéré, donc historique à telle période, est mis en doute à tel autre moment, ou redéfini, réinterprété, parce que des éléments nouveaux sont apparus, ou parce que la perspective a changé.

    Certes, le même questionnement peut s’appliquer aux « données » que me fournissent les archives sur la civilisation détruite des Maztayakaw. Le fait qu’il reste si peu de traces matérielles de son existence ne facilite pas la tâche de l’historien, obligé de se cantonner aux documents écrits, d’une discutable fiabilité. Ceci étant dit, je commence à repérer de bizarres coïncidences entre la prophétie gravée sur les tablettes (que l’on m’a autorisé à photographier) et certains événements du présent. Pour l’heure, je n’en dirai pas plus, car, outre que l’historien doit se montrer circonspect avant de conclure, le romancier doit savoir cacher une partie de son jeu, afin de tenir le lecteur en haleine…

    J’ai parlé de mon désir de randonner sur le plateau granitique dit « Castillo de las Aguilas », dominé par la menaçànte construction naturelle, connue sous le nom de « Torreon de las Tormentas » à mes amis réunis chez les Casagrande. Tous ont été de suite enthousiastes.

    « Ah, tu veux patrouiller là-haut, Mathew ? Oui, c’est une chose à voir avant de quitter Santa Soledad, m’a confirmé Paolo. Le cadre est magnifiquement sauvage. Pour nous autres plasticiens, c’est une mine de sujets.

    - Là-haut, pas d’hommes, pas de cafeterias, ni d’usines, a continué Petrov, rien que la féroce nudité des rocs, la course hurlante du vent qu’aucun obstacle ne tempère, un bonheur pour les sens…

    - Oui, a renchéri Teresa, voir Santa Soledad depuis les hauteurs donne aux choses leurs véritables dimensions. La ville paraît minuscule et dénuée d’importance.

    - Alors, quand partons-nous a demandé notre violoniste.

    - Le week-end prochain, si vous êtes libres, ai-je proposé. »

    Motion acceptée. Les artistes dont j’ai déjà parlé, plus quelques autres que je ne nommerai pas pour ne point alourdir le récit déjà encombré de personnages, se sont engagés avec fougue à m’accompagner. Le faire seul eût été possible, bien que dangereux m’ont-ils expliqué. De plus, entendre leurs explications me sera grandement utile. (…)

    Nous sommes partis le vendredi soir, en automobiles, quatre en tout, chargées de matériel pour deux jours. Une aire de stationnement est prévue au pied du plateau. A partir de là, le chemin herbeux, d’abord assez large, puis plus étroit, caillouteux et poussiéreux,  sinue en direction de la ligne de crête.  Les hommes portaient vingt kilogrammes de matériel dans leurs sacs à dos, les femmes seulement dix. Elena Mirasol était vêtue  d’une ample jupe de cotonnade bleu ciel, mais je serai bien en peine de dire comment étaient habillées les autres femmes du groupe.

    Même ainsi, chaussée de godillots, la violoniste ne m’est pas apparue moins élégante, ni moins belle que d’habitude, belle, harmonieuse et mélodieuse comme le chant du violon qu’elle sait si bien caresser. Suis-je un peu jaloux du violon ? Je le crois. Lorsque la soliste aux profonds yeux de velours sollicite l’âme de l’instrument, et que de lui elle tire les plus suaves, les plus vibrantes notes, je vibre à mon tour. Mon être entier devient caisse de résonance, chacune de mes fibres est une corde, que la musique effleure, frôle, agite selon des tempos très variés. Ma tête s’emplit de notes, qui tourbillonnent avec la grâce de danseuses de ballet, c’est-à-dire que chaque note exprime bien plus que sa propre identité, car elle s’abreuve de la substance des autres, qui, se fondant, acquièrent la vaporeuse luminosité des tutus en vol perpétuel. Alors, oui, le temps est suspendu, captif de l’archet magique, telle la baguette de la fée, qui transmue le plus trivial des lieux en une merveille pour les sens et l’esprit.

    Dès que nous eûmes vidé les coffres du matériel, nous nous sommes mis en marche, mais nous nous sommes peu éloignés des voitures, car déjà la nuit glissait des ombres pleines de fraîcheur vers les arbres et le sol. Vite, il a fallu piquer la tente, près d’une source connue pour sa qualité.

    Petrov et moi partagions la même tente, Elena en partageait une autre avec une poétesse qui m’irrite un peu, parce qu’elle adopte des poses romantiques un peu surannées.  Reconnaissons qu’il est partout difficile, pour un artiste, d’être « naturel » puisque l’Art est le contraire de la Nature. Il serait plutôt le summum de l’artificialité. Dans les murs de Santa Soledad, se vouloir artiste et rester « naturel » sont, plus encore qu’ailleurs, des objectifs incompatibles.

    Nous avons bivouaqué. Une équipe d’hommes et de femmes  est partie chercher du bois sec, tandis qu’une autre piquait les tentes. De grosses pierres, que nous avons disposées en carré, fournirent la base du foyer.    La moisson de brindilles entrecroisées mettrait le feu en appétit. D’épaisses branches, débitées à la hache, devinrent les bûches dont s’alimenterait le brasier.

    Tout cela n’était qu’un luxe destiné à embellir la soirée, à rehausser le charme d’une nuit passée sous le scintillement  des étoiles. Le feu  n’aurait pas de vocation utilitaire. Nous voulions nous donner la joie de voir grandir et s’élever la flamme, pour devenir ce monstre à demi civilisé, dragon à multiples têtes et à l’insatiable faim.  Même mille fois renouvelé, ce spectacle est toujours nouveau.

    Peut-être aussi, plus profondément, éprouvions-nous la crainte atavique, celle des premiers ancêtres, qui, très isolés, terrifiés par les incontrôlables forces naturelles, les ténèbres énigmatiques où rôdaient de formidables prédateurs, trouvaient dans le feu un allié contre leur propre faiblesse. Sur le plateau traversé par tous les vents du cosmos, dans l’inhumaine obscurité, nous ne nous sentîmes pas très différents des aïeux primitifs. Le brasier nous rapprocha d’eux, fit de ces hommes vêtus de peaux de bêtes et nous-mêmes une seule et même tribu.  Nous n’aurions été qu’à demi surpris de les voir s’avancer, puis s’asseoir près de nous, autour des flammes salvatrices.   

    Au loin, nous apercevions le « Torreon de las Tormentas », dont la forme évoque si étrangement le donjon médiéval dressé sur le piton rocheux. Le soleil descendit une à une ces marches du ciel que sont les nuages,  et, se glissant derrière la tour minérale et fantastique, il l’enveloppa d’un voile jaune, si bien que le « torreon » parut s’illuminer de l’intérieur, comme si de gigantesques défenseurs y avaient allumé leur foyer pour cette veillée en pleine sauvagerie. Des flammes dorées pointèrent leurs dards à travers des fentes pareilles à des meurtrières ; des flammèches couronnèrent le sommet ; le vent vespéral, fraîchissant, les faisait fluctuer, se tordre celle-ci, s’étirer celle-là, et les entremêlait. Le donjon rougeoya, flamba de la base au sommet, devint torche de pierre, qui surplombait le plateau terriblement raviné, crevassé, et parsemé d’éboulis que, le lendemain, il nous faudrait soit contourner, soit traverser.

    Puis, peu à peu, le soleil s’enfonça jusqu’aux fondements du « torreon », il s’aplatit, s’épandit sur le cailloutis, s’écoula en nappes orangées ou cramoisies, qui transformèrent le plus commun des corps minéraux en pure, en éblouissante beauté     .

    « Regardez, tout là-haut, sur le sommet du « torreon », nous avertit Paolo. »

    Tous braquèrent les yeux en direction du pourtour qui s’apparentait si précisément à un chemin de ronde, frange continue percée de créneaux. Des dizaines de vautours s’étaient postés là, énormes et sombres, qui froissaient leurs ailes et claquaient du bec.

    « La prophétie des Maztayakaw affirme que, lorsque les vautours se réuniront sur le « torreon », l’ère des calamités aura sonné pour l’homme au visage de lait, aux mains rouges de sang, à la langue perfide, ai-je récité.

    - Sérieusement, Mathew, tu crois qu’il y a un iota d’authenticité dans ce galimatias, m’a objecté Petrov.

    - Si je m’en tiens au plus strict réalisme, bien sûr que non, mais le réalisme ne nous renseigne pas sur tout. Je pense qu’il faut lire la prophétie comme une œuvre poétique, une suite de métaphores et de symboles, dont l’interprétation peut susciter de multiples débats     . La prophétie doit être considérée comme un document, qui nous renseigne sur la mentalité d’un peuple, sa conception du monde et ses rapports avec le cosmos.

    - Crois-tu à la possibilité d’une malédiction, Mathew ?

    - Cela serait s’aventurer loin, au risque de tomber dans la superstition et l’obscurantisme. Tout de même, nous devons admettre qu’il y a une forte similitude entre la prophétie et les événements historiques, telle la conquête, puis le génocide du peuple Maztayakaw.

    - D’accord là-dessus, mais qu’est-ce qui nous prouve que les tablettes ont réellement été gravées avant l’invasion, et non après ?

    - Le carbone 14 et d’autres méthodes scientifiques de datation ne laissent pas de doute. Les tablettes sont très antérieures à la conquête. Elles constituent un cas de prémonition ou prescience, comme l’on voudra le nommer, tout à fait troublant. Pour ce qui me concerne, puisque je les étudie depuis près de deux mois, elles m’intriguent, et je ne puis les balayer d’un revers de main méprisant.

    - Regardez ! Le soleil a fini de s’enfoncer derrière l’horizon ! Les vautours se mettent à tournoyer !

    - On dirait qu’ils rendent hommage au dieu solaire, Ardhor, ai-je murmuré.

    - Mathew, tu as trop d’imagination, m’a blâmé Petrov.

           - Voilà le comble, s’est exclamée notre violoniste. Nous n’allons tout de même pas nous reprocher les uns aux autres d’avoir de l’imagination !

    - Tu ne vas pas nous trahir pour le camp des Laborieux, ironisa Paolo.

    - C’est cela qui est regrettable, a déplroé Teresa, de penser que Santa Soledad est divisée en deux camps ennemis, alors qu’en fait les deux communautés devraient vivre en harmonie, être complémentaires, pour s’enrichir mutuellement de leurs particularités.

    - Nous ne les rejetons pas, ce sont eux qui nous rejettent, a rappelé Petrov. Nous ne demanderions pas mieux que de vivre en paix avec les Laborieux, mais eux nous supportent de plus en plus mal.

    - Oui, l’approuva Paolo, dans tout ménage, il suffit qu’un des deux conjoints veuille le divorce pour que celui-ci devienne inévitable.

    - Vous êtes bien pessimistes, se lamenta Elena. Je veux croire que l’harmonie entre les deux communautés peut  s’établir.

    - Ah, notre chère Elena veut l’harmonie, rien de plus naturel pour une violoniste, n’est-ce pas ? »

    Des musiciens avaient apporté qui sa flûte, qui son harmonica, instruments légers, peu volumineux, faciles à emballer dans une toile imperméable. Il y avait même une guitare. Sur la voûte céleste emplie de ténèbres, la lune éleva doucement la froide pâleur de sa faucille. Des millions d’étoiles joignirent leurs clartés au ruisseau lunaire. Des zones les plus reculées du cosmos, la lumière diffuse ruissela sur les invisibles routes de l’espace intersidéral. La musique monta vers la magie stellaire. Notes et clartés se mêlèrent. Les mélodies se firent lumineuses, les étoiles se firent musicales.

    Dans la fusion des unes et des autres, hommes et femmes chantèrent. Les voix graves et les flûtées s’entrecroisèrent, telles des fleurs d’espèces variées qui forment un bouquet aux couleurs contrastées. L’heure cessa d’être nocturne.

    Un nouveau soleil s’était levé sur le sinistre Castillo de los Aguilas, celui de la beauté, alliant Art et Nature. Dans ma main, très fort, j’ai serré quelques instants celle d’Elena, qui ne se défendit pas.             

  

    D’abord grise et froide, l’aurore se glissa subrepticement à travers la fine toile des tentes, effleura nos paupières sous lesquelles se convulsaient les yeux, en proie à l’invraisemblable, au grotesque et monstrueux récit des rêves. Chacun s’était retiré en soi-même, clos sur le mystère de la personnalité, avec sa réserve de contradictions, d’incohérences et d’aberrations que l’individu propriétaire de ce théâtre de marionnettes est impuissant à discipliner ou maîtriser.

    Souvent, le dormeur s’éveille la bouche âcre, la cervelle empêtrée dans les rets d’images ou de scènes délirantes, qui révèlent tant de choses désagréables que l’on préfèrerait toujours ignorer. Hélas, il est trop tard. Symboliquement, la chose est dite et le dire de ce symbole est cruel, car il blesse l’orgueil de l’ego. Nous n’aimons pas visiter les abysses, où nous ne connaissons plus notre visage, cette face qui s’apparente à la nôtre, mais qui grimace et nous horrifie. Pour autant, la nuit suivante, l’infernal spectacle va se réitérer, pour notre  plus grande honte… Deux choses nous épargnent souvent la honte : l’oubli, car nos rêves s’évaporent sous la double lumière du jour et de la conscience ; la paresse nous souffle de ne pas décrypter les horreurs ni les étrangetés de nos aventures oniriques. De nouveau, nous pouvons fixer ce visage, le nôtre, dans le miroir. 

    Les paupières battirent, telles des voiles sous le vent de la naissante lumière. Les yeux s’interrogèrent. Qu’était cette intruse, outrageusement matinale, qui s’immisçait dans le faux dialogue que chacun mène avec soi-même, ce rabâchage des obsessions et des phobies, qui tourbillonnent dans la tête comme une nuée de guêpes ? Quoi, déjà le jour se levait ! Les bouches s’ouvrirent sur d’énormes bâillements bruyants, les bras engourdis ou parcourus de fourmillements (la dormeuse ou le dormeur, s’étant couché sur le côté, avait écrasé le membre)  les bras donc s’étirèrent si fort que des coudes ou les poignets craquèrent,  des poings heurtèrent les parois de tissu, à la surface desquelles se formèrent des cloques, aussitôt résorbées. Puis, d’une tente à l’autre, des appels circulèrent  et des cris fusèrent :

    « Petrov, as-tu bien dormi ?

    - Merveilleusement bien, comme l’ours sibérien l’hiver !

    - Elena, comme tu as l’air fraîche, au sortir du sac de couchage !

    - Tu plaisantes, Teresa ! Tiens, allons nous rafraîchir au ruisseau, pendant que les hommes préparent le petit déjeuner ! Libération des femmes oblige !  »

   Les dames du groupe, serviette de toilette  sur l’épaule, allèrent ensemble au torrent. La toilette serait glaciale, mais cela ne les rebutait pas. Il fallait dissiper les miasmes oniriques. 

    Sur chaque chose, la nuit avait déposé la scintillante magie de la rosée. Les rocs et les cailloux perdirent de leur rigidité. Même les plus tranchantes arêtes avaient acquis une irréelle fluidité. Du plateau, de ses ondulations évoquant des vagues marines, la brume s’éleva, mouvante et blême, mais traversée de lances dorées qu’Ardhor jetait à pleines brassées. Puis, les lumineuses pointes se brisèrent contre la muraille de mousseline formée par la brume. Cet éclatement sema des bouquets de louis d’or, qui constellèrent la vaporeuse tenture, puis, se multipliant sous les coups répétés de l’astre diurne, déchirèrent la brume de partout, la firent tomber en lambeaux qui s’étalèrent dans la poussière. L’aube avait joué ses dernières cartes. Le jour s’imposa, dans toute sa glorieuse plénitude. Ardhor avait gagné.

    Après le repas de fromage de chèvre sec et jambon fumé sur tranches de pain complet, de céréales trempées dans du lait condensé sucré, de fruits secs et pâtes de fruits, le tout arrosé de thé ou café selon les goûts de chacune et chacun, nous pliâmes les tentes, chargeâmes les sacs à dos et partîmes en direction du Torreon de las Tormentas.

    Aussi souvent que cela fut possible, nous avancions groupés, mais parfois le terrain nous obligeait  à marcher à la queue leu leu, lorsque la pente s’accentuait et que le sentier s’étrécissait. Plus nous approchions du « Torreon », et plus il nous paraissait lugubre. Sa couleur presque noire, veinée par endroits de zébrures ocre, la colossale largeur de sa base, la verticalité de ses parois, la vertigineuse perspective de son faîte, son omniprésence quasi dictatoriale dans le paysage minéral, tout contribuait à nous donner l’impression que nous progressions vers une redoutable forteresse, qu’il vaudrait mieux ne pas assaillir.

    A mesure que nous approchions du but, les détails se précisèrent : les crevasses ressemblaient à des meurtrières, les découpures du sommet suggéraient l’existence de créneaux, tel rocher de forme arrondie faisant saillie n’était pas sans évoquer une échauguette, enfin la Nature avait conçue là une fantastique architecture. Le vent s’était rué contre les roches, telles des volées de béliers ; la glace et le gel avaient mordu la pierre, l’avaient torturée. Les outils des intempéries avaient creusé, tailladé, foré, sillonné, mais aussi façonné les minéraux, et bâtit l’hallucinante construction auprès de laquelle nous n’étions pas moins négligeables que des lilliputiens.

    La question restait de savoir quels titans logeaient dans ce refuge, glacial et inhospitalier. Demeure digne des plus cauchemardesques visions. Nos rêves de la nuit passée nous parurent alors tristement dérisoires.

    Là-haut, tout le long du chemin de ronde, les vautours nous narguaient. Ils savaient leur citadelle imprenable : faiblesse de nos poings nus contre l’inflexible dureté ; eux, les défenseurs, se savaient insaisissables face à la piètre lourdeur de nos corps, jamais affranchis de la pesanteur. Nous n’étions ni alpinistes, ni rapaces de forte envergure.

    «  Attention ! Regardez ! Celui-là n’est pas un vautour ! C’est un aigle, et de la plus grande espèce ! »

    L’empereur du ciel nous survola, distant de quelques dizaines de mètres seulement. Nous vîmes son ventre brun, ses ailes à la formidable envergure, qui ondoyaient sans précipitation, comme insoucieuses du vent des hauteurs.

    Le Seigneur du lieu fut vite à la même hauteur que les vautours. Ce fut alors que nous observâmes l’étrange comportement des charognards : ils se tinrent immobiles, la tête baissée, comme des vassaux en présence du suzerain. L’aigle circula le long de la ligne formée par les vautours, tel le général inspectant ses troupes. Comme pour vérifier que les sentinelles lui étaient soumises, il lâcha sur elles des fientes, sans que les vautours manifestassent même le plus petit déplaisir. Nous étions stupéfaits.

    «  C’est très étonnant, commenta Paolo, je n’avais jamais vu des rapaces se comporter de cette manière. On dirait que l’aigle met les vautours à l’épreuve.

    - Attention, Paolo ! Les gens réalistes vont t’accuser d’avoir trop d’imagination, l’avertit Teresa. »

    Nous rîmes tous ensemble, mais la scène nous avait intrigués. L’aigle passa plusieurs fois au-dessus des vautours, en poussant des cris que nous ne pûmes interpréter. Que se passait-il ? Il n’y avait pas de zoologue parmi nous, ni d’ornithologue, mais le vol de l’aigle au-dessus des vautours immobiles ne nous sembla pas être une chose naturelle. Or, si nous disons d’une chose qu’elle n’est pas naturelle, comment pourrons-nous la qualifier ? Le contraire se présente à l’esprit, non pas comme un choix, mais comme une inévitable évidence, une nécessité : surnaturelle ou même extraordinaire.

    Brusquement, l’aigle s’éleva beaucoup plus haut, tout droit vers le soleil, si haut que nous eûmes l’illusion qu’il l’atteignait. Au même moment, les vautours claquèrent des ailes et du bec, sans quitter le chemin de ronde, comme s’ils applaudissaient l’audace de leur chef. L’aigle s’approcha tant du soleil qu’il ne fut plus pour nous qu’une mouche à peine perceptible. La respectueuse agitation des vautours atteignit le comble du vacarme. Le vent nous apportait la discordance, que produisaient les rapaces, comme l’orchestre l’harmonie. On eût vraiment dit que ce manège était concerté. Or, indubitablement, les oiseaux nous avaient vus. Comment ne pas imaginer que cette suite de mouvements n’était pas destinée à prouver la supériorité des oiseaux de proie, au moins dans ce domaine minéral, céleste et venteux ?

    « On dirait qu’ils  essayent de nous effrayer, comme s’ils voulaient que nous décampions, susurra Petrov.

    - Oui, cela me met mal à l’aise, avoua Elena. De toute façon, nous n’avons pas emporté de piolets ni de cordes, et aucun d’entre nous n’a l’expérience de l’alpinisme.

    - Les hauteurs intellectuelles, voilà où nous désirons exceller, mais nous ne sommes pas tous des aigles, ai-je commenté. »

    Deux ou trois ont ri de ma remarque, mais sans gaieté. Nous voudrions tous être des aigles, mais rares sont les élus. L’empire du ciel n’est pas ouvert à tous. Voler librement jusqu'au soleil, sans brûler ses ailes, voilà qui n’est pas à la portée de tant d’hommes qui, pour l’envergure, plus qu’à l’aigle s’apparentent au moineau…

    Je tenais à rapporter le plus possible de documents de la randonnée ; aussi pris-je de nombreuses photos de l’endroit et filmai la démonstration des rapaces. Le soir, nous avons campé au pied du Torreon. A cette hauteur, les arbres étaient plus clairsemés. Cela ne nous empêcha pas d’assembler la nécessaire provision de bois. Le règne de la sauvagerie, superbe mais redoutable, n’était pas une abstraction. Il était magistralement présent. Le foyer nous fut, plus encore que la soirée précédente, l’indispensable lieu d’union et de communion. Notre musique et nos chants servirent de contrepoint aux sifflements, beuglements et mugissements du vent. Tout là-haut, les rapaces dormaient. Seul Ardhor les réveillerait. Lorsque la fatigue étreignit les nuques dans sa poigne de fer, l’endormissement fut rapide, mais les rêves furent peuplés de rapaces de toutes espèces, qui dans l’azur de la nuit planaient, fusaient, dessinaient des orbes, claquaient des ailes et du bec, en un ballet diabolique, où la raison perdit ses droits, où le sens de la mesure se dissipa sous les coups d’Ardhor, comme la brume matinale.

    Le dimanche, nous sommes descendus vers la vallée. Santa Soledad nous attendait, même si c’était pour nous mettre à l’index, ou même nous bouter hors de ses murs.                 

30/11/2021

25 Inquisétudes des artistes

 

25 Inquiétudes des artistes

   

    « Hier soir, Elena Mirasol, Petrov Moskoravin et moi-même sommes allés en visite chez les Casagrande.  Il y eut grande animation chez Teresa et Paolo. Il est vrai que la maison de ce couple sert souvent de cadre à des discussions passionnées, au cours desquelles s’opposent les arguments les plus divers        .

    D’habitude, nous discutons des orientations très divergentes que prennent les « écoles de pensée », expression qui ne me plaît guère, car je ne suis pas favorable à l’enseignement de la pensée. Tout au plus peut-on fournir des méthodes permettant de développer sa pensée, de la mieux  formuler, mais franchir cette limite revient à s’exposer aux risques du dogmatisme et du totalitarisme. Même sur la question de la méthode, je suis prudent, car « la méthode » est le  produit d’une conscience, c’est-à-dire d’une subjectivité. Donc, rien ne me garantit qu’elle sera véritablement neutre. 

    Elena portait une robe de taffetas rouge à volants noirs, au col de dentelle blanche. Elle était ravissante. Je n’ai pu m’empêcher de le lui dire, d’abord en la regardant, puis en exprimant l’admiration à haute voix. Elle a ri puis rougi. Son rire était gai, mais j’eus l’impression qu’il masquait un sentiment plus profond que la simple gaieté.  Comme beaucoup de femmes, elle est encore plus belle lorsque de sa gorge coule la cascade musicale de la joie. Comme l’eau de lavande le corps, la joie parfume le visage. Elle enveloppe la beauté d’un halo de radieuse lumière. Elle peut même transfigurer la plus commune des faces, ennoblir des traits apparemment vulgaires. C’est une source  jaillie du plus profond de l’être, qui baigne, épure et purifie la physionomie, en balaye les scories de la fatigue, les poussières de l’usure et cautérise les plaies qu’a creusées l’épuisement. Si nous débondions plus souvent le rire, sa franche, sonore et vigoureuse vitalité nous guérirait de bien des angoisses.  

    Jusqu’à présent, je n’ai jamais entendu Petrov complimenter Elena Mirasol à propos de sa toilette. Peut-être le fait-il à d’autres moments, seul avec elle, car je sais qu’ils se voient en dehors de nos réunions chez les Casagrande, pour affiner les partitions et répéter ensemble. Il est pianiste, aussi va-t-elle chez lui pour des séances, dont j’espère qu’elles ne sont que musicales, mais après tout, en quoi cela me regarde-t-il ? Je ne puis clamer aucun droit sur l’intimité d’Elena. Hormis le goût partagé pour les  livres, la musique et les arts en général, rien ne nous lie. Par ailleurs, je n’ai pas non plus surpris le moindre geste qui suggérerait une relation amoureuse entre eux, mais certaines personnes sont très habiles à cacher cela.

    Une fois de plus je m’écarte du thème principal de ce texte, mais connaissons-nous jamais la limite entre l’essentiel et le secondaire ? La limite ne serait-elle pas plutôt mobile et floue ? Digresser n’est pas nécessairement synonyme de s’enliser. Enfin,  voilà que de nouveau  je parlais de celle qui me trouble, mais que je continue de traiter comme une amie, parce que je suis persuadé que mon séjour à Santa Soledad sera bref. J’aurais mauvaise conscience à m’engager dans une relation qui serait sans espoir ni lendemain, auprès d’une femme que j’estime et respecte véritablement.

    Or, depuis hier soir, la durée de mon séjour à Santa Soledad ne me paraît plus aussi strictement limitée que je le pensais. Peut-être devrais-je y rester plus longtemps que prévu, afin de collationner davantage d’informations pour élaborer le roman. Pour la première fois de ma vie, je ne suis pas certain de savoir ce que je veux écrire, ni comment je vais l’écrire. Au début, je n’envisageais pas autre chose qu’un roman à caractère historique, puis la dimension sociale a grandi, avec, à arrière-plan, des connotations évocatrices du roman policier, ce qui n’exclut pas d’autres développements, tels que la romance ou le récit fantastique.

    Si je mêle toutes les variétés de romans, je suis sûr de fâcher mon éditeur, qui n’aime pas du tout les cokctails littéraires. Je l’entends pester ! Il a si bien organisé les collections et chaque manuscrit doit pouvoir se glisser dans un tiroir clairement étiqueté, sans perturber l’ordre alphabétique, chronologique et thématique de l’entreprise éditoriale. Alors, imaginez un peu, lui présenter un fourre-tout littéraire ! Une injure faite au bon sens, volonté de sabotage du commerce littéraire…  

    Hier soir, il fut question de la rumeur selon laquelle des gens haut placés envisageraient la création d’un Comité de Salut Public, dont la tâche consisterait à réfléchir aux moyens qui permettraient de résoudre le sempiternel conflit entre l’Art et le Labeur. Peut-être ne s’agit-il que de l’un de ces murmures colportés de ruelles en places,  sans fondements ni substance, l’une de ces sottises auxquelles peu de gens croient au début, mais qui finissent par sembler raisonnables, parce que la crédulité devient contagieuse.

    Voici, autant qu’il m’en souvienne, comment s’opposèrent les opinions :

    « Ça me paraît si abracadabrant, s’exclama Teresa. Les citoyens normaux ne nous aiment pas beaucoup, mais ce sont des gens paisibles. L’idée même d’un Comité de Salut Public est outrancière. Nous ne sommes pas en guerre, ni en pleine révolution.

    - Nous les gênons, objecta Petrov, même avec la meilleure volonté possible, nous ne sommes pas à la hauteur de l’attente économique. Leur faire perdre

du temps et donc de l’argent, voilà ce qui pour eux est plus douloureux que tout.

     - Nous sommes tous d’accord là-dessus, est intervenu Paolo, mais la question est de savoir quel remède employer pour soigner le malade. Même une décision thérapeutique peut se discuter. Tel médecin préconisera l’homéopathie, tel autre la chirurgie, et, entre la douceur et la rigueur extrêmes, dix autres nuances s’exprimeront. Evidemment, la formation d’un Comité de Salut Public me paraît improbable, mais je ne puis personnellement l’exclure. Il y aura toujours des partisans de la manière forte.

    - Que pourrait faire ce comité,             ai-je demandé, si toutefois il se constituait ? Il ne disposerait d’aucun pouvoir. D’où tirerait-il sa légitimité démocratique ?

    - Oh, pour cela, les chefs auront de l’imagination, affirma Petrov. Ils sauront détourner de leur sens les textes les plus clairs, interpréter la législation de la façon qui leur est utile, puis ils manipuleront l’opinion pour lui faire accepter des aberrations. »

    Il y eut un moment de silence. Tous les présents étaient à la fois gênés et, selon leur tempérament,   sereins, quelque peu inquiets ou très angoissés. Le Comité de Salut Public n’existait pas encore, mais il n’en jetait pas moins déjà l’ombre de l’inquisition patronale sur notre amicale réunion. Jusque là silencieuse, Elena s’est exprimée : 

    « Je pense que tu exagères un peu, Petrov, car vois-tu j’ai une certaine confiance dans l’esprit de modération d’Augusto Valle y Monte. De plus, Dolores, sa femme, seconde Angel Pesar de la Cuz dans beaucoup de ses tâches caritatives. L’archevêque fustige le vice, depuis la chaire le dimanche matin, mais son premier souci est de préserver l’unité de la communauté, malgré les dissensions. Il s’opposerait à la création du comité. Comme il est très écouté, son avis ferait autorité.

    - Elena, je voudrais croire que tu as raison, a concédé Petrov, mais je reste méfiant. J’ai vu, ailleurs, se produire tant d’horreurs qui paraissaient inconcevables, et qui dépassaient même parfois les plus pessimistes prévisions.

    - Tu as raison, Petrov, l’a soutenu Paolo, ne nous fions pas aux apparences de bonhomie du Maire ni aux boniments  de l’archevêque. Malgré les grands airs d’humanité qu’ils se donnent, ces deux-là sont du côté des possédants, qui seraient si contents d’être débarrassés de nous.

    - Paolo, l’a interpellé Teresa, pourquoi doutes-tu de la sincérité du Maire et de l’archevêque ? D’accord, ils fréquentent Hector Escudo, William Quickbuck et consorts, mais quel intérêt auraient-ils personnellement à provoquer une cassure à l’intérieur de Santa Soledad ? Leur prestige et leur autorité s’en trouveraient diminués, or le prestige et l’autorité dont ils jouissent ne sont-ils pas pour eux les choses les plus essentielles ?

    - C’est vrai, admit Petrov, mais nous sommes à la fois pauvres et minoritaires. Nous vivons à une époque obsédée par les chiffres. Si nous étions richissimes, nous compterions, notre existence et nos opinions seraient hautement prisées, mais nous ne sommes que de pauvres hères. Envisageons le pire : Santa Soledad peut se passer de nous. Elle vivrait fort bien sans nous, et en égard à leurs critères, mieux qu’à présent. Nettoyée de ses artistes, la ville assumerait jusqu’au bout sa vocation affairiste.

    - Ce que tu dis me fait frémir, s’est plainte Elena. Je veux encore croire que tu noircis le tableau, mais tu es si convaincant que je commence à douter de l’avenir.

    - Il y aurait une solution, mes amis.

    - Laquelle, Mathew ?

    - Vous quittez définitivement la région. Vous vous exilez le plus loin possible. Je pourrais vous aider à obtenir des visas.

    - J’aurais du mal à m’y résoudre, avoua Paolo. J’ai de l’amitié pour des gens simples, comme Pedro et Maria Hazacan, Lucas et Josefina Obrero. Ils occupent des postes subalternes, comme nous, sans autre ambition que de vivre le mieux possible ou le moins mal possible dans le cadre existant, mais, indéniablement, ils ont des qualités humaines.  A l’usine, les Obrero sont toujours prêts à aider tout le monde. Quant à Pedro Hazacan, tout éboueur qu’il est, malgré le perpétuel dénigrement pratiqué contre nous, il me garde son estime.

    - Et Maria Hazacan me manifeste souvent de la sympathie, quand Amanda Cazaladrones, Mme La Commissaire, me tracasse de la façon la plus véhémente, a rappelé notre violoniste. Ces gestes et ces paroles ont de la valeur, ne croyez-vous pas ?     

    - Malgré tout, gardons l’idée de Mathew en mémoire, a recommandé  Petrov. Sait-on jamais ? Peut-être un jour nous tirera-t-il d’un mauvais pas. »   

 

11/11/2021

24 In terrogations d'Elena

24 Interrogations d’Elena

 

   « Mark Mywords est devenu l’un des habitués de nos réunions, ou, plutôt que ce premier nom, je devrais employer « Mathew Dawnside » puisque notre invité d’honneur persiste à rester incognito parmi nous, même si, m’a-t-il avoué, les officiels de Santa Soledad connaissent son pseudonyme et la célébrité qui s’y attache.

    « L’auteur lui-même est une fiction, m’a-t-il expliqué. J’ai créé le personnage de Mark Mywords, écrivain, j’ai imaginé sa vie, puis par degrés successifs, je suis devenu l’être enfanté par ma cervelle. Peu à peu, l’homme réel est absorbé par le personnage de l’écrivain. C’est une forme de vampirisme existentiel et intellectuel. Le citoyen quitte progressivement l’identité que lui connaissait la société. L’homme réel ajuste progressivement la défroque du romancier à sa misérable peau d’Homo Sapiens. L’auteur littéraire finit par dévorer l’homme. Oui, c’est encore pire que du vampirisme : c’est de l’anthropophagie. »

    Les réflexions de notre ami m’ont beaucoup surprise. Avant de l’avoir rencontré, les choses me paraissaient simples. L’auteur s’asseyait à sa table de travail, il imaginait des histoires, les écrivait, mais tout cela restait en dehors de lui, ne le concernait pas directement, ne le touchait pas. Jamais aucun de nos auteurs locaux ne m’avait présenté le rapport complexe de l’homme à l’écrivain sous ce jour angoissant. Je saisis maintenant que vivre par et pour l’écriture est synonyme de marcher en équilibre sur un fil, à d’effroyables hauteurs. La magistrale lucidité s’apparente à la plus incurable des folies.

    Je ne suis pas sûre que les membres du groupe soient totalement dupes de ce double jeu… sur le je. En effet, pour Mark Mywords, se présenter sous sa véritable identité n’est plus le signe de l’authenticité, mais, par inversion des rôles et des valeurs, le pseudonyme et le personnage fictif de l’auteur sont devenus si prépondérants qu’il éprouve du mal à rejouer le rôle de Mathew Dawnside. Je sais que tout cela peut sembler paradoxal, aussi dois-je illustrer ma thèse de quelques exemples.

    Lorsque Mathew Dawnside s’exprime à propos de la littérature, il ne peut s’empêcher d’en parler en praticien. L’expérience qu’il a de cet art ne peut être mise d’un coup sous le boisseau. Inévitablement, il la conte, même s’il attribue ses propres pensées à d’autres écrivains. Sur la fiction de  Mark Mywords, nommément absent, il plaque celle de Mathew Dawnside qui joue le rôle de medium. Le second suit des yeux le premier, qui marche tout là-haut, suspend le sort de sa vie au pouvoir du balancier, puis nous relate l’exploit. Je ne serais pas outre mesure étonnée qu’un jour Mathew Dawnside nous parle de Mark Mywords comme d’un autre homme, qu’il n’a jamais rencontré, mais dont il a lu les livres, qu’il admire ou même qu’il déteste, soit par désir de provocation, soit parce que l’homme qu’il fut s’est vraiment mis à détester celui qu’il est devenu. Dans le deuxième cas, que chercherait-il à susciter ? Attiser le débat, je suppose.

    A l’Université, mes rapports avec Amanda Cazaladrones ne s’améliorent pas. Qui en porte la responsabilité ? Je suppose qu’elle est partagée, comme dans beaucoup de conflits, même si j’aimerais croire que la chef de service est seule coupable. Cela serait si commode, car je me trouverais libérée de tout sentiment de culpabilité. Mark pense que je ne dois pas me reprocher à moi-même ma vocation artistique.

    « Tenter de résister à cela, Elena, c’est aussi dérisoire que de s’opposer à la marée montante. Bien sûr que la vie quotidienne est, pour nous plus encore que pour d’autres, une lutte de chaque instant. Comme les travailleurs ordinaires, nous avons à réaliser la tâche que l’ordre social exige de tous, tâche d’une utilité réelle ou supposée, mais cette nécessité ne provient que de l’extérieur, alors que l’essentiel de notre attention se consacre aux voix venues de l’intérieur. Même les plus interminables des guerres internationales ou civiles trouvent une fin, mais le conflit entre l’homme (ou la femme) et l’artiste qui cohabitent dans un même corps, ce conflit ne cesse qu’à la mort de celle ou celui qui servait de champ de bataille. »

    C’est cela qui est véritablement extraordinaire, lorsque j’écoute Mark Mywords : j’ai l’impression qu’il formule à voix haute mes pensées, que je tenais cachées ou que j’eusse été fort en peine d’exprimer avec autant de précision et de clarté. C’est étrange, à la fois exaltant et presque inquiétant, comme si « mon » Viking lisait le texte inaudible qui se déroule dans ma tête. Il ne s’agit plus de vampirisme mais d’extrême empathie, de partage si profond des préoccupations que je me sens investie avant d’être possédée…

    Ai-je ou non du désir pour Mark Mywords ou pour Mathew Dawnside ? C’est si troublant de voir un homme, de parler avec lui, tout en sachant et se répétant qu’il ne vous montre jamais qu’une seule face à la fois. Suis-je bien sûre d’être en présence de deux hommes seulement, ou ce géant ne me réserve-t-il pas encore des surprises ? Je ne le soupçonne pourtant pas de duplicité, mais je pressens que l’homme est si complexe qu’il ne peut livrer en une fois qu’une infime part de sa personnalité.

    Par moments, je crois percevoir dans ses yeux, lorsque son regard m’effleure, plus que la commune amitié. Jusqu’à présent, Mark (ou Mathew) ne m’a pas dit un mot exprimant autre chose que de la camaraderie. Je le crois fort pudique, malgré son métier dans lequel l’exhibitionnisme joue presque toujours un rôle. Si nous devenions amants, lui comme moi nous savons que l’aventure serait fulgurante, c’est-à-dire sans avenir. Mark est libre, si magnifiquement libre qu’aucune femme ne peut durablement s’installer dans sa vie. Cela me désespère, mais je sais que je suis ancrée ici, à Santa Soledad, parmi mes compagnons de misère artistique. Comment me sentirais-je le droit de les abandonner, même si un homme tel que Mywords me proposait de partir avec lui ?

    Tout cela n’est que creuses hypothèses. Le célèbre écrivain ne s’embarrasserait pas d’une violoniste inconnue, sans le sou, même si la relation devait, pour quelque temps, satisfaire ses sens. Cela compliquerait sa vie, entraverait sa liberté, choses dont il ne veut certainement pas.

    Je ne sais pas pourquoi je brasse de telles idées, qui ne modifieront pas un iota dans l’existence que je mène. Au fond, je suis demeurée petite fille. Je crois encore aux rêves, au miracle qui transforme la grisaille en belle lumière, la platitude en sublime élévation, la routine en destin doté d’une force unique, inimitable. Il ne faudrait pas moins que ce Viking pour m’extirper de mon marasme, mais je ne me sens pas digne de lui.

    Santa Soledad est un mélange de petite et grande ville. Par-là j’entends que le lieu ne mérite plus l’appellation « village », car le calme et la tranquillité en sont exilés. Avec ses nombreuses places et voies, ses commerces et ses industries, son trafic et sa foule pressante et pressée, Santa Soledad présente toutes les apparences de la grande ville. L’étranger peut la traverser, ou même y séjourner, sans voir ce que cache le décor. A dessein, je choisis le mot « décor », car il m’arrive parfois de me demander si ce que nous vivons est réel ou imaginaire. Il y a tant de fausseté dans nos rapports…

    Quiconque vit durablement à Santa Soledad se rend vite compte que l’on se heurte partout et toujours aux mêmes gens. Ils sont tristement inévitables. Je pense plus particulièrement aux deux hommes les plus riches de l’endroit, William Quickbuck  et Hector Escudo. Ils ne se contentent pas d’exercer le pouvoir que leur confère officiellement la position sociale qu’ils occupent. Non, ils s’en servent pour tout influencer, contrôler en sous-main les affaires de la cité, placer ici leurs hommes de paille, manipuler tel ou tel conseiller municipal, financer des groupes de pression à leur solde. Associations caritatives ou sportives, parti politique ou syndicat, tout entre leurs mains se transforme en instruments de pouvoir, lequel à son tour sert à gonfler leur fortune pourtant déjà disproportionnée, en égard à leurs besoins et comparée à la misère dans laquelle vivent tant d’hommes.

    Oh, bien sûr, ils se fabriquent une bonne conscience en donnant des sommes d’argent à des mouvements humanitaires, mais ils n’en continuent pas moins de prospérer de manière éhontée sur la misère d’autrui, comme les puces sur le chien ou le chat.

    Pire que tout, à mon sens, est la fabrication et le commerce d’armes. Quand l’homme s’émancipera-t-il de sa cruelle sauvagerie, qui le pousse à brandir le gourdin avant d’essayer de comprendre ou de parlementer ?

    Jane, la femme de William Quicbuck me glace, lorsque parfois je la croise dans les couloirs de l’Université, laquelle mérite si peu ce titre, puisque les Arts et la Littérature y sont proscrits. Jane Quickbuck me regarde de si haut, elle se donne des airs de supériorité tels que je me sens, face à elle, moins remarquable que le grain de poussière collé au talon de son escarpin. La grande dame est si sûre de me dominer à tous de points de vue !

    A l’Université, qui devrait s’appeler « Partialité », Jane enseigne la comptabilité, forme les futurs experts, qui sauront traquer les fraudeurs de tous accabits. Bien que, physiquement, elle ne ressemble pas au Commissaire, je ne serais qu’à demi surprise d’apprendre que Jane Quickbuck et Luciano Cazaladrones sont frère et sœur. Tous deux ont le même regard qui fouille, scrute, interroge, questionne, jamais en repos, plus qu’un regard, sorte d’immatériel bistouri, d’invisible foret, qui vous blesse sans qu’ils aient à prononcer un mot.

     J’ai communiqué mes impressions à ce sujet à Mark Mywords. Il connaît un peu le Commissaire, qui l’a convoqué pour le mettre en garde contre nous, les artistes, les « farfelus ». Mark n’est pas aussi impressionnable que moi, mais il a trouvé le policier plutôt antipathique. Mon ami n’a jamais rencontré Jane Quickbuck, et la rencontre est fort improbable, mais il a compati avec moi.   

    « Imagine un Luciano Cazaladrones au féminin, une assez belle femme d’ailleurs, mais avec ce même regard qui vous capture, vous ceinture, vous ligote… Je suis certaine qu’Amanda Cazaladrones dit pire que pendre de ma méprisable personne à Jane Quickbuck. Voilà un autre inquisiteur en jupons : l’épouse du Commissaire. Elle est l’incarnation de l’intolérance. »

    Même l’aspect physique de William Quickbuck me répugne : ce gros lard, ce poussah faussement jovial, qui affecte la bonhomie pour mieux vous embobiner… Chez Augusto Valle y Monte, la graisse préserve la tenue minimale, qui confère à sa personne la dignité en accord avec la fonction de Maire, tandis que la masse de William Quickbuck plisse tant que la graisse suinte et déborde  de partout. Il est monstrueux. Son corps est à l’image de sa fortune.

    Chose que je n’avouerais pas à Mark, c’est que, à l’hôpital, j’ai parfois été examinée par Eleonora Mascara, la femme du Président de l’Université, mon patron… Elle est gynécologue et chef de clinique. Je ne puis me plaindre d’elle en tant que médecin, mais cela me gêne lorsqu’elle est de service, car alors j’ai l’impression, erronée bien sûr, que c’est Guiseppe Mascara qui regarde entre mes cuisses. Le contact du métal froid dans le vagin n’est pas plaisant du tout, même si la doctoresse pratique l’examen avec douceur.

    Le lendemain, je ne peux m’empêcher de rougir en présence de Guiseppe Mascara. S’il m’en fait la remarque, je rougis encore plus, alors il n’insiste pas. Pourtant, je ne pense pas que sa femme lui dise qui elle reçoit en consultation. C’est irrationnel, une phobie en somme.

    Parfois, en même temps que moi, il y a des femmes de notables qui attendent leur tour. Dolores Augusto Valle y Monte se montre la plus aimable et courtoise de toutes. Peut-être est-ce par calcul, pour aider son mari à conserver sa place de Maire. Peut-être est-ce aussi sa nature, plus ouverte et plus sociable que celle de Jane Quickbuck. Au supermarché, c’est Jane qui surveille les comptes. Son mari n’a rien à craindre des fraudeurs.

    Pilar Escudo, Carla Curatodo, Aurora Carabiniero  consultent aussi dans le même service. Je suis plus à l’aise quand je m’y trouve avec Joesfina Obrero et Maria Hazacan, bien qu’elles ne s’intéressent pas plus que les autres à la musique ou la littérature. Au moins, l’ouvrière et la femme de ménage ne me considérent pas de toute leur hauteur sociale. Parmi les premières, la très jeune femme du directeur de l’hôpital est la plus abordable, la plus avenante.

    Souvent, l’attente est longue. Nous sommes nombreuses. Les classes sociales se mêlent peu. Les « vraies dames » se regroupent, tandis que les femmes du peuple leur font face. D’un bord à l’autre, les échanges se bornent aux politesses d’usage.

    Les magazines féminins,  qui s’empilent sur les tables basses, radotent à propos de l’embonpoint et de la minceur, de la grossesse et de la ménopause, de la gymnastique et de l’ostéoporose, de l’épiderme bien ferme et des rides.

    Les revues nous présentent la mode de la saison dernière, les robes de l’an passé, ruminent les scandales d’hier et de toujours, mais au fond, il n’y a jamais rein de nouveau dans tout cela, quoi qu’en dise la publicité, par nature mensongère.  

    Comme dans le reste de l’hôptial, il fait trop chaud. Les robes collent à la peau, sur les sièges de moleskine. Si possible, je me tiens debout près d’une fenêtre, le dos tourné à la salle. Le plus infime souffle de fraîcheur, qui s’engouffre sous le tissu vague et le gonfle, est un plaisir qu’il ne faut pas rater. Les autres femmes interprètent sûrement mon attitude comme de l’asociabilité, mais je m’en moque. Lorsqu’une infirmière m’appelle pour entrer dans le cabinet médical, même si l’exploration de mes profondeurs n’est pas un plaisir, du moins cela m’épargne la compagnie de personnes avec lesquelles je me sens si peu de choses en commun. La plupart ne parlent que de leurs enfants. Ce sont les œuvres de leurs vies.

    Naturellement, avec le vaillant Mark Mywords, le sujet de la gynécologie demeure tabou. Pudeur oblige… 

    A quoi ressemblerait un enfant d’Elena Mirasol et de Mark Mywords ? »